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À la Beauté

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Vers et Prosetome 12, décembre 1907, janvier-février 1908 (p. 98-102).

À LA BEAUTÉ


À Mme la Comtesse Marie Krasicka.


Toi qui n’ouvres les bras qu’au désir des rebelles
Et qui, malgré les ans, frémis d’avoir nourri
Du lait riche en ferment de tes sombres mamelles
Eschyle, Michel Ange et Dante Alighieri,

Au fils d’un siècle ingrat ne voile pas ta face
Ni du temple éternel ne lui défends l’accès ;
Il ne ressemble pas au quémandeur qui passe
Soupesant dans ses doigts l’obole du succès.

Quand ton chant fait se fondre en un même délire
L’ivresse de la vie et l’amour du tombeau
En moi je sens monter la tendresse qu’inspire
La solitude à l’aigle ou la nuit au corbeau.

Dans la coupe de grès qu’à mes lèvres tu portes
L’hysope à la ciguë a prêté sa saveur ;
Ton heure d’abandon a la beauté des mortes
Et de l’arrière-été la sauvage langueur.

Lorsque d’un cœur lassé des regrets périssables
Nul glas ne trouble plus le silence d’airain,

Tu viens, pareille aux vents qui déplacent les sables,
Découvrir le tombeau mouvant du pèlerin.

Dans la nuit du destin ta nostalgie étrange
Du souvenir sans cesse attise les flambeaux
Et l’antique infortune, à ton appel, échange
Contre un manteau de fête un linceul en lambeaux.

Trop souvent dans le cours d’une vie incertaine
J’ai goûté d’un amour qui n’était pas le tien ;
Mais le sein de granit de la tendresse humaine
N’a jamais su meurtrir un front olympien.

Qu’importe que l’horreur m’épie encor dans l’ombre.
Depuis longtemps déjà le pire est arrivé.
Je ne me souviens plus ni du nom, ni du nombre
De ceux qui m’ont jadis d’amertume abreuvé.

Sur mon visage en vain tu chercherais la trace
Des tempêtes qui l’ont autrefois ravagé ;
Leur sombre souvenir flotte devant ma face
Comme au front de la lune un souci passager.

— Toi dont l’ivresse enseigne aux âmes préparées
Que la seule apparence est réelle ici-bas,
Fais-moi noyer au sang de tes vignes sacrées
Et la peur de la vie et l’horreur du trépas.



Que la nuit est profonde au cœur du solitaire !
Tout espoir à jamais semble en être banni.
Nul ami n’en voudrait pénétrer le mystère ;
Le hibou souvenir craint d’y faire son nid.


Pour guérir de son mal ce fils d’un siècle inique
L’esclave la plus belle ajouterait en vain
Du baume de Judée au népenthès attique.
Le héros délaissé meurt de son mal divin.

De l’offense en son cœur la trace est éternelle
Comme le souvenir du meurtre dans l’acier ;
S’il fuit vers les sommets, le goût des pleurs se mêle
Dans le creux de ses mains, au sanglot du glacier.

Le flot impatient arrêté par les vannes
Connaît seul le secret des désirs réprimés.
— C’est une immensité fermée aux caravanes ;
La lune du désert ne s’y lève jamais.

Les pleurs ont dans le vif des tombes anciennes
D’une auguste douleur gravé les attributs ;
Mais le sens est perdu de ces plaintes humaines
Et leur légende est close aux enfants des tribus.

Une immuable horreur régit cette nature
Également hostile aux hivers, aux étés ;
L’hyène y chercherait vainement sa pâture
Car il n’est plus de deuil pour ces cœurs dévastés.

De l’océan ils ont la brûlante amertume
Et leur ardeur ressemble à ce galop marin
Qui d’une bouche aride et sifflante d’écume
Ronge éternellement le granit de son frein.

Là, nul ne se hasarde aux sombres promontoires ;
Les grands vents ont soufflé sur la clarté des tours

Et l’attente elle-même à ces profondeurs noires
N’ose plus rappeler la date des retours.

Quelquefois seulement un rire de sirène
Ramène lentement à la face des eaux
Les lambeaux repoussants de quelque épave humaine
Que le pulpe indolent abandonne aux oiseaux.

Et telle est la terreur qui règne en ces parages
Du désenchantement et de l’inimitié
Qu’au seul aspect des cieux, des eaux et des rivages
Le dégoût s’y soulève au cœur de la pitié.



Que cependant ta lyre aux sept cordes sacrées
Déroule l’arc-en-ciel de ses sons dans les airs ;
Déjà l’aube s’entr’ouvre aux mers énamourées
Et la vie affamée envahit les déserts.

Douce aiguade de joie et source de souffrance !
Ton amour n’est-il pas, aux cœurs rongés d’ennui,
Ce qu’à la solitude est la ressouvenance,
Au visage éploré la fraîcheur de la nuit ?

L’inconstante sagesse attend le jeune sage
Et la foi vieillissante appelle un dieu nouveau ;
Le vrai change de nom, de forme et de visage ;
L’éternité d’hier habite le tombeau.

Car la vie est semblable à l’amante infidèle
Qui d’un souffle enivrant ayant humé le vin
S’enfuit, et ne s’arrête en sa course cruelle
Que pour cueillir un lys au tournant du chemin.


L’idole que nos mains hier ceignaient de roses,
Le dégoût aujourd’hui déjà la jette bas ;
Quel noir destin régit ces êtres et ces choses
Et qu’il eût mieux valu ne les connaître pas !

Toi seule tu n’es pas un songe de passage ;
Ton idéal vivant à l’antique est pareil,
Et telle tu dormais au creux du sarcophage,
Telle nous te voyons, debout dans le soleil !



Ta tendresse me moque et me trahit, peut-être ;
Mais qu’importe le vrai dans les choses d’amour ?
Mon cœur joyeux jamais ne l’a voulu connaître
Et saura l’ignorer jusques au dernier jour.

Que le laurier riant de ta fraîche couronne
S’incline en frémissant vers un plus jeune front ;
Le dieu vainqueur bénit l’oubli qui l’environne
Et de la renommée il redoute l’affront.

Son triomphe n’est pas de ceux que l’on acclame,
Mais si de son labeur l’abandon est le prix,
C’est qu’il n’est pas de baume à qui souffre d’une âme
Et que l’amour sied mal au masque du mépris.

Le funèbre aquilon peut s’abattre avant l’heure
Sur le Pinde désert et ses bois aux troncs creux :
L’arbre immortel se dresse auprès de ma demeure
Comme au pied du tombeau le cyprès ténébreux.


O.-W. MILOSZ