À la Boule plate/02

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Éditions de la Belgique artistique et littéraire (p. 33-64).
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CHAPITRE II


Qui était ce Charles Lévé de Gastynes, ce nouveau locataire, d’éducation soignée, de mine avenante, pas riche et pas besogneux non plus, tombé, par ce soir d’été, dans la maison Flagothier ? C’est ce dont Flagothier ne manqua pas de s’enquérir. Il fut longtemps à savoir quelque chose : d’abord, parce que, quand il questionnait Charles, celui-ci avait une façon de faire comprendre : « Ça ne vous regarde pas, » qui décourageait les curiosités les plus excitées.

Tout ce qu’il sut, Odon le tint d’un tailleur qui habillait, en même temps que Charles, un ancien camarade de celui-ci : le baron Charles Lévé de Gastynes appartenait à une famille, de petite noblesse, du Tournaisis : il s’était brouillé avec les siens à la suite d’histoires de femmes qui lui avaient valu un conseil judiciaire.

Sa dernière aventure, à Reims, avait été retentissante et tragique : une maîtresse — une écuyère du cirque Lacensery — qu’il adorait et pour laquelle il avait sacrifié le plus clair de ce qui lui restait d’argent, avait été surprise par lui dans les bras d’un acrobate de la troupe. Elle s’était tuée en piste, le soir même : accident disaient les uns, suicide disaient les autres.

Charles, atteint au plus profond de lui-même, traîna de longs jours une vie empoisonnée de honte, de révolte et de douleur. Puis il s’était tiré, une nuit d’hiver, sur un banc de promenade publique, un coup de revolver qui lui avait troué la poitrine. On l’avait transporté à l’hôpital, où il mit trois mois à se guérir.

Après une longue convalescence, il avait liquidé le passé, rassemblé les débris de son avoir et s’était décidé, comme il disait, à vivre à la fortune du pot, au petit bonheur, frissonnant parfois encore d’un brusque rappel des heures mauvaises, en attendant, sans impatience et sans détresse maintenant, une occasion de reprendre du goût à la vie, de se refaire un sort.

Le milieu médiocre et heureux de « La Bonne Source », la gaieté bonne enfant de Flagothier, l’humeur souriante de la douce, paisible et belle Mme Rollekechik lui étaient reposants. Il apaisait ses souvenirs dans cette atmosphère, y lénifiait son ancienne blessure.

Pendant les nuits de fièvre qui avaient suivi le coup de revolver, une chose obsédante lui était revenue sans cesse à la mémoire ; dès qu’il fermait les yeux, il revoyait un spectacle qui, à quatre ou cinq ans de là, l’avait frappé et ému. C’était, à la fin d’une journée de chasse, au pied d’un arbre, un chien qu’il avait par mégarde blessé le matin : la bête agonisait, ramassée sur elle-même, grelottante et sanglante, au vent d’hiver, à l’angle d’un bois dépouillé, ne léchant même plus sa plaie, un œil sorti de l’orbite, l’autre plein d’épouvante et de souffrance ; elle crevait, sans pousser une plainte, sur un lit de feuilles mortes détrempées dans de la neige fondue.

Cette détresse totale avait été longtemps celle de Charles ; cette bête au cœur terrifié, battant à coups profonds qui, chaque fois, devaient lui labourer toute la chair, c’était lui : dès qu’il fermait les yeux, la fantasmagorie de la fièvre le couchait au coin du bois, sur les feuilles — et il s’écoutait mourir, sans rien d’héroïque, dans les larmes et le sang lentement égouttés.

Cette hantise de cauchemar avait duré longtemps. Il ne voulait pas « se raisonner ». Il souriait, avec une amertume philosophique et renonçante, d’entendre des gens l’appeler neurasthénique de l’amour et lui prêcher que la volonté est le remède le plus noble donné à notre humanité infirme !

Ils ignoraient donc, ces gens-là, de quelle impuissance sont « ceux qui ne savent pas vouloir » ! Il trouvait à ces conseils reçus une dérision misérable et de la cruauté ; et il retournait à sa peine sans rien demander à personne : ni aide, ni blâme, ni sympathie, ni commisération, n’ayant qu’une foi médiocre dans l’action du Temps, médecin pitoyable, qui, pensait-il, soulage sans guérir et tempère le mal sans supprimer la plaie. On a beau jeter des pelletées d’oubli dans la fosse où l’on a enseveli des morts chers : est-ce qu’on a jamais fini de combler, est-ce qu’on a jamais fini d’oublier ? Voilà ce que s’était dit longtemps Charles Lévé de Gastynes, en se livrant, comme un ivrogne se livre aux vins, aux terribles jeux chinois d’une imagination lasse et farouche à la fois, se refusant à admettre que la Vie elle-même corrige la Vie, et que notre machine agissante et pensante a des ressources infinies et providentielles.

À cette heure déjà, le chien blessé à mort revenait avec moins de fréquence et moins de réalisme visiter ses rêves ; le tableau se décolorait, la souffrance du souvenir était moins aiguë et moins brutale. Sa pensée, jadis toute entière attachée au passé, commençait à s’en décoller, comme on décolle un pansement d’une plaie, opération encore douloureuse mais déjà bienfaisante.

Odon Flagothier prenait parfois avec Charles un ton familier et même affectueux qui eût déplu au jeune homme quelques mois auparavant et qu’il acceptait maintenant avec bonne grâce. Et, d’autre part, le bel équilibre moral de Rose s’offrait à lui comme un exemple et presque comme une leçon.

Flagothier « provenait », comme, il disait, de Dinant. Fils de petits boutiquiers, il avait été, au cours d’une jeunesse agitée et gaie, contre-maître dans une manufacture de tabacs, il y avait appris à évaluer et à travailler les « bouquiaux » et les « marottes » et surtout à saucer des rolles : c’était à peu près tout ce qu’il savait faire, comme métier, mais il était intelligent, et voyait clair là où beaucoup se seraient perdus.

Rose Neerinckx, surnommée dans le quartier Mme Rollekechik, née à Bruxelles de parents brabançons, s’était éprise, à vingt ans, de ce wallebak, de ce woelekaïut ; elle lui avait apporté le petit héritage paternel, son beau courage sans phrases et tout son cœur ; lui, avait mis dans la corbeille de noces sa bonne humeur, son entregent, son habileté à se tirer d’affaire et un fond de commerce « d’articles pour fumeurs », acheté à bon compte avec ses économies de jeune homme.

Il y a, dans une histoire de Courteline, un employé qui « ne peut pas » aller à son bureau ; de la même manière, Odon « ne pouvait pas » rester chez lui.

Il n’y passait que le temps nécessaire au sommeil, aux repas et aux courts travaux de son commerce ; le sens du foyer lui manquait, sauf quand il y trouvait « del djotte » et des « vitolets » ; il disait volontiers qu’il était « un modèle d’homme d’extérieur ».

Philosophe cynique et drôlard, le café lui semblait le seul endroit qui convient à un citoyen bien portant, honnête et aimant à « viquer », l’endroit délectable entre tous où l’on jouit du potin qui passe, du bon mot qui voie, où palpite ce que l’instant a de drôle et d’intéressant, où l’on peut satisfaire des goûts d’indépendance et de plaisir.

L’idée de faire une promenade ne lui serait jamais venue ; il n’eût pas fait un pas pour assister à une fête populaire, à une cérémonie publique ; mais les longues stations à la Boule plate, dans la fumée des cigarettes et des pipes, le débraillé pittoresque et un peu bohême des camarades attablés autour des chopes, les cartes au poing, lui paraissaient la récompense et la jouissance du sage. D’ailleurs, il buvait peu et était économe, par nature et par nécessité.

Une fois le « demi bien tiré » placé devant lui, il devenait hâbleur et jovial, il avait de l’esprit naturel, une façon de s’exprimer imagée, hardie et « peuple » sans être vulgaire, des mots imprévus et typiques : il racontait des biesteries et des spots du pays dinantais avec de la verve personnelle et la saveur du terroir.

Il collectionnait des « scies » à lui, qui semblaient d’abord insupportables et qui, à force d’être répétées au moment où personne n’en attendait le retour, finissaient par violenter le rire.

Il feignait d’entendre un coup brusquement frappé à la porte : « Entrez, M. Desbaguettes ! » ; ou bien, avant de boire, il levait son verre : « À ta santé, mon vieux Desbaguettes ! » ; si l’on demandait quel artiste avait créé tel rôle, quel roi régnait en Espagne : « Desbaguettes ! »

C’était idiot, insupportable et farce.

Quelquefois, en passant par la boutique, Charles s’arrêtait et causait avec Odon et Rose. L’arome obsédant du tabac, qui rôdait dans la maison entière, jusque dans les armoires où le linge de Rose, parfumé de lavande, prenait une odeur âcre et sèche, avait, au début, valu à Charles des migraines. Maintenant, il y était fait ; il n’en éprouvait plus aucun malaise. Odon, supérieur et condescendant, exposait au jeune homme le problème plein de mystère du culottage des pipes : pourquoi la même pipe « perce-t-elle » bien, fumée par un tel, alors qu’elle perce mal, fumée par un autre ? Avec un paquet de tabac de deux sous, un fumeur rend sa pipe noire ; un autre n’arrive pas à la brunir en un mois. Et il citait des professionnels du culottage — huissiers des ministères ou employés de commerce — à qui des fonctionnaires supérieurs et des patrons fournissent gratis le tabac pour leur percer des pipes, des professionnels éprouvés qui, rien que par leur façon magistrale de juter, vous obtiennent, pour les écumes de Vienne gantées de peau, des teintes d’acajou dégotant les « calcinées » les plus épatantes.

Charles prenait des airs d’homme que l’on instruit, hochait la tête, faisait des objections, souriait à part lui de l’air émerveillé de Rose qui, ses grands yeux confiants levés sur son mari, écoutait la conférence tabacconique.

À l’époque de l’ouverture de la chasse, Charles reçut un lièvre ; il l’offrit à Mme Rollekechik qui, lui réciproquant sa politesse, l’invita si gentiment à dîner qu’il accepta. Dîner à l’occasion de l’anniversaire de la naissance de Rose : il y aurait comme invités un cousin, Lucien Périnet, un jeune « chausseur » dont le magasin en « paling-style » — comme dit Edmond Picard — faisait l’admiration d’Odon, Mme Vve Cécile Laermans, une cousine « à sous », trente-deux ans, bruxelloise dans l’âme et Julien Rousseau, un jeune homme toussottant pour qui Odon s’était pris d’amitié, au café de la Boule plate.

Le ménage Flagothier ne pouvait souffrir le cousin Périnet ; mais c’était un client pour les cigares fins et, comme il venait de faire prendre pour un de ses amis une commande sérieuse, on avait décidé de l’inviter tout de même.

— On doit savoir quétfois se gêner quand on est en commerce, avait dit sagement Rose… Mais vous allez une fois voir quel stouffer, Monsieur Charel, avait-elle ajouté ; ça, je suis sûr que vous avez jamais rencontré un parèl ! Restez seulement un peu sans parler ; il vous prendra pour un labbekak et vous entendrez quét’chose…

Rose avait le souci extrême de la bonne tenue de son intérieur. Elle mit tout son amour-propre de maîtresse de maison à soigner, deux jours à l’avance, les moindres détails de son dîner ; elle s’échappait à tout instant de la boutique pour courir à la cuisine où la déplorable Adla-Hitt ne faisait que des gaffes.

Aussi Rose jugeait-elle bon, tout à coup, de la « remonter » par une petite allocution. Et, vu l’importance de la fête, elle se promit qu’Adla-Hitt prendrait quelque chose de pas ordinaire. Vers les 10 heures du matin, elle descendit aux sous-sols ; Adla-Hitt n’y était pas ; elle venait de grimper à sa mansarde où, sans doute, elle s’attardait à mirer dans son bout de glace son profil de veau qui tette.

Brusquement, du fond de la cuisine, le signal de l’attaque éclata, telle une bombe criblant d’éclats tout l’intérieur de la maison :

— Adla-Hitt !

Rose était en voix.


Charles, justement, finissait de s’habiller. Comme il mettait le pied sur le palier de l’étage, il vit Adla-Hitt qui dégringolait l’escalier, hagarde, vers la cuisine de cave, fourrageant ses cheveux jaunes sous son bonnet, le corsage à demi boutonné.

— Voilà, Madame, voilà !

Précisément aussi, Odon montait vers le palier. Il fit une grimace significative et amusée en voyant la course folle de la servante ahurie.

— Je crois qu’Adla-Hitt va trinquer, dit-il à Charles ; ma femme va s’offrir un sandow des dimanches.



Puis, tout à coup inspiré :

— Tenez, dit à mi-voix Odon, restons ici, Monsieur Charles, nous allons entendre une « légère réprimande » qui ne sera pas dans une musette.

Les deux hommes, gais et silencieux, se partagèrent la dernière marche de l’escalier ; Charles s’assit, les genoux au menton.

Odon ne s’était pas trompé : l’exécution fut magistrale.

Le Smoel-recital débuta par un « Écoutez une fois, ma file… », dit sur un ton pénétré, un ton de magistrat parlant avec une autorité paternelle et sermonneuse, une fermeté convaincue. Puis cela s’élargit, se mua, andante, en un avertissement sévère. La phrase « Non, non, non, ça ne sait plus rester durer continuer… » fut prononcée d’une voix grave, un contralto plein, profond, sonore qui versait sa musique comme une huile épaisse. Puis la voix, précipitant le débit, énuméra les griefs accumulés, tous les péchés commis, les mortels et les véniels : elle détailla la détresse de la maîtresse de maison qui, tout en ouvrant des caisses de cigares pour un client difficile, sent le fricot « attacher » sur le fourneau de la cuisine et songe que, pendant ce temps, la bonne, envoyée au marché, sirote des petits cassis rue du Parvis, en compagnie de consœurs aussi coupables qu’elle. Un leitmotiv revenait dans cette composition : « Répondez, qu’est-ce que vous avez à dire ?… » Mais ce n’était qu’une feinte de virtuose : la musique reprenait, magistrale, avant qu’Adla-Hitt eût le temps d’ouvrir la bouche. Graduellement, au souvenir de tous les méfaits domestiques d’Adla-Hitt, Rose s’échauffait. Le registre changea : ce fut un soprano haletant. Le flot musical, devenu torrent, charriait, telles des épaves, des accusations exterminatrices : un riz au lait accommodé au sel, une aiguière cassée et bêtement recollée par dessous, avec du papier gris ; puis le thème de douleur reprit : « Ça n’était plus possibel de viver comme ça : dites-moi un peu qu’est-ce que vous avez fait hier, ma file, quand Monsieur vous a envoyé, rue du Midi, porter des cigarettes Laferme ?… »

Ici, Charles n’eut que le temps d’arrêter, en plaçant sa main sur la bouche d’Odon, deux mots irrévérencieux, deux mots plutôt grossiers qui, lancés du haut de l’escalier, eussent décontenancé Rose et, en lui découvrant qu’elle avait des auditeurs, cachés autant qu’attentifs, eussent inévitablement mis fin à la fête.

Rose repartait : on devinait ses bras croisés, sa nuque penchée vers la patiente, ses yeux ardents, ses sourcils froncés. Le poème devint bilingue : « N’êtes-vous pas z-honteuse, ma file ? Zijt ge nie beschond ? A wel, pajol ! si je serais de vous, je n’oserais plus regarder Monsieur ! »

Pour finir, ce fut une variation affolée, en arpèges, en saccades, quelque chose de tragique et d’éperdu, où la malédiction patronale s’épanouit, sonna comme une fanfare victorieuse ; après quoi, tuée par l’effort, la voix s’étrangla, mourut dans un éclat aigu, sur une note frémissante, un « trille » de cantatrice.

Sur la plus haute marche de l’escalier, Odon et Charles étaient compénétrés.

Dies iræ, Dies illa, dit Odon, qui avait été enfant de chœur.

— C’est rudement beau, prononça Charles !

— Et on ne serait pas fier de pouvoir dire : « C’est ma femme ! » fit gravement Odon, en frappant sa poitrine de sa paume.

Adla-Hitt elle-même, qui s’y connaissait, eut, dans la cuisine, un hochement de tête plein d’admiration : Madame s’était surpassée ; il y avait longtemps qu’elle ne l’avait plus fait trinquer comme ça !

Mais la sonnette du magasin tinta. Rose monta rapidement l’escalier du sous-sol, la figure déjà éclairée du sourire charmant avec lequel elle accueillait la pratique. En passant dans le vestibule, elle eut un geste de surprise quand elle découvrit les deux hommes assis côte à côte sur la marche, s’allongeant des tapes sur les cuisses.

— Vous étiez là ? dit-elle.

— Mes félicitations, dit Odon, en envoyant vers Rose le geste de ses dix doigts dans un shake-hand.

— C’était bigrement ficelé, ajouta Charles.

Rouge de plaisir et de confusion, Rose disparut dans la boutique.

En annonçant à Charles que le cousin Périnet lui ferait voir au dîner « quét chose de drolle », Rose n’avait pas menti.

Charles fut fixé tout de suite ; le chausseur, arrivé le premier, fit, d’un air offensé, la remarque que Flagothier n’était pas là ; il salua Charles, tel un ministre qui consent à être aimable avec un commis, la moustache haute et la poignée de main en l’air, comme démanchée à bout d’un bras horizontal. Habillé comme un jeune premier, des bourrelets aux omoplates, les clavicules creusées vers le milieu comme l’échine d’un cheval ensellé, il parlait d’une voix empruntée aux acteurs, prononçait : « kék’-z-affaires » pour « quelques affaires », abaissait à de certains moments des paupières lourdes, comme pour se recueillir et mieux faire sentir la profondeur et le poids de sa pensée.

L’odeur chaude de la cuisine dominait, cette fois,


Mme Vve Cécile Laermans



l’arome des tabacs. Rose en fit la remarque. Périnet en profita pour expliquer comment il fallait cuire un « bistèque » : le laisser saignant, bien pris au-dessus, le beurre en dessous, le cresson très frais servi à part, car c’est un crime de laisser le beurre « se commettre avec le cresson ».

Comme Charles parlait peu, l’observant, Périnet, ainsi que Rose l’avait prévu, le prit pour un labbekak et soigna ses phrases. Pour être tout à fait séduisant et persuasif, il suçait les « r » comme des boules de gomme et faisait le geste du canari qui, après avoir pris du bec une goutte d’eau dans sa fontaine, renverse la tête et secoue le cou pour faire descendre la goutte dans son gosier.

Charles, plus agacé qu’amusé, contemplait curieusement ce phénomène, quand l’arrivée de Mme Cécile Laermans fit une diversion bruyante.

Trente-deux ans ; veuve. La tête, blonde et rose, était jolie et même fine ; le corps était monstrueux : une tour d’où la poitrine saillait comme une échauguette. Mme Cécile emplit, quand elle entra, le cadre de la porte. Et elle se montra tout de suite ce qu’elle était : aimable, bonne enfant avec une souriante autorité, et délicieusement bête.

D’un ton affable et sans y mettre de malice, elle demanda à Périnet, qui en blêmit, « comment ça allait avec les bottines ».

— Colzi, colza, comme les huiles sans doute, risqua Rose en manière de diversion.

Mme Cécile ne s’aperçut pas du malaise du « chausseur » ; elle le plaignit de l’étroitesse de ses chambres à manger et à dormir : le magasin de Périnet, récemment agrandi, prenait presque l’immeuble.

— J’ai mis quelques plants de gérarium sur la plateforme du « buen retiro », prononça Périnet : ça me fait un jardin.

— Un jardin… ouïe, ouïe ; mais vous devez être obligé, le matin, d’ouvrir la fenêtre de votre chambre à coucher pour lui donner de l’air, à votre jardin ! s’exclama, ravie, Mme Cécile.

Et elle riait, de l’air heureux d’une femme qu’on approuve toujours, d’une femme à qui sa fortune permet des plaisanteries et des libertés qu’on ne passerait pas à une autre.

Enfin Flagothier vint, en retard d’un quart d’heure, amenant Julien Rousseau et s’excusant sur sa montre. Toujours elle lui jouait des tours pareils, sa montre : elle était célèbre au café de la Boule plate et dans différents autres endroits. C’était un outil compliqué : le cadran était orné d’un grand nombre d’aiguilles de toutes formes, girant emmi des cercles de toutes dimensions. Elle ne marquait pas seulement les secondes, les minutes et les heures, comme toutes les montres, elle indiquait encore les jours de la semaine, les quantièmes du mois, les mois, les lunes et les années bissextiles.

Le malheur, c’est que les mécanismes divers actionnant toutes ces aiguilles étaient tous cassés, Flagothier ayant eu un jour la mauvaise idée de les vouloir régler. Seule, l’aiguille des années marchait encore. Si bien que, quand on demandait l’heure à Flagothier, il tirait sa mécanique, la consultait longuement et répondait avec assurance : « Nous ne sommes pas dans une année bissextile ».

— Vous aurez des huîtres, du consommé, du « boli », un lièvre de M. Charel et de la « rijspap », dit Rose.

— Et, avec le lièvre, un verre de Corton septante-huit ou septante-dix-huit — je ne sais plus au juste — réservé aux amis, compléta Odon.

— Allons, à table ! dit Mme Cécile, de soup es uitgeschupt !

Mais comme tout le monde se disposait à manger, Julien Rousseau fut pris d’une quinte de toux, d’une de ces terribles quintes qui le laissaient sans voix et sans souffle, la poitrine déchirée, et qui, devant le monde, le faisaient souffrir plus encore au moral qu’au physique, — car il s’obstinait à nier son mal.

Sa nature d’homme délicat, son besoin de propreté et d’élégance se révoltaient de ce crachat qui « rauquait » dans sa gorge sèche et qu’il fallait expectorer coûte que coûte. Il s’excusa, s’efforça de sourire sous les regards inquiets qui échangeaient des pitiés sincères et soudaines.

Le consommé et le « boli » conquirent tous les suffrages. Rose expliqua modestement que le morceau « à la petite tête » était au feu depuis 6 heures du matin. Cécile, grande mangeuse de viandes rouges, conta qu’elle s’était arrêtée, l’après-midi, devant plusieurs étals de bouchers.

— C’est drôle tout qu’est-ce qu’on invente aujourd’hui, dit-elle. Savez-vous qu’est-ce que ça est que j’ai vu chez chose… vous savez bien… Vanschepdonk, rue Haute ? Eh bien ! un bœuf vidé, — magnifique, saëz-vous — pendu par ses jambes de derrière, avec un petit jardin anglais dans son ventre et un « spruyt » dans un bassin avec deux boules de verre en argent comme on tire à la foire sur les jets d’eau.

— Ça devait être dégoûtant ! dit Périnet.

Mme Cécile, toute à son souvenir, les yeux noyés, dit :

— J’ai trouvé ça tellement gentil que j’aurais su en pleurer.

— Och erme ! fit aimablement Mme Rollekechik en lui faisant tomber sur l’assiette une énorme tranche de « boli ».

— Celle-là, je la replacerai à M. Desbaguettes, dit Odon à Julien.

Mais les goûts distingués de Périnet éprouvèrent le besoin de se manifester devant ce grossier étalage de « slouberij ».

— Ce que j’adore, moi, dit-il, c’est le lèrd anglais. Celui qui ne connaît pas le lèrd anglais ignore la guèstronomie. C’est mon meilleur repas, le mètin. Rien que de la chààr, pas de graisse… Dix minutes avant de descendre, pendant que je suis en train de m’habiller après mon tub, je fais dire à ma cuisinière qu’il est temps de se préoccuper de mon lèrd… Notez que je l’achète moi-même ; j’ai stylé mon marchand ; je lui ai indiqué comment je le veux, mon lèrd. Il doit provenir de certains sujets de choix qui sont nourris au lait, au lieu de l’être de leurs déjections comme nos porcs d’ici.

Sa figure prit une expression d’infini dégoût.

— On dirait que vous en voyez… dit Rose en riant ; vous avez des goûts de gelteman.

— Jockey-Klu…be, souffla Mme Cécile.

— Ne m’en parlez pas des cochons de chez nous, poursuivit Périnet, qui, n’ayant pas entendu, eut l’air un peu étonné en remarquant que chacun étranglait dans sa serviette. Ils sont détestables. Leur chààr, mon cher, ressemble à du suif, vous savez bien, à ces vieilles chandelles dont les Cosaques, du temps de je ne sais plus quel Napoléon, faisaient leurs délices, à ce que dit l’Histoire. Mon marchand me connaît. Parfois il me dit : « Repââssez demain ; aujourd’hui je n’ai que des sujets de deuxième choix. »

Il conclut :

— La succulence des mets, c’est la pierre de touche des gens qui savent vivre ; c’est un signe que nous avons en commun, nous, hommes très civilisés, avec les femmes sentimentâles…

Et il posa la main sur son porte-couteau afin que brillât le diamant qui ornait son petit doigt, les yeux mi clos, pour condenser sa pensée et re-songer aux belles choses qu’il venait de dire.

— Je ne vous aurais jamais cru si « distinghé » ! prononça avec simplicité Mme Cécile.

Et elle s’introduisit un demi-cuissot de lièvre dans la bouche.

— Monsieur est, en effet, très déliquèt, dit Charles, aussi imperturbable que Mme Cécile.

Odon se hâta de changer le cours de la conversation : la contrainte était trop forte. On lui fut reconnaissant de l’entendre raconter une grosse histoire wallonne qui mit enfin, sans danger, les rires en liberté.

On eût dit, de la poitrine de Mme Cécile, deux collines jumelles agitées par un tremblement de terre.

Mais la « distinction » excessive de Périnet l’avait excitée, Mme Cécile ; elle éprouvait le besoin de réagir contre tant de délicatesse ; c’était, en elle, une rage de donner de l’air a des choses énormes…

— À propos de ce que vous disiez tout à l’heure des cochons, il y a tout de même quelque chose de curieux, avança-t-elle en s’adressant à Périnet. Est-ce que vous avez déjà remarqué comment s’appellent, à Bruxelles, les fabricants d’appareils sanitaires ? Je crois qu’ils doivent être famil ensemble.

— Je connais Van Achter, dit Rose, en riant.

— Vous m’y faites songer, fit, avec un pâle sourire — le cordonnier reparaissant sous le chausseur — Périnet qui prononça à la française : il y en a un qui se nomme Van de Meert.

— Et la veuve Délire ! Et la veuve Passchier ! Et Mme Douffet ! cria Mme Cécile, dans un trépignement de joie.

Périnet, trouvant qu’elle allait trop loin, fit la figure d’un angora moustachu à qui l’on vient de souffler de la fumée de cigare dans le nez.

Odon intervint de nouveau :

— Tout ça, c’est des affaires de cabinet, dit-il. Buvons à la santé de M. Desbaguettes.

Ainsi s’épanchaient, suivant les rites vieux-bruxellois, une grosse jovialité, une gaieté sans retenue comme sans apprêt.

Mme Cécile demanda la recette du lièvre ; Périnet lui-même condescendit à accorder son hommage de « guèstronome ».

Alors, avec un air d’en avoir deux, Odon se leva :

— Descends dans les caveaux de la famille, dit-il à Rose. Prends la 3e galerie à gauche en entrant, tourne le premier couloir, compte jusqu’au 7e compartiment et là, cueille comme une rose une bouteille de Champagne, cuvée réservée, que tu nous apporteras.

Rose rit, rougit et disparut.

À peine descendait-elle l’escalier du sous-sol que tous, immobiles jusque-là, se levèrent de table et se précipitèrent dans le magasin. Sous le comptoir, se trouvaient les bouquets que chacun avait apportés, les beaux bouquets de fête, frais et parfumés. Odon avait une gerbe de roses ; Mme Cécile, une « potée » de lauriers-roses en boutons, dont les fleurs s’épanouiraient sur le comptoir, perpétuant le souvenir de la journée ; Charles déballa une corbeille d’œillets multicolores, Julien Rousseau, une touffe d’orchidées ; seul, Périnet restait les mains vides.

— C’est une trèhison… On ne m’avait pas dit…, zievera-t-il.

— Ça n’a pas d’importance, dit Odon, ne voulant pas montrer son étonnement de l’oubli ; il n’y a pas de quoi gratter le crâne d’un capucin.

— Mais non, mais non, insista Mme Cécile, ça arrive à tout le monde d’oublier son porte-monnaie et ses jumelles quand on va au théâtre.

Prestement, ils rentrèrent dans la salle à manger : Rose remontait l’escalier.

Elle joua la surprise en les découvrant en file indienne, sitôt qu’elle eût poussé la porte.

— Eh bien, quoi ça est, do, maitenâ ?

— Vive Rose ! clamèrent-ils en chœur.

Odon lui remit sa gerbe. Les yeux de Rose se mouillèrent.

— Tu m’aimes toujours ? fit-elle en se jetant dans ses bras.

— Comme un tonnerre de Dieu ! répondit-il, en l’embrassant dans une longue étreinte.

Elle n’en sortit que pour tomber « dans » Mme Cécile.

Ça fleurira longtemps, dit Mme Cécile en montrant les boutons du laurier rose. Et ceci, ça fleurira toujours, Rose, si vous le mettez à votre corsage.

Et elle lui passa, dans un écrin, une broche, une ortie en or fleurie d’une opale.

Rose se mit à pleurer. Elle était pleinement heureuse. À travers ses larmes, elle embrassa Charles et Julien. Elle embrassa du même cœur Périnet, sans écouter ses :

— C’est une trèhison… On ne m’avait pas dit !

Le flacon casqué d’or envoya son bouchon au plafond. On trinqua, la face joyeuse, le cœur débordant comme les coupes. Mais une quinte secoua de nouveau Julien. Il sortit tout de suite, il s’en fut au jardin tandis que les convives, brusquement rappelés aux misères de la vie de tous les jours, s’attristaient.

— Ça durera ce que ça pourra, dit Odon, en levant les épaules avec résignation.

— On ne sait jamais qu’est-ce qui doit arriver, dit Mme Cécile. Depuis quelques jours, je suis non plus pas à mon aise. J’ai rêvé, l’autre nuit, avant-hier, que j’avais une dent qui voulait s’en aller ; je tirais et la gencive venait avec. Ça est signe de mort, on dit. Après ça, j’ai rêvé d’une femme enceinte qui donnait à manger à des canaris… Ça est aussi mauvais, saëz-vous.

— C’est encore plus pire que de rêver de punaises, remarqua Rose.

— Je l’ai aussi entendu dire, dit Mme Cécile : on m’aurait porté morte en terre que j’aurais pas été étonnée. Enfin j’ai eu pluss peur que mal.

Et elle se servit une large portion de rijspap.

Julien rentrait. Un reste de malaise oppressait les convives, quoiqu’ils fissent pour n’en rien laisser paraître. Et il fallut une nouvelle histoire de Flagothier — celle, fameuse, de « Lafleur, j’ai baigné ta sœur », — pour réveiller l’entrain.

Périnet profita de l’occasion pour briller. Il se remit à dire « moi » et « je » avec une indécourageable suffisance :

— J’ai admiré le rayon de soleil, de ce mâtin… J’ai le sentiment de la musique à un haut degré… Moi, je suis attristé par la vue des orphelins dans la rue… Je ne crois pas, pour ma part, à l’honnêteté de Léopold… Je le disais encore hier à Ambreville : « Voilà mon critérium : ventre grossier n’a pas de race »…

Et il allongeait la phrase d’un geste, en spirale, qui faisait valoir son brillant : « Pas de race… de race… race… »

À la fin, Charles, qui ne s’était, pour ainsi dire, pas mêlé à la conversation pendant le dîner, sentit la politesse lui échapper avec la patience. Lui qui évitait toujours toute grossièreté de langage, ne put retenir un mot très vif. Ce fut d’ailleurs la faute à Périnet. Celui-ci venait de dire, pour la troisième fois, qu’il irait dîner le lendemain au Sabot, où on lui préparait de petits plats pour lui seul « exclusivement, vous entendez-bien : exclusivement ! »

— Au Sabot, avait dit Odon, agacé, lui aussi ; ça m’étonne : ce n’est pas la place d’un chausseur.

— Moi, ça ne m’étonne pas, dit Charles : c’est bien la place d’un pied.

Le mot, parti avant qu’il l’eût voulu, tomba d’aplomb comme une gifle. Périnet resta béant devant l’injure, regarda Charles, considéra son air tranquille et ne trouva pas de riposte. Il y eut un instant — qui parut très long — de lourd silence. Puis, brusquement, la lourde masse de Mme Cécile se déplaça ; d’un bond léger, — oui, léger, — cette masse énorme s’effondra sur le tabouret du piano, lequel tabouret trouva une voix inconnue pour gémir — et chacun feignit de s’intéresser à la « Suite brillante » dont les premières notes s’égrenèrent sous les doigts boudinés de Mme Cécile.

Charles, impassible, allumait une cigarette. Périnet, ému, pâle, raide comme un colonel de garde civique un jour de revue, se leva enfin… et s’en alla, après un « Bonsoir, Messieurs et Dames », prononcé d’un ton de catastrophe.

On le laissa partir. La « belleke » du magasin tinta : on entendit le bruit de la porte qui se refermait.

Mme Cécile, cria dans le vide : « Salut en de kost ! »

— « En de wind van achter », fit Rose en répons.

Alors, Rose, Mme Cécile, Flagothier et Julien furent pris d’un rire inextinguible.

Charles dit simplement :

— Je vous demande pardon, mais, à la fin, il m’exaspérait.

Flagothier déclara :

— Un client de perdu, deux de retrouvés : vivent les gens qui ont bien le temps et au diable les autres !

Tous souriaient de voir Rose en proie à une bienfaisante crise, où sa nature raisonnable, depuis plusieurs heures comprimée par le chausseur, tel un coude-pied dans une bottine mal faite, se dilatait d’aise, enfin.

Ils se mirent à jouer au couyon. Flagothier s’intéressait peu au jeu, visiblement mal à l’aise, étonné de rester aussi longtemps chez lui.

À 10 heures, Rose, gentiment, le délivra.

— Va seulement à la Boule plate, « l’hommeke », avec ces messieurs, dit-elle. Mais pas revenir trop tard, tu sais. Moi j’irai reconduire Mme Cécile jusqu’au tram quand j’aurai remis les argenteries.

— Non, non, dit Mme Cécile, pas de tram ; j’aime mieux le chemin des cordonniers : ça fait digérer.

Ils se séparèrent. Flagothier résuma son impression en se frottant les mains :

— On s’a bin plait.

Mme Cécile ajouta, en s’essuyant les yeux :

— Rire, ça j’ai toulemême su faire, avec ce faquin.

Rose voulut s’apitoyer.

— Allez, c’est assez : plus vous moquer de lui, maintenant, supplia-t-elle ; il avait l’air si malheureux quand il est parti…

Mais brusquement, à ce rappel, malgré son âme bonne, elle fut ressaisie d’un rire qui partit en trait de fusée, — et elle se renversa sur sa chaise, la gorge gonflée et palpitante, parcourant toute la gamme des « ouie, ouie, ouie ». On eût dit de la joie vocalisée.