À la Boule plate/11

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Éditions de la Belgique artistique et littéraire (p. 251-262).
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CHAPITRE XI


Le lendemain, en se levant, Rose, qui avait fort mal dormi, se regarda attentivement dans son miroir, ce qui ne lui était plus arrivé depuis longtemps, et se dit : « Je suis jolie ». Puis elle se surprit — avec quelque honte dès qu’elle se fut ressaisie — à contempler sa ferme poitrine au galbe puissant, ses bras blancs et ronds, à respirer comme un bouquet épanoui son odeur de femme, faite pour aimer et pour être aimée. Et elle tressaillit au souvenir de la veille ; elle s’effrayait de descendre dans les sentiers inexplorés de son cœur, d’y suivre, à travers l’ombre et le mystère, l’apparition qui s’y était évanouie…

Quand, vers 9 heures, Charles, sérieux et un peu pâle, vint au magasin, suivant son habitude, lui souhaiter le bonjour, ils se comportèrent tous deux comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé dans le déroulement habituel de leur existence. Elle lui continua son doux et calme visage. Leur raison se gardait entière : ils étaient suffisamment lucides et forts pour ne pas avoir peur d’eux-mêmes, pour oser se regarder sans que leurs yeux parlassent d’amour. Cette amitié passionnée, maîtresse d’elle-même, devint quelque chose de cruel et d’exquis.

Ce jour-là était un clair dimanche de printemps ; la vieille chaussée avait une sérénité tiède et tendre, avec un parfum de fleurs. La physionomie du quartier était nouvelle : des branchages s’accrochaient aux façades, à la hauteur du cordon des rez-de-chaussée ; vers dix heures, les pavés furent poudrés de sable blanc, semés de carrés de papier multicolore et de pétales ; ça et là, à des croisées, des cierges s’allumèrent, dans des candélabres d’argent, posés sur des nappes éclatantes.

Quand la procession passa, Rose accorda peu d’attention aux demoiselles portant des bannières, promenant, sous un dais, la Vierge Marie, dont le manteau était aussi bleu que le ciel, aux notables des confréries, aux « grosses légumes » de la paroisse, bredouillant des prières latines, un cierge à flamme jaune et vacillante au poing, parmi les affadissantes mazurkas des corps de musique.

Mais Rose s’attendrit au passage des fillettes coiffées en crolles, déjà coquettes, béates et fines sous leur voile d’épousées, cherchant de l’œil, dans la foule, des parents ou des amis ; des garçonnets gauches et gentils dans leur costume de première communion. Il y avait des bambins adorables, puisant, dans des corbeilles odorantes et légères, les premières roses effeuillées ; un surtout, haut comme une botte, le pas mal assuré et la mine sérieuse, escorté d’une maman attentive.

Quand l’enfant passa devant la maison de Rose, il était fatigué de la déjà longue promenade ; ses yeux regardaient autour de lui avec inquiétude, une moue fronça ses lèvres : Rose vit qu’il allait pleurer. Alors, profitant de ce que la procession s’arrêtait un instant, elle conseilla à la mère, une voisine, de ne pas laisser aller l’enfant plus loin ; elle l’engagea si aimablement à entrer un instant à la Bonne Source, que la voisine accepta. Rose s’exclamait que jamais elle n’avait vu plus bel enfant ; l’ayant pris sur ses genoux, elle tâtait ses petits membres potelés, l’embrassait comme une folle, le maniait tel un joujou, tandis qu’Adla-Hitt courait chercher chez le pâtissier des religieuses, en belle pâte feuilletée, couverte de crème jaune et de confiture de groseille, des cornets et des milanaises.

Rose dit tout à coup : « Ouie, Madame, pour avoir un enfant comme ça, est-ce pas, je donnerais je sais pas quoi… tenez… cinq ans de ma vie… »

La bonne femme se mit à rire : « Ce n’est pas nécessaire, dit-elle : le mosselman sait vous apporter ça sur commande, et même il l’apporte quelquefois quand on l’a pas commandé… »

Rose s’effara, rougit et, pour cacher sa gêne, se remit à embrasser le bambin.

Quand la mère l’eût emmené, Rose songea : comme il grandirait près de son cœur, comme elle l’aimerait, l’enfant qui naîtrait de ses flancs robustes, jusqu’ici stériles, mais faits cependant, sans doute, pour la maternité. Un frémissement courait en elle, la frappait aux entrailles. Elle fermait les yeux pour enfermer son rêve, pour le savourer au fond d’elle-même. Mais elle repoussa ces pensées qui, tout à coup, lui parurent des assaillantes habiles et perfides autant que redoutables. Jamais plus elle ne serait à un homme, car le nom et l’image d’un seul homme emplissait son cœur et elle n’eût osé seulement concevoir l’idée que cet homme, si au-dessus d’elle par son éducation, son esprit et sa naissance, pût l’aimer assez pour… non ! non ! il ne fallait pas s’arrêter à ces choses !

Charles lui faisait une peur tendre.

Pour lui, il goûtait maintenant le plaisir d’être amer. Il parlait peu ; quand Rose lui souriait, il la déconcertait par des mots peu aimables. Il s’isolait ; on ne le voyait plus à la Boule Plate ; il allait aux endroits d’oubli, aux recoins déserts, et faisait de longues promenades aux faubourgs, dans la solitude des rues au quart bâties.

Qu’y avait-il donc de changé dans la vie de Rose, depuis la mort d’Odon, pour qu’elle occupât ainsi, sans répit, sa pensée ? Rien : il n’y avait qu’un malheureux de moins… En quoi cela pouvait-il l’intéresser, lui, Charles ? En quoi ? en quoi ?… il n’eût pas su ou peut-être pas voulu se le dire, au secret de lui-même, mais il se trouvait dans une situation d’esprit et de cœur qui ne pouvait se prolonger, un état trouble où il y avait de l’inquiétude et du malaise ; il avait la confuse sensation de n’être pas d’accord avec la règle et la logique.

Ce fut vers ce temps-là que l’état de Julien, brusquement, empira, que tout le monde, sauf lui peut-être, comprit la Mort si près que le Miracle même, confronté avec elle, serait vaincu. Il ne quittait plus le lit ; il restait de longues minutes abîmé dans des réflexions désespérées, livide, les narines pincées, les dents longues et très blanches dans sa barbe qui poussait librement, les yeux caves et fixes, le front plein de rides et comme agrandi. Il ne parlait presque plus ; il faisait, d’un geste machinal et fatigant, des plis à ses draps ; Cécile vivait dans la terreur de l’entendre demander un miroir.

Il eut, ce soir-là, vers sept heures, une quinte terrible. Justement, le médecin entrait. Julien haleta longtemps après la crise ; les commissures de sa bouche se fronçaient dans une grimace douloureuse. Quand enfin il put parler, il dit au médecin :

— Ce ne sera pas aujourd’hui, n’est-ce pas ?

— Quoi donc ?

— Que je mourrai ?

— En voilà, des idées…

— C’est qu’avant de partir, je voudrais voir Mme  Flagothier et M. Levé de Gastynes ; il est déjà tard, aujourd’hui, ils ne viendront plus.

— Vous les verrez demain.

— Votre parole que je serai encore en état de les recevoir, quand le jour reviendra ?

— Ma parole ; soyez donc tranquille…

Il soupira : il lui semblait qu’en rejetant l’échéance après la nuit, on l’éloignait pour très longtemps…

Il se remit à traîner sur les draps, avec un mouvement lent, incessant et régulier, ses mains aux doigts grappillants.

La nuit, l’inoubliable nuit a commencé.

Mme  Cécile, assise près du lit, évite de parler. De temps en temps, Julien, muet, regarde de son côté pour se rassurer, pour s’affirmer qu’il n’est pas seul. Cela dure des heures… Il n’a plus la force de dire tout haut ce qu’il pense, mais son cerveau fonctionne avec lucidité ; il songe, il songe…

À quoi ? À lui-même, à la fin de sa chair qui ne pèsera guère dans les mains de l’ensevelisseur quand on la déposera dans le cercueil ; à Mme  Cécile, belle de charité, belle comme l’est une sainte, avec une auréole ; à Rose et à Charles, à leur patient et timide amour deviné et observé par lui, à la confuse pudeur, qu’il admire, de leurs deux existences mêlées et pourtant distinctes, à tout ce qu’il y a, en eux, de tourment dignement accepté, de résistance héroïque, à leur volonté sourde d’éloigner tout compromis entre leurs deux cœurs silencieux et fervents.

Et toujours les mains, sur les draps, recommencent leur promenade, comme pour recueillir des miettes dans les plis.

Mme  Cécile a fini par s’endormir. Il ne l’éveille que quand il a absolument besoin d’une potion qui se trouve sur la table à côté de lui et qu’il ne peut atteindre.

Puis Cécile, succombant une seconde fois, se rendort. Quand elle se réveille, le jour se lève enfin ; il entre, triste et livide, dans la chambre.

Cécile assied Julien au milieu du grand lit, si falot, si grêle et si fluet que ses épaules recroquevillées n’ont pas l’air de peser sur l’oreiller qui leur sert d’appui. Ses yeux seuls semblent vivre encore, luisant dans la fosse noire de l’arcade des sourcils ; mais ils pâlissent à de certains moments, parfois noyés de grosses larmes ; il n’y a plus qu’à attendre qu’ils s’éteignent dans le néant.

La pluie noie Bruxelles, coiffe la ville d’une vague énorme, s’abat avec un bruit de flot déferlant, clapote dans les bassins du canal, inonde les vitres de jets forcenés, croule en cascades sur les toits ; tout est ruisselant et brumeux ; il fait humide et froid dans la maison entière.

Julien dit à Cécile : « Ne me laissez pas seul, maman…, j’ai trop peur. »

Elle a compris. Elle fait quérir Charles et Rose.

En les voyant entrer, les yeux de Julien ont un sourire de joie. Puis, quand Charles et Rose se sont approchés, il prononce, très bas :

— Mon Dieu…, laissez moi vous regarder… C’est la dernière fois que je vous regarde…, bientôt je ne vous regarderai plus jamais…, je ne serai plus rien…, plus rien.

Alors, il leur fait signe de se pencher tout près de lui, encore plus près, pour qu’ils entendent bien ce qu’il a à leur dire et qu’il ne se fatigue pas trop. Sa respiration est rapide et faible. C’est d’une voix lointaine, d’une voix sans timbre, coupée de courtes suffocations, qu’il leur dit :

— Charles, Rose… mes deux amis… il y a longtemps que je sais que vous vous aimez… sans vous le dire… Vous êtes libres… libres tous les deux… Ratchichi va mourir… il faut que vous l’écoutiez bien… vous ne serez jamais heureux que l’un par l’autre… il ne faut pas, Charles, que tu sois l’amant de Rose… il faut que tu sois son mari…

Rose pousse un cri étouffé, se rejette en arrière, comme renversée par l’imperceptible haleine de l’agonisant. Charles, très pâle, reste immobile ; puis il prend doucement les mains de Julien, les pauvres mains qui, en attendant le moment très proche où elles ne remueront plus jamais, s’étaient remises à errer sur le drap, dans une recherche anxieuse.

Les yeux de Julien se fixent sur ceux de Charles :

— Dis à Rose… et à Mme  Cécile qu’elles m’embrassent bien…

Les deux femmes le baisent sur les joues, retenant leur souffle comme si elles craignaient de disperser le feu-follet de vie qui erre encore sur ce corps presque sans forme, frisonnantes de sentir sous leurs lèvres le creusement des os décharnés, la dernière chaleur de fièvre qui, pour quelques minutes encore, tiédit cette peau sèche.

Deux fois encore, il s’efforce de sourire ; il dit à Rose, d’une voix si lointaine qu’elle la distingue à peine : « Votre premier enfant… vous l’appellerez Julien… ou Julienne… »

Puis il a un sursaut, crispe ses doigts, crie presque : « Mon Dieu… mon Dieu… je ne verrai pas ça… je ne verrai plus jamais ça… » ; ses yeux paraissent s’emplir de l’étonnement du tombeau — et, brusquement, il se raidit dans une secousse, deux filets de sang au coin des lèvres. L’heure est venue : Julien a cessé de souffrir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tandis que les deux femmes, sanglottantes, sortaient de la chambre, Charles s’assit près du lit et, longtemps, contempla le cadavre.

Pourquoi tant raisonner sur la vie, s’attarder aux à-côtés, agiter des contingences et refuser de prendre le bonheur qui s’offre, puisque toutes nos actions, toutes nos jouissances, toutes nos douleurs, toutes nos volontés doivent aboutir à l’éternité du jamais plus, se résorber dans le vertige final du néant ? Ne faut-il pas accepter de la vie ce qu’elle présente de bon, fixer le hasard quand il daigne sourire, cueillir la joie quand elle passe, goûter les répits que le malheur nous laisse, écarter sans hésiter la broussaille pour atteindre le fruit ? Pourquoi s’inquiéter de ce que diront de nos agissements les badauds dont ce n’est pas l’affaire, puisque, quoi que nous fassions, la Vie, sans relâche, nous pousse vers le vide de la fosse creusée au bout de chaque chemin ? Est-ce que modeler notre avenir sur les préjugés négligeables de la foule égoïste et sotte, au lieu de l’ordonner suivant les lois que le cœur dicte et que le bon sens commande, suivant l’orientation vers laquelle la vérité nous incline, n’est pas d’un illogisme extraordinaire et stupéfiant ?

De la tendresse profonde et de la simple honnêteté à la base de la vie, — « quand on est prop’ avec soi-même, » — c’est tout ce qu’il faut aux hommes pour se faire une existence heureuse, honorée et digne, à l’abri des voisins…

C’est pourquoi, dès le lendemain des funérailles de ce pauvre ami dont la dernière préoccupation aura été de préparer un bonheur qu’il ne verrait pas, Charles irait trouver Rose et lui dirait :

« Rose, j’ai connu auprès de vous, par vous, des heures de bonheur complet ; avant de vous rencontrer, mon esprit était désemparé et ma conscience était trouble ; quand je suis venu m’abriter par hasard auprès de vous, je me suis senti bientôt si heureux que je n’osais plus remuer dans ma vie de peur d’y déranger quelque chose. J’ai trouvé auprès de vous la paix que je n’avais jamais pu atteindre : ni dans mon enfance, où je fus élevé sans tendresse par des mercenaires, ni dans mon adolescence, car elle s’écoula dans la réclusion du collège, ni dans ma jeunesse, car elle se passa à confier à des personnes qui ne pouvaient pas s’en servir les clefs de ma destinée. Je ne sus pas ordonner ma vie, commander à mes passions. Il eût fallu pour cela m’imposer une contrainte par elle-même pénible et dont les effets salutaires eussent été trop tardifs au gré de mes appétits. Vous, Rose, avec la douceur gaie de votre nature, vous m’avez indiqué l’équilibre et donné la mesure ; le sens de la vie, c’est auprès de vous, sans que vous l’eussiez voulu, que je l’ai compris, car vous êtes toute de bonté, de confiance et de franchise, et votre âme, comme votre chair, est belle, fraîche et saine… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et voilà comment et pourquoi, un an après, le baron Charles Lévé de Gastynes épousa Mme  Rollekechik.


FIN