À la Rivière (Roland)

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901
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À LA RIVIÈRE



La lessive trimestrielle de tante Claudie, j’en rêvais quinze jours à l’avance !…

La maison de ma tante est située au cœur du plus heureux pays du monde ; heureux d’étaler ses coteaux fertiles au soleil ! heureux de baigner ses prés verts dans une jolie rivière de cristal ! heureux surtout d’abriter sous ses toits fleuris de clématites des gens heureux comme lui !

Donc, tante Claudie faisait chaque trimestre sa lessive. Si elle m’eut écoutée, elle l’eut recommencée chaque semaine, tant ce genre d’occupation me plaisait.

Pour une fillette de six ans, c’était montrer de louables dispositions ; mais j’avouerai, dussé-je en diminuer mon prestige, que ce n’était pas la lessive qui me charmait, c’était… la rivière.

Ô cette rivière, qui coulait sur un fond de cailloux, entre des fougères plus hautes que moi, des quenouilles brunes aux longues feuilles satinées et des digitales pourprées que le vent agitait comme des clochettes !

Vous eussiez pris ma rivière pour une grande écharpe détachée du firmament.

Les hirondelles elles-mêmes s’y trompaient si bien qu’elles venaient parfois s’assurer d’un coup d’aile si ce beau ruban bleu n’était pas un coin de ciel. Puis, enivrées par le parfum des fleurs sauvages qui croissaient sur les bords, elles délaissaient l’espace pour ma jolie rivière ; poursuivaient les araignées qui glissent sur l’eau tels des patineurs sur la glace ; suivaient du regard les petits poissons qui mouchetaient d’argent la rivière bleue.

Je serais restée des heures à l’écouter chanter, à contempler sa course à travers les prés fleuris.

Tante Claudie, qui ne l’aimait pas du tout, prétendait m’empêcher de l’aimer. « La rivière engloutissait les petits enfants… fermait leurs yeux… raidissait leurs membres, etc. »

Bast ! ces menaces me causaient autant d’effroi qu’à des moineaux une vieille coiffure dans un cerisier rouge.

J’avais baigné maintes fois mes pieds dans l’eau tiède du courant et un plongeon ne m’effrayait guère.

Les grandes dents blanches d’écume que la rivière aiguisait au bord sur les racines des peupliers me semblaient incapables de dévorer même un papillon.

Chaque fois que je pouvais échapper à la surveillance de ma tante, je fuyais par le portillon où la sonnette de cuivre, cachée parmi les glycines, guettait mon départ pour crier de sa voix aigrelette :

« Gare !… Gare !… Gare !… »

Ce qu’elle m’a fait prendre de fois, cette sonnette maudite !…

Tante Claudie accourait, tout essoufflée sous son bonnet blanc, son lorgnon posé de travers sur son nez :

« Où vas-tu, petite ?… »

Petite baissait le nez et roulait l’ourlet de son sarrau entre ses doigts.

Tante Claudie devinait aussitôt :

« Tu voulais aller à la rivière, je suis sûre ?

— Oui, tante.

— Méchante enfant, pour te noyer !… Attends-moi là un peu !…

— Oui, tante.

— Ne bouge pas surtout.

— Non, tante. »

Pendant que d’une voix de basse-taille elle donnait ses ordres multiples aux deux jeunes servantes, je lançais à la sonnette des regards furieux et pleins de menaces.

Elle s’en souciait bien, vraiment !…

Du cœur des grappes violettes elle continuait à rire de son rire jaune et bête.

Tante Claudie en avait toujours pour un grand quart d’heure. Ensuite elle me retrouvait couchée comme un lézard sur le sable chaud et parsemée des pieds à la tête de mille pétales mauves tout pareils à des ailes de papillon.

Nous partions ensemble.

Chose bizarre, la rivière, ces jours-là, avait peu d’attraits pour moi.

J’avais trop chaud, le soleil me brûlait et m’aveuglait, l’herbe sentait le roussi. Ma tante ne se plaignait pas, persuadée, malgré ma mauvaise humeur, que mon plaisir égalait sa souffrance.

Mais, pour moi, nul plaisir d’aller vers la rivière en compagnie de tante Claudie.

Il faut vraiment chérir de toutes ses forces les enfants gâtés pour ne pas découvrir combien leur cœur renferme d’inconscient égoïsme ; combien un désir irréalisé cause de tristesse à ces petits despotes !…

Pendant vingt minutes ma tante mouillait consciencieusement ses chaussures dans la vase du chemin de ma rivière.

Je prêtais parfois mon épaule à la main de ma tante, plus robuste que leste.

Sous mon bandeau de mauvaise humeur, je trouvais le soleil jaune comme une citrouille, les oiseaux criards, le ciel trop bleu, les prés moins verts, les bœufs sales et stupides.

C’est que la mauvaise humeur ressemble à une paire de lunettes dont les verres fumés ne donnent qu’une vue sombre, brouillée et maussade.

Lorsqu’enfin nous arrivions sur la berge, ma rivière ne chantait presque pas. Elle coulait d’un air dolent, et les petits remous, les petits froncements de ses vagues minuscules étaient pour moi autant de clignements d’yeux très significatifs :

« Inutile, n’est-ce pas, de briller, de chanter, de courir, puisque ta tante est là. Ce sera pour demain. »

Et je répondais oui, en dedans, tout en dedans, afin que tante n’y pût rien entendre ni rien voir, même avec son lorgnon.

Nous remontions la prairie. Tante faisait mine de s’appuyer sur mon épaule, ce qui me rendait quand même un peu fière.

Sa phrase alors était invariable :

« Je ne sais, petite, ce que tu trouves de si joli dans ce coin-là !… »

Je me taisais non moins invariablement, ayant le sentiment très net que l’excellente femme ne m’eût pas comprise. Nous nous aimions beaucoup, tante Claudie et moi, mais nous n’avions jamais les mêmes idées.

Ayant décrété dans ma très profonde sagesse que les siennes, de quarante-quatre ans plus vieilles que les miennes, étaient les meilleures, je leur donnais toujours raison, mais ne changeais pas d’un pouce ma ligne de conduite. Je pensais que les idées des tantes sont bonnes pour les tantes et celles des nièces parfaites pour les nièces.

Plus docile et moins présomptueuse, peut-être aurais-je songé que ma tante, dont l’existence se passait à me gâter, ne pouvait me défendre sans motif un plaisir que je goûtais si vivement. Puisque l’excellente créature sacrifiait sans cesse ses goûts à mes caprices, elle n’agissait donc qu’en vue de mon intérêt et sa défense visait à m’épargner un danger ou un chagrin que j’étais trop jeune pour prévoir…

Hélas ! bien des enfants préfèrent aux doux avis de ceux qui les aiment les dures leçons de l’expérience, la plus sévère des marâtres…

Mon bonheur égalait mon émotion lorsque, grimpée à la grille du jardin, je parvenais à tenir d’une main le battant de la cloche bavarde et lever de l’autre main le petit loquet de fer.

Quelle ivresse !…

Je sentais la cloche frémir sous mes doigts comme un oiseau captif… le bâillon serrait fort… la tante était loin… et hop !… je franchissais le seuil. Mes jambes et mon cœur, tout courait vers la rivière…

Et la lessive ?…

J’y arrive ; il fallait bien vous présenter d’abord ma rivière.

Les jours de lessive (l’événement durait au moins une semaine), la nièce de tante Claudie s’éveillait au premier soleil. J’ai remarqué qu’il faisait du soleil ces matins-là.

À peine hors de mon lit, je courais à la fenêtre et j’avais le plaisir de contempler, à travers les rideaux de mousseline à pois, tout un bataillon féminin évoluant sous les yeux de ma tante, dans un arsenal de baquets, de piles de linge, de brouettes, de battoirs et de morceaux de savon.

J’étais vite habillée, vite mêlée au groupe des travailleuses, dont deux seulement m’intéressaient : tante Claudie et la Girardeau.

À la première, je souhaitais un tendre bonjour entremêlé de caresses.

Ma tante, qui conservait dans le feu de la bataille un entendement très ouvert, n’avait pas besoin d’explications :

« Oui, oui, tu vas aller à la rivière. »

Je sautais après la Girardeau, la plus ancienne des laveuses, m’agrippant à son tablier. Tante ajoutait aussitôt :

« Veillez-y bien, la Girardeau, ne la laissez pas trop approcher du bord. Prenez votre temps. Il vaut mieux laver un jour de plus et ne pas laisser cette enfant se noyer. »

Les draps s’empilaient sur la brouette, tante les recouvrait d’un sac de toile, et hop !… assise là-dessus plus fièrement que la czarine sur le trône de toutes les Russies, je me laissais voiturer par la brave femme.

Les autres venaient derrière, leurs pieds nus perdus dans un nuage gris.

Et cric que… cric que… cric que… cric… les brouettes roulaient, grinçaient, couraient, mais la mienne gardait la tête.

Malgré sa petite taille et ses soixante ans, la Girardeau était aussi vigoureuse que toutes les jeunesses. Elle roulait ferme, ses maigres mollets battus par la jupe de droguet et les ailes de sa coiffe voltigeant au vent.

Je riais comme on rit si bien à cet âge, et ma vieille brouetteuse en était toute ragaillardie.

Ce jour-là, rien pour moi qui ne fût brillant et gai. Jamais tapis de haute laine ne m’a semblé aussi moelleux que l’herbe drue du grand pré incliné en pente douce jusqu’à ma rivière.

C’était le pré de tante Claudie. Elle l’aimait, celui-là, parce qu’il lui donnait en abondance un excellent fourrage.

Moi je l’aimais pour le velouté de son herbe, pour ses grands boutons d’or, pour ses pentecôtes rouges, blanches ou tiquetées de mauve, pour ses bonhommes aux fleurons serrés comme les écailles d’un conifère, pour ses jolies grenouilles, ses geurnovelles, qui me sautaient aux jambes comme de petites étourdies, pour tout enfin, car tout est beau dans la nature.

Je ne quittais mon carrosse qu’au bord de ma rivière, qui m’accueillait en chantant.

À gauche, sous les grandes arches du pont du chemin de fer, les laveuses disposaient leurs garde-genoux, leurs battours et leurs piles de linge.

Tout cela se faisait en jasant. Ma rivière ne tardait pas à charrier des flocons d’écume savonneuse ; les chemises, les draps flottaient en formant de gros ballons, et les coups de battour résonnaient, mêlés au tic-tac du moulin voisin.

J’avais aussi mon petit battour avec lequel je ne battais guère que mes doigts.

Très vite lassée, je m’asseyais sur une motte d’herbe, mes pieds nus plongés dans l’eau limpide. Je restais là à guetter les martins-pêcheurs au plumage chatoyant, les libellules : les demoiselles et les messieurs, qui miraient coquettement leurs ailes diaprées.

La mère Girardeau ne me quittait guère de l’œil. Les draps en souffraient bien un peu, mais, tout intéressée qu’elle fût, tante Claudie préférait ce malheur à ma perte.

À dix heures, les servantes Morette et Babette venaient apporter aux laveuses le gros quignon de pain beurré dans lequel toutes ces robustes travailleuses mordaient à belles dents.

Le soir venu, elles remportaient le linge lavé sur les brouettes alourdies où les draps roulés en torsade s’égouttaient tout le long du chemin.

Lessives de tante Claudie, quelles bonnes heures vous m’avez fait passer !

Encore aujourd’hui, votre souvenir me revient en odorantes bouffées où l’haleine fraîche de ma rivière, parfumée de menthe sauvage, évoque mon enfance heureuse.

La lessive terminée, trois jours étaient consacrés à l’étendage sur les buissons, sur les genêts fleuris, sur la praie, puis au pliage.

Point de rivière, point de plaisir. Ces journées étaient pour moi sans aucun charme.

Que ne me suis-je contentée ainsi !…

Voici ce que j’imaginai un beau jour, dans l’intention de prolonger mon amusement.

J’avais une fille en carton peint, au visage de biscuit, aux yeux d’émail avec une perruque blonde.

Elle possédait un trousseau complet : jupons, chemises, pantalons par douzaines. Jusqu’ici, Morette ou Babette s’étaient chargées de la lessive de ma fille.

Mais ces lessives-là se faisaient dans un baquet avec très peu d’eau et guère de savon.

Je voyais bien que c’était une lessive pour rire.

Cette fois, je voulus une vraie blanchisseuse. Je demandai et obtins que la Girardeau consacrât un après-midi entier au trousseau de ma fille.

Nous partîmes donc, la vieille paysanne et moi, l’une roulant l’autre sur la brouette où la fine toile du trousseau de ma fille avait remplacé le linge peu élégant de tante Claudie.

Nous nous installâmes dans nos garde-genoux et pan… pan… pan… nous remplîmes de bruit la rivière gazouillante.

Les chemisettes gonflées semblaient des corps flottants, des corps de tout petits personnages : des riquelets, comme disait la Girardeau.

J’eus beau salir à mesure ce que la bonne femme lavait, il arriva un moment où tout fut savonné, rincé et tordu.

La rivière chantait sa plus jolie chanson… comment la quitter ?…

La Girardeau me disait qu’il était l’heure de rentrer… Je faisais la sourde oreille. En vain prit-elle entre ses mains rougies et froides mes mains couvertes de mousse blanche… je résistais…

La rivière me tenait et elle me tenait bien. Si bien même que tout à coup, sans que j’aie pu comprendre comment cela s’était produit, poussée sans doute par la main de Dieu qui punit toujours les désobéissants, j’exécutais au fond de l’élément liquide le plus beau plongeon qui se puisse voir.

Ah ! ma rivière ! quel tour vous m’avez joué !…

Baigner nonchalamment ses pieds dans l’eau tiède du courant ou tomber tête première entre les joncs de la rivière, c’est chose fort différente.

Pour la première fois, j’eus la vision de la mort, d’une mort terrible, au fond de la vase molle que dissimulent si bien les petits cailloux.

La nappe bleue m’étreignait comme un vêtement de glace et paralysait déjà mes membres.

Est-ce que tante Claudie aurait dit vrai… la rivière dévorerait les enfants ?…

Mes yeux se fermaient, j’allais mourir, lorsque la Girardeau risquant sa pauvre vieille vie, si utile aux cinq petits qui l’appelaient grand’mère, m’arracha à la mort, moi, enfant gâtée, qui ne savais encore que chanter et désobéir.

Après m’avoir réchauffée et réconfortée, tante Claudie me prit sur ses genoux, me regarda de ses bons yeux aimants pleins de larmes et d’effroi et me dit :

« Petite, croiras-tu tante Claudie ?

« La vie est comme ta jolie rivière… un danger voilé de fleurs.

« Les enfants n’ont pas les yeux assez ouverts pour découvrir les épines qui se cachent sous les roses du plaisir ; c’est pourquoi tu n’avais pas vu la vase dangereuse cachée sous les cailloux blancs.

« Mais les enfants ont des mères, des pères, des tantes, qui veillent sur eux ; et l’obéissance est le flambeau qui éclaire et prévient tout danger. »

Je pleurais à chaudes larmes, plus touchée des douces paroles de tante Claudie que je ne l’eusse été d’une bonne correction…

Tante continua :

« Si la Girardeau, qui s’est dévouée pour te sauver, était restée au fond de la rivière, aurais-tu été en mesure, en admettant qu’un autre t’eût sortie de là, de donner du pain à ses cinq petits enfants ? »

Je fus secouée de sanglots convulsifs… la Girardeau morte… ses petits sans pain… tout cela pouvant arriver par ma faute !… Ah ! cette pensée ne me quitterait plus jamais…

Tante me consola… aussi bien étais-je corrigée…

Je comprenais qu’une cervelle de petite fille est une très mauvaise boussole conduisant tout droit au naufrage ; je me promis fermement de n’agir que d’après la plus rigoureuse obéissance aux ordres de mes parents.

Plus tard, quand je serais grande, on verrait !…

N’allez pas croire surtout que je fusse très fâchée contre ma traîtresse amie. Rivière, jolie rivière, je t’aime toujours en dépit de tante Claudie qui t’aime moins que jamais.

Seulement, ô folle inconséquence, depuis mon terrible plongeon, jamais plus battour n’a chanté sous ma main.

Paul Roland.