À la brunante (Faucher de Saint-Maurice)/01

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Duvernay, frères et Dansereau, éditeurs (p. 1-11).


LA FEMME À L’AIGUILLE.


I.

non.


Alice avait dix-neuf ans et les portait de la manière la plus ravissante possible sur ses joues rosées, qu’un rayon de notre soleil s’était amusé à brunir.

À la voir passer rêveuse, le sourire sur les lèvres, effleurant les marguerites des champs du bas de sa robe de gaze, les cheveux légèrement dérangés par le chaud baiser de la brise d’été, elle ressemblait à s’y méprendre à ces figures toutes dorées d’illusions et de jeunesse, qui voltigent et repassent souvent à ces heures de mélancolie, que nous ont laissées Obermann et Réné. Aussi, dans un moment de rêverie, avait-elle eu un vague soupçon qu’elle devait être jolie, et depuis ce jour-là, presque sans s’en apercevoir, elle s’était formé un petit sanctuaire d’adorateurs dont elle était la déesse. Mais Alice, qui traitait un peu les choses sérieuses, comme le bas de sa robe traitait les fleurs des prés, faisait autant d’heureux qu’elle avait de courtisans, et cela était dû à une chose bien simple, que je puis vous dire confidentiellement.

Alice était coquette jusque dans le bout de son petit doigt de nacre.

Édouard avait vingt-et-un ans, quelques lambeaux d’enthousiasme, un amour profond pour tout ce qui est grand, noble et bon, et pour tout patrimoine, quelques mauvais vers qui comptaient depuis longtemps parmi ses péchés de jeunesse.

Comme ceux de son âge, il avait cru bien naïvement, au sortir du collège, qu’il lui suffisait de posséder du talent et de l’énergie pour avoir, comme ses camarades, sa part de pain et de soleil sur le sol natal ; mais cette croyance s’était bien vite évanouie au contact de l’égoïsme et de la méchanceté, puis un beau jour, le cœur malade et mourant, il était parti pour l’étranger,

Pendant deux ans, on n’entendit plus parler de lui ; mais un matin, le voisin d’Alice était revenu, à l’ébahissement de tout le monde, décoré et capitaine de lanciers.

Ce fut un jour de fête au village.

La mère embrassait son fils avec orgueil. Alice qui aimait éperdûment la nouveauté, voyait revenir un brave camarade d’enfance, et comme les larmes des autres la faisaient facilement pleurer, elle se promettait bien d’user de toute son influence de fille d’Ève, pour épargner une douleur à la famille du voisin, en prolongeant indéfiniment le congé d’Edouard.

Il est assez difficile pour un militaire de se départir d’aucune des vieilles habitudes qu’il contracte au régiment.

Édouard avait conservé celle de faire de longues promenades sans but, rêvant il ne savait à quoi, et bien souvent dans ses excursions à travers le parc de la villa, il apercevait le chapeau de paille qui cachait la tête de linotte d’Alice, se mouvant gracieusement sous les feuillées de son jardinet.

Ce morceau de paille d’Italie eut le privilége de fixer un instant ses rêveries. Il se prit à penser qu’il pourrait trouver là-dessous, ce qu’il avait vu chercher vainement à bien d’autres — la véritable pierre philosophale du siècle — une bonne femme aimant bien son mari ; et il se promit de saisir l’occasion aux cheveux — bien qu’on prétende qu’elle est chauve — et d’étudier de près sa brunette de voisine.

On se brûle souvent les doigts à ces études-là.

Édouard le savait par expérience, car son premier amour avait été pour une pâle Anglaise, qu’il avait regardée de trop près, et qui, dans un jour de déception, avait offert son cœur à Dieu ; aussi jura-t-il de ne pas s’approcher avant de bien connaître le terrain.

Alice, de son côté, était trop femme pour ne pas s’apercevoir de l’impression qu’elle produisait sur son voisin ; et, fière de sa nouvelle conquête, elle le laissa tranquillement entrer dans la collection de papillons qu’elle se formait, se disant bien qu’une fois là, elle l’y retiendrait à loisir, et qu’elle pourrait se passer le mignon caprice de lui enfoncer comme aux autres, entre les deux ailes, son épingle de naturaliste — l’amour.

Pendant un mois, Édouard fit ce que font tous les amoureux ; il se contenta d’aimer Alice de toute son âme de poète, se figurant qu’il était impossible pour elle d’en aimer un autre.

MM. Meunier et Darlington, les deux autres prétendants, en croyaient autant, et Alice était on ne peut plus heureuse de les aimer à son aise tous les trois, car — toujours confidentiellement — elle les aimait éperdûment, tant qu’elle les voyait assis près d’elle et lui contant fleurette, mais il ne fallait pas s’en aller. Autrement le vilain petit dieu de la fable courait au plus pressé, et décochait aussitôt sa flèche la plus aiguë à l’heureux remplaçant.

Presque chaque jour, après-dîner, Édouard venait causer avec Alice. Ce qui au commencement n’avait été qu’une distraction était devenu un besoin pour lui ; car un jour, ayant voulu connaître par lui-même, jusqu’à quel point l’amour peut faire tourner la tête, il s’était privé de converser avec sa voisine pendant deux journées, et il avait failli se fondre d’ennui et de migraine.

Ce fut bien pis lorsque, dans un moment de retour sur lui-même, il s’aperçut que MM. Meunier et Darlington étaient aimés autant que lui. Il essaya pendant deux heures de se persuader le contraire. Inutile ; la triste réalité se dressait là devant lui. Il tenait d’un autre ami que M. Darlington était le fiancé de la voisine, et qu’en attendant, comme elle était bien convaincue qu’il serait son mari, Alice se permettait de lui préférer, pour le quart-d’heure, M. Meunier.

Pendant quarante-huit heures, Édouard se figura que l’amour d’Alice lui était chose parfaitement indifférente ; mais, hélas ! un soir le pauvre garçon se prit à sangloter, car il se sentait un immense besoin d’affection, et le lendemain Alice recevait la note laconique suivante :

« Vous croyez-vous le courage de m’aimer un jour, Alice ? Pour vous entendre dire « oui » je renoncerai à tout, carrière, honneurs, épée. « Non » me ferait reprendre demain mon bâton de voyage et retourner tristement sur le chemin où, depuis deux ans, je marche sans amitiés comme sans affections.

« Édouard. »

Alice se garda bien de répondre à ce billet. Il lui fallait de la réflexion, que sais-je moi ? enfin, tout ce bagage de prétextes, que trouve toujours une jolie femme lorsqu’elle ne veut pas se prononcer.

Édouard, lui, suivait un cours de patience. Il continua ses causeries d’après-midi, tout en évitant d’amener la conversation sur l’important chiffon de papier, et il en était récompensé par le mignon caquetage d’Alice qui ne s’était jamais montrée aussi rieuse et aussi spirituelle. Mais tout a une fin ici-bas ; et un beau soir de septembre qu’Alice était frileusement assise sous un des grands chênes qui entouraient la maisonnette, et s’occupait d’une merveilleuse broderie, Édouard lui glissa tout doucement à l’oreille sa question de l’autre jour.

D’abord, Alice feignit ne pas comprendre le mot amour ; mais poussée au pied du mur par Édouard, elle s’informa nonchalamment s’il avait sur lui son brouillon de lettre.

Une première lettre d’amour s’écrit toujours sur un brouillon.

Prenant entre ses doigts de fée son aiguille à broder, elle fit trois points presque imperceptibles sous un des mots du billet, et le remit à Édouard, pendant qu’une larme perlait sous ses longs cils.

Édouard était ému comme à son premier jour de bataille.

Son regard atterré venait de tomber sur le mot « non » et devant lui repassait toute l’humble et modeste existence qu’il avait rêvée dans sa patrie, et que cette femme venait de faire mourir avec une piqûre d’aiguille.

Pendant cinq minutes il garda un long silence qui valait à lui seul bien de ces larmes que l’on croit venir du cœur ; puis, brisé par l’émotion, il baisa respectueusement la main qui venait de tuer sa jeunesse, et s’enfuit comme un fou à travers le parc.

Le soir il s’affaissait sous les attaques d’une fièvre cérébrale. Il voulait mourir, et sa mère, qui passa toute la nuit à le veiller et à lui répéter cette axiome de la sagesse : « Malheur à celui qui peut désirer la mort tant qu’il lui reste un sacrifice à faire, un bonheur à soigner, des besoins à prévenir, des larmes à essuyer ! » — l’entendit répéter bien souvent le nom d’Alice, mêlé au mot aiguille, sans se douter que cette arme mignonne avait poignardé l’âme de son pauvre Édouard.


II.

oui.


Deux longs mois s’écoulèrent sans que l’on vît Édouard sortir de chez lui.

Les uns disaient qu’il était en train d’écrire ses curieuses aventures : d’autres, et c’étaient peut-être les mieux renseignés, qu’atteint d’une singulière maladie, il passait ses journées seul et silencieux, à regarder le coin du jardinet voisin, que l’on pouvait entrevoir par la fenêtre de sa chambre,

Alice ne passait pas le temps plus gaîment, car malgré son élégant défaut, elle s’était aperçue que l’absence d’Édouard faisait un vide autour d’elle, et, du reste, elle était douée au suprême degré de ce qu’on peut appeler la philosophie des femmes — la perspicacité.

Depuis qu’elle n’entendait plus son ami lui parler d’amour, cet amour avait grandi à ses yeux et elle s’était aperçu que la passion délicate et dévouée d’Édouard, valait bien les spleens de M. Darlington, ou les grosses turlupinades de M. Meunier. Bien souvent elle se demandait ce qu’Édouard pouvait faire, caserné comme cela dans son affreuse chambre, et les mots ingratitude, abandon, voltigeaient déjà dans sa pensée, lorsqu’un jour, au détour du bois, ils se rencontrèrent.

Édouard était pâle et défait. Alice rougissait de plaisir et d’émotion.

Édouard fut galant et prévenant comme dans les beaux jours d’autrefois, mais peu causeur : il n’osait trop l’être, crainte d’avoir des larmes dans la voix. Alice fut affectueuse et presque expansive.

Quand ils se séparèrent devant le petit parterre, Alice exigea d’Édouard la promesse qu’il reviendrait le lendemain. Le lendemain, Édouard était auprès d’elle, et les causeries et les confidences de jadis recommencèrent.

Peu-à-peu ces confidences, ces causeries devinrent ces épanchements d’âme à âme que les poëtes ont chantés sur tous les tons, et un jour Alice se penchant à l’oreille d’Édouard lui murmura timidement :

— Avez-vous oublié l’aiguille ?

Ces paroles affectueuses portaient en elles une parcelle du baume du samaritain de l’Évangile, car à quelque temps de là, Alice et Édouard agenouillés aux pieds du Christ de l’église du village, se juraient mutuellement de s’aimer toute la vie, ce qui est plus difficile qu’on ne le pense, même pour les âmes patientes.

Le garçon d’honneur remarqua qu’Alice avait prononcé son « oui » d’une voix forte et calme ; et, au grand étonnement des invités, quand, après être rentré chez lui, Édouard présenta à sa femme sa corbeille de noces, la première chose qu’elle en retira fut une aiguille d’or.

— Si jamais il nous prenait fantaisie de rompre ce que Dieu vient de lier, cette aiguille raccommoderait tout, n’est-ce pas Alice ?

— Oh ! oui, Édouard, repartit la voix mutine de sa femme.

C’était la deuxième fois qu’elle disait « oui » depuis le matin.

Ce mariage fut on ne peut plus heureux, et Édouard, qui n’a cessé que depuis quelques années d’être membre du parlement, ne décroche plus son grand sabre de cavalerie que pour mieux faire rire les cinq blondes têtes d’enfants que Dieu lui a envoyées.

De temps à autre il reçoit encore, par l’entremise du jeune Darlington, des nouvelles de ses anciens camarades du régiment ; car Darlington marié six ans après lui, n’a eu que ce seul fils, qu’Édouard a fait entrer au deuxième lanciers, grâce à son ancien lieutenant qui en est devenu le colonel.

M. Meunier a succombé la semaine dernière, à l’attaque d’apoplexie qui le menaçait depuis déjà quelque temps.

Cette mort a affecté un peu ma grand’mère. Elle perd ainsi un à un, tous ses souvenirs de jeunesse ; néanmoins, cela ne l’empêche pas de temps à autre, tout en brodant, de nous raconter quelques naïves histoires dans le genre de celle-ci, et de porter encore à ravir la coquetterie de ses soixante-sept hivers ; car, ma grand’mère — ce sera ma dernière confidence — c’est tout bonnement :

— La femme à l’aiguille.