À la belle étoile

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À la belle étoile
Débuts littéraires (1883-1890)François Bernouard1 (p. 128-137).



À la Belle Étoile


I


Tout à coup des voix chantèrent : une voix aiguë et une voix basse. C’était un chant indistinct, coupé, haché menu comme le chant d’un ivrogne. Deux hommes parurent à l’une des extrémités du petit pont.

L’un d’eux, le moins ivre, débraillé, la blouse rabattue sur les épaules et laissant voir sa chemise de toile, soutenait l’autre et se roidissait pour éviter une chute commune.

Ils s’arrêtèrent sur le pont, à regarder d’un œil trouble l’eau qui leur envoyait en plein visage ses bouffées fraîches, et de nouveau leurs voix s’élevèrent avec un bruit de ferraille remuée.

Ils riaient à la rivière si douce qui les caressait, bonnement, de ses souffles humides.

Mais, vrai, elle venait bien tard : le vin était tout bu.

Derrière eux le soleil tombait, un soleil d’un rouge terne, dont les rayons se brisaient en gerbe sur un nuage pendu à l’horizon comme un haillon éclatant.

La lumière s’amollissait et, tamisée par les feuilles et les branches déchiquetées, ne jonchait plus le sol que de vagues fleurs de clair et d’ombre.

Les arbres se revêtaient déjà de formes nocturnes dont la plus simple était celle d’un oiseau énorme balançant ses larges ailes sans jamais se décider à prendre son vol.

Dans la solitude, les plus petits détails prenaient de l’importance.

Après un long moment de lourdeur, où une petite fleur eût paru pesante, il s’était fait une subite animation comme au coucher d’un roi.

Les oiseaux rentraient, comme des fusées, dépareillés, s’appelaient par des cris divers et prenaient sur une branche, sous une feuille, des poses commodes pour la nuit, avec des chants vifs et des roucoulements sourds.

Dans l’air moite, empli de morbidesse, de soudaines et fortes haleines passaient comme si le vent eût donné une fois pour toutes ce qui lui restait de souffle.

L’eau s’illuminait de feux intérieurs. Un monde de nuit s’y éveillait, et les deux ivrognes, pris d’une émotion niaise, regardaient s’étendre, comme des robes de fantômes, les brumes blanches épandues, vapeurs d’une immense étuve.



II


Ce soir-là, le curé du village, rasé de frais, nu-tête, chauve et ventru, sous une ombrelle blanche bordée de bleu, avait sonné à la porte du château, dans la certitude, que n’avaient jusque-là jamais trompée ces dames, d’y rester à dîner.

La servante qui lui ouvrit lui jeta en pleine face :

— Cette fois, elles n’y sont pas, Monsieur le Curé.

Le curé flaira une plaisanterie.

— Point, dit-il vivement ; je ne le crois pas.

— Croyez-le, dit la servante.

Il demeura atterré, fixa sur son nez ses lunettes fumées, regarda la servante, lui vit un sourire malin, ne dit rien et partit.

Où allait-il dîner maintenant ? Ce n’était pas son jour au moulin : ce n’était son jour nulle part.

Il marchait sur la route, absorbé, sans répondre aux saluts, laissant pendre son ombrelle ouverte, à fond jaune, qui lui tapait sur les jambes, vraiment frappé de stupeur en face de cette chose inattendue.

Il ne se demandait pas où pouvaient être ces dames. Cela seulement occupait fixement son esprit :

— Un dîner perdu ! pas de dîner ce soir !

Il alla longtemps la tête basse et, quand il leva les yeux, il se vit au milieu de deux rangées d’arbres si grands qu’ils lui cachaient le soleil et formaient au-dessus de sa tête comme un dôme vert, ça et là percé à jour.

La fatale nouvelle l’avait entraîné par trop loin : puisqu’il ne devait pas dîner, mieux valait aller se coucher et dormir. Il voulut revenir sur ses pas ; mais, au lieu d’un demi-tour, il fit un tour entier, d’une manière vive et pressée.

Son ennemi mortel le suivait à quelque distance.

Affolé, il marcha à grandes enjambées.

Mais l’autre gagnait visiblement sur lui.

Moitié paysan, moitié bourgeois, il avait une blouse, un visage anguleux, un petit chapeau à bords courts, presque une casquette, et, à la main, un bâton noueux dont l’un des bouts était traversé par un cordon de cuir.

Il se hâtait et donnait à son bâton un mouvement de virevolte rapide. Il mit sa large main sur l’épaule du curé.

— Où donc que vous allez comme ça, Monsieur le Curé ?

— Monsieur Moru, je vais chercher à dîner, dit le curé d’une voix morte.

— Ah ! elle est bonne ; mais c’est pas de ce côté-là. Vous vous êtes trompé de route, bien sûr. V’là ce que c’est que d’avoir le nez sur son bréviaire. C’est votre jour au château, ce soir, c’est-il pas vrai ?

— C’est vrai, dit le curé qui se crut quitte et voulut lui tourner le dos.

Moru lui serra l’épaule.

— Eh ! ben ! eh ! ben. C’est comme ça qu’on quitte les amis ?

— Mon ami, dit le curé d’une voix moins molle, il se fait tard.

Et il fit un mouvement en arrière. Mais la main serra davantage, et la figure de Moru, jusque-là patelin, devint furieuse.

— Ah ! tu crois, bedon, que j’vas te lâcher, maintenant que je te tiens ? Dieu de Dieu ! J’voudrais ben que ma fille fût là.

Le curé comprenait depuis longtemps. La fille du père Moru était, comme son père, entre deux classes, moitié bourgeoise, moitié paysanne.

Moru l’avait, toute jeune, retirée du couvent pour la mettre dans une pension libre, et, le dimanche qui suivit son départ, le curé, tout nouvellement arrivé au village, ignorant des colères du père Moru, tonna en pleine chaire contre la fille et le père, “ ces gens frappés d’immodestie ”, cria-t-il.

— Ah ! j’te tiens donc. Dieu me pardonne. Y avait longtemps que je l’attendais, celle-là ! Le curé regarda machinalement le bâton noueux. Mais soudain la face bouleversée du, père Moru s’adoucit, et il se mit à rire.

— Je vous ai fait peur, hein ? pas vrai, Monsieur le Curé ? Eh ! ben, tenez, j’suis pas si méchant que vous, car ce n’est pas pour dire, mais c’est pas bien, ce que vous avez fait là. Mais faut pas rendre le mal pour le mal. Les dames du château ne sont point chez elles ; vous l’savez ben, et moi aussi. Venez dîner avec moi et n’en parlons plus : ça y est-il ? Le curé, stupéfait, n’en revenait pas de tous ces événements divers. Il balbutia, hocha la tête, soupçonneux, ne pouvant croire que les choses prenaient une telle tournure, dit oui, dit non, puis, autant par crainte que par envie, accepta.

Le père Moru dit :

— C’est en ville que je vous emmène ; nous sommes plus près de la paroisse de votre confrère de G… que de la vôtre. Allons à son auberge ; nous reviendrons par les prés.

Et ils partirent au pas, le père Moru parlant de ses affaires qui allaient bien, et le curé rasséréné et reprenant d’autant mieux son courage et son humeur bénigne que la faim grandissait et que l’auberge approchait.

Quand ils furent arrivés, le père Moru commanda du simple, mais du bon, et il parla à l’oreille de l’aubergiste qui ouvrit grandement la bouche et les yeux et sourit d’intelligence.

Le père Moru était d’une brave gaîté et le curé, encore un peu défiant, s’y mettait tout de même,

— Moi, voyez-vous, disait le père Moru, quand j’en veux, j’en veux ; mais quand c’est fini, c’est fini ; plus de bouderie ; tope-là et allons-y ! Et il secouait les mains du curé.

— Ça, c’est bien, dit simplement le curé. Et il se sentait tout à fait rassuré, le nez chatouillé par d’agréables odeurs.

On mangea comme des affamés. Ils se gonflèrent à se déboutonner. Le père Moru assaisonnait le tout d’histoires salées et le curé se renversait sur sa chaise en arrière, en fermant les paupières, suffoquant, rouge, gavé, vidant à larges traits son verre qu’il trouvait toujours plein, au milieu des rires de l’aubergiste et du garçon et des gloussements des poules de la basse-cour qui se promenaient sans gêne jusque sous la table.

— Voyez-vous ce vieux soufflé qui a braillé contre moi !

Et le curé riait plus fort, se trouvait mal, avouait qu’on était bête par moments, et qu’au bout du compte tout le monde était libre.

Aux liqueurs on se tutoya. Au tabac, ils s’embrassèrent.

— Ça y est ! dit tout à coup le père Moru qui voyait les yeux du curé pleurer de petites larmes hésitantes.

Avec de longs efforts, il se leva et le fit lever.

— Va donc, tonneau ! dit-il en le poussant dehors par les deux épaules. Le curé s’appuyait au mur, disant :

— Mon ami, c’est trop, je crois que c’est trop, vois-tu ; assez pour une fois, mon ami.

Moru lui passa son bras sous le sien, moins pour l’aider que pour se soutenir, et ils s’entraînèrent, mouillés et chancelants.

Moru criait :

— Hue ! hue donc, Benoit.

Le curé répétait :

— Mon ami, c’est trop, nous nous dégradons comme des gens de peu. Que diront… que dira… mon ami… mon… a… mi…



III


Ils étaient tous les deux au milieu du petit pont, appuyés sur la barre de bois transversale qu’on y avait attachée avec de l’osier pour les piétons, heureux et partageant leur bonheur en frères.

— On n’est pas trop mal, disait Moru.

— Certes, Moru, je n’en pouvais plus de chaleur, disait le curé.

Soudain, trop saisi par le froid, il tomba comme un paquet mou ; Moru eut à peine le temps de l’empêcher de couler à l’eau, en se retenant à la barre de bois.

Il le regarda, hébété, un peu dégrisé, ne sachant que faire, embarrassé de cette masse qu’il faudrait porter tout entière maintenant.

— Eh ! Benoit, réveille-té donc, V’là que tu dors, à c’t’heure.

Benoit ne bougeait pas et ne répondait que par un petit hoquet, réjoui d’être couché au frais.

Moru, indécis, se grattait les cheveux, trouvait qu’après tout on était bien là, étendu, disposé à en faire autant ; puis il roulait ses yeux autour de lui.

La rivière, d’abord étroite, rapide, se brisait contre les pelles du pont fragile et tremblant, tombait en une cascatelle, rejaillissait sur un lit de bois et se mêlait à l’eau presque dormante d’un petit bassin dont elle sortait en une queue démesurée.

Autour du bassin, des saules baignaient leurs bras minuscules.

Au pied du pont, tirant faiblement sur sa chaîne simplement bouclée, dans un tournant, un petit bachot dansait mollement et plongeait avec un mouvement de va et vient.

Moru le regarda longuement en se dandinant, étonné de le voir là, tout seul, comme une carcasse de gros poisson émergée.

Puis une idée lui vint, une bizarre idée d’ivrogne qui a gardé juste assez de lucidité pour une farce. Il se baissa vers Benoit et cria :

— Benoit !

Benoit dormait, allongé, les mains jointes sur le ventre, la bouche ouverte, la face illuminée de rêves béats*

Moru le prit par les deux pieds et le fit glisser le plus délicatement possible sur l’espèce de terrasse en pierres brutes et moussues qui servait de soubassement au pont.

Puis il alla au bachot, le détacha, et l’amena près de Benoit. Il le vida du peu d’eau de pluie qu’il contenait et, abaissant jusqu’à lui les branches d’arbres qui pendaient sur sa tête, il en arracha des feuilles, le plus de feuilles qu’il put, et les étendit avec soin au fond du bachot en une couche moelleuse. Il riait en dedans, d’un rire silencieux, se disant parfois : “ Mâtin ! qu’il sera bien là ! Mâtin de veinard ! ”

Quand le bachot fut assez ouaté, il revint à Benoit et se mit à le déshabiller.

Benoit ronflait, et Moru, qui se dégrisait de plus en plus à Pair vif, bien sûr que l’ami ne se réveillerait pas, chanta, histoire de l’accompagner, un chant bas, monotone et lent, mêlé aux bruits de l’air comme si tout se fût uni pour endormir l’ivrogne, un vrai chant d’Indienne qui berce son petit.

Il plia avec soin la soutane, le pantalon qu’il enleva sans trop de peine. Ce fut plus difficile pour la chemise. Benoit parut de temps en temps secoué d’un petit frisson.

Il murmura même :

— Vieille chérie, tu me fais des chatouilles !

Mais Moru, subitement ému par le silence, par la sollicitude qu’il mettait à dévêtir le curé, par l’air langoureux qu’il chantait, l’embrassa comme un enfant, tendrement, les lèvres longuement collées sur le front, sur la bouche, le dorlota et l’amollit de caresses comme pour l’envelopper d’un sommeil profond.

Quand il l’eut mis à nu, il le porta au fond du bachot, le couvrit d’herbe fine jusqu’au cou comme d’un drap vert, puis, gardant avec lui les habits, il poussa du pied le bachot qui s’en alla à la dérive.

Alors il réveilla tous les échos de son rire, d’un lire large, cette fois, qui l’agitait dans tous ses membres et le faisait danser comme une pile.

Le bachot, hésitant, tourna sur lui-même, entra dans un tourbillon qu’il coupa et se laissa prendre par le courant comme par un bras flexible.

Moru le suivait, frappant des mains et du pied.

— Où diable irait-il ?

— Quelle farce ! Tu ne t’en vanteras pas de celle-là, hein ?

Il lui cria :

— Bon voyage !

Il lui hurla :

— Bonne nuit ! Tu leur-z-y diras bien des choses. Puis il jeta sur son épaule les vêtements du curé Benoit, roulés en ballot au bout de l’ombrelle blanche et il s’en alla à travers la campagne, sous les grands arbres, riant et chantant d’une voix forte.

Le bachot, loin des deux rives, descendait sans bruit, frêle, avec de légères oscillations.

Il suivait le fil de la rivière, sur les herbes d’eau douce qui pliaient, pareilles à des chevelures de noyés, comme on se courbe au passage d’une reine ou d’un convoi, et la lune levée haute dans le ciel, au milieu d’un cortège d’étoiles, le baignait d’une lumière blonde et le regardait glisser d’un air pâle.