À la brunante (Faucher de Saint-Maurice)/03

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Duvernay, frères et Dansereau, éditeurs (p. 41-68).


BELLE AUX CHEVEUX BLONDS.


I.

Bal chez Bernard.


Le 15 Septembre 1862, il y avait bal chez Martin Bernard, riche cultivateur d’un des plus coquets villages du comté de Verchères.

Deux mois s’étaient passés depuis que Rose la blonde, comme on l’appelait au couvent de Maria-Villa, avait quitté ce nid d’amies dévouées, et pendant ce temps, sans s’en douter le moins du monde, elle était mise à l’épreuve par maître Martin, que l’on avait souvent blâmé d’avoir voulu donner à sa fille, paysanne comme les autres, une éducation de demoiselle.

À la grande satisfaction des joues rubicondes de monsieur son père, Rose n’avait trop abusé ni de Chopin, ni de Wagner, car Martin, pour mieux éblouir ses collègues du conseil municipal, avait voulu avoir son piano, un Steinway superbe. Toujours ses bas de laine étaient trouvés chaque matin, délicatement ravaudés, et douillettement pelotonnés sur la courte pointe de son lit à baldequin ; le déjeuner et le dîner arrivaient à point, précédés d’un parfum de cuisine des plus appétissants ; vingt minutes après les grâces, la faïence à fond blanc, ramagée de larges fleurs bleues et rouges, brillait proprette et luisante dans l’armoire vitrée de la salle, et puis Rose, tout en s’acquittant à merveille de ses devoirs de ménagère, savait si bien lire et commenter la gazette au grave conseiller, elle était si bonne, si sage, si avenante, que maître Martin n’avait pu résister à la tentation de la montrer à ses compères villageois.

Ce soir là, on dansait donc à cœur joie dans la maison des Bernard, vieux débris de l’ancienne architecture française, laissant entrevoir au clair de la lune, sa large toiture rouge, appuyée sur de solides murs en pierre blanchie à la chaux, dont la couleur mate était coupée çà et là par les troncs raides et noueux d’une rangée de peupliers, qui laissaient voir à travers les échappées de leurs branches une gracieuse file de persiennes que maître Martin avait soin de passer lui-même au vert, chaque printemps.

La cohue villageoise encombrait partout le logis Bernard.

Au fond de la salle où d’ordinaire se tenait le jovial conseiller, on entrevoyait à travers un épais nuage de fumée, le gros ventre de Pierre Michon. Jean-Baptiste Duranceau le faisait bondir de joie à chaque forte saillie tombée de ses lèvres, tandis que plus loin, tout près de l’immense poële en fonte qui se reposait en ce moment du travail de l’hiver précédent, Jérôme Branchaud et Étienne Pelchat reprenaient pour la centième fois une chaude discussion à propos d’une part de route éternellement contestée entre leurs deux amitiés.

Au milieu de toutes ces têtes blanchies et courbées au contact de la charrue, passaient les notes basses de la voix du maître de céans, qui en ce moment développait avec complaisance un sien projet de code municipal, destiné à mettre fin aux querelles des Branchaud et des Pelchat de l’avenir. Cette démonstration philanthropique n’empêchait pas les mains rugueuses de l’honnête habitant de verser çà et là, à ses convives de rudes rasades d’un vieux rhum blanc qu’il tenait de son grand’père, et que ses invités tenaient pour bon à leur tour, à en juger par le crescendo de bruit et de gaîté qui sortait par les fenêtres basses de la salle, entr’ouvertes pour laisser échapper le parfum par trop aromatique, du tabac de la récolte Bernard, qui en ce moment subissait un terrible assaut.

La cuisine faisait contraste à cette pièce, sa voisine, car il y régnait un silence et un ordre absolus.

Deux chandelles placées sur une énorme table de sapin mettaient en pleine lumière un paysage, comme seul les aimait et pouvait les rêver Gargantua.

C’étaient des montagnes de croquignoles dorées et de pâtisseries tachetées çà et là par du sucre blanc glacé. À leurs pieds dormaient des lacs de crème jaune où flottaient comme des nénuphars des œufs à la neige ; puis, s’élançaient des falaises grisâtres de jambons fumés, cachant un peu plus loin une mare de sirops et de confitures, d’où sortaient comme des îlots, les dindons rôtis, les hures de porcs, les oies aux pommes, tout cela à côté d’une lagune de tire de sucre d’érable bornée par des collines de tourtières et de langues piquées d’aromates.

Et de ces bonnes choses aussi loin que l’œil pouvait aller, jusque dans l’ombre faite par le vieux bahut et le grand coffre bleu de la servante, pendant qu’au-dessus de cette terre promise, suspendus à la muraille miroitaient comme des nuages argentés les antiques couvercles à plat, fraîchement étamés.

Le petit doigt de Rose avait fait surgir toutes ces merveilles hors du garde-manger de l’honnête cultivateur, et pendant que muettes elles attendaient en paix le rude coup de fourchette de minuit, on entendait venir clair et timbré le rire argentin de la jeune fille à travers les rumeurs qui arrivaient du salon.

Le père Bernard venait d’y faire son entrée, ayant à son bras madame Robidoux, la mairesse, et profitant du moment où le rhum blanc laissait errer sur les anciens, une bouffée de jeunesse, aux applaudissements de tous, il organisait un menuet.

Danseurs et danseuses finirent par prendre place au milieu des sonores invitations de M. Bernard, et bientôt tous ces beaux et toutes ces élégantes du temps passé se mirent en branle, aux sons joyeux de deux violons et de la voix aigrelette d’une vieille clarinette.

Le plaisir régnait en maître sur ces têtes, et, profitant de la joie générale, Rose s’était glissée auprès d’une fenêtre, défendue par de grands rideaux rouges, achetés à l’enchère des meubles du seigneur ruiné.

Là, une douce causerie avec son cousin Jules l’attendait.


II.

une vocation.


Jules était le fils du grand Michel Porlier, le bedeau de la paroisse.

À force d’aligner à la file les uns des autres mariages, baptêmes et sépultures, Michel avait su amasser quelques économies, qu’il avait, en grande partie consacrées à l’éducation de son fils, et cela sans trop se faire tirer l’oreille par sa femme Marguerite. À la grande satisfaction de l’orgueil paternel, Jules venait de terminer, au mois de juillet précédent, son cours d’études classiques au collège de Terrebonne où l’un de ses oncles était directeur, et comme, malgré les conseils du bon abbé, il n’avait pu se résoudre à suivre l’état ecclésiastique, ses idées tâtonnaient à la recherche d’une vocation, sans pouvoir se fixer sur aucune, si ce n’est sur les yeux bleus de sa cousine Rose qui en ce moment lui disait doucement :

— Vous paraissez tout triste ce soir Jules ; est-ce que vous ne seriez pas décidé à suivre les avis que vous a donnés mon père ?

— Faire mon droit ! mais vous n’y pensez pas, ma bonne Rose ! ce serait se mettre au cou un franc collier de misère. Où prendre l’argent pour faire face aux premiers déboursés indispensables, puis est-il certain que l’on puisse toujours battre monnaie, affublé d’une robe d’avocat ? Trop souvent, hélas ! elle ne couvre les épaules que d’un piètre agent d’affaires véreuses, ou d’un maigre courtier de toutes sortes de choses. Et le vrai talent que fait-il ? Regardez Joseph Landry, l’ancien amoureux de Jeanne Mercier ; il végète à Montréal depuis tantôt trois ans, vainement désireux de s’attacher une clientèle récalcitrante, en dépit de tous les diplômes universitaires possibles, et bien que la pauvre Jeanne l’attende toujours. Oh ! non, Rose, je vous en prie ; n’insistez pas sur ce sujet, car le droit m’effraie avec tous ses déboires, toutes ses responsabilités, et, dois-je le dire, avec toutes ses injustices !

— Vous avez mal saisi la pensée de mon père, Jules, et vous savez trop combien il vous aime pour ne pas confondre ses avis avec ses ordres. Il n’y a pas que le droit qui puisse mettre à l’aise une honnête intelligence : cherchez autour de vous ; comparez les bonheurs qui vous entourent, et peut-être en regardant bien, saurez-vous trouver le vôtre ?

— Le bonheur, ma bonne petite Rose, je sais bien où le trouver, fit Jules en lui prenant affectueusement la main : malheureusement je n’ai que mon instruction et mes deux bras pour y parvenir. Avec ce bagage là, la route se fait longue, trop longue parfois.

— Mais savez-vous, Jules, que ces paroles sont plus que du courage. Il ne vous reste plus qu’une bonne décision à prendre. Allons ! vite, faites-vous clerc chez l’avocat Nicol. Si cela ne vous plaît pas, installez-vous commis derrière le comptoir de Rossignol ! Les chiffres vous découragent-ils ? griffonnez du papier timbré dans l’étude de l’ennuyeux notaire Bédard, mais, de grâce, faites vite, car si vos hésitations continuent, j’ai bien peur que notre nid de campagne, ne se recule jusque aux frontières d’Espagne. Vous savez cette maisonnette, Jules… s’interrompit Rose en se dégageant la main du geste le plus félin du monde.

— Oh ! chère maison si rêvée, et si lointaine pourtant, reprit Jules avec mélancolie. Je l’entrevois d’ici, continua-t-il, en se fermant à demi les yeux, dans un songe extatique. À peine aperçoit-on son pignon blanc au milieu d’un bouquet de sapins verts : elle a une étage, pas plus ; les fenêtres laissent çà et là passer au vent leurs blancs rideaux : canards, oies et poulets picorent à qui mieux mieux au pied du balcon, pendant que la porte mi-entr’ouverte laisse apparaître une femme, la fée de la chaumière, qui s’en vient causer avec les fleurs du jardin, pendant que les enfants dorment là-haut ; car je veux qu’il y ait des enfants…

— Oh ! Jules, vous allez trop vite, fit Rose qui, les joues empourprées comme une cerise de juillet, venait d’accepter le bras du taciturne marguillier Nicolas Grondin, arrivé en tapinois auprès des deux rêveurs, pour rappeler d’un air timide et gauche à mademoiselle que la gigue promise frétillait déjà sur l’indiscrète chanterelle des violons.

Longtemps Jules suivit des yeux celle qui le faisait tant hésiter sur le choix d’un avenir, car il voulait le lui faire rose, comme son nom.

Les chassés-croisés de la joyeuse compagnie qui sautait et trépignait autour de lui, laissaient entrevoir par ci par là une jolie robe d’indienne frappée sur le dos de laquelle retombaient en nattes dorées une chevelure blonde et massive.

C’était Rose, sans contredit la plus fraîche et la plus mignonne fillette des environs, même à une bonne distance à la ronde.

Tout le monde le savait ; Jules le premier ; seuls Rose et le dévot marguillier semblaient l’ignorer.

Bientôt un cotillon remplaça la gigue mourante ; puis ce fut le tour d’un reel, puis d’un quadrille, puis d’une danse ronde, et Rose infatigable, en bonne maîtresse de maison, passait du bras de Thomas Toupin à celui de François Bélanger, de Gervais Lalonde à Germain Lambert, sans fatigue apparente, jusqu’à l’heure du réveillon, ainsi que l’exige l’étiquette canadienne-française.

Mais dès que les nombreux invités furent confortablement installés autour de la table ployante, et que les chansons à boire et les santés se prirent à circuler de convive à convive, Rose, sous un prétexte quelconque, pria sa tante Marguerite de faire les honneurs du logis, et revint auprès de Jules qui, debout dans un des angles de la salle, regardait distraitement le salon vide.

— Je me sens fatiguée, lui dit-elle, et, avant de monter à ma chambre, j’ai tenu à venir vous dire bonsoir ; j’espère pouvoir me glisser inaperçue au milieu de toute cette gaieté qui monte.

— Inaperçue ! vous êtes plus que cruelle, Rose, répliqua Jules, vous êtes une petite égoïste, car vous semblez toujours oublier que je suis là.

— Méchant cousin ! fit Rose en lui présentant son front à baiser : bonsoir ! à demain !

Hélas ! le lendemain devait être triste, bien triste, et, puisque j’ai entrepris de raconter cette navrante histoire, il me faut maintenant aller jusqu’au bout.

Rose envolée, aucun attrait ne retenait Jules au logis de l’oncle Bernard, et il s’achemina tranquillement chez lui par un de ces froids piquants que produisent toujours les gelées blanches de septembre.

De son garni il vit les lumières de la fête s’éteindre une à une.

Seule une veilleuse tremblotait toujours dans la chambre de Rose.

Longtemps, malgré la fraîcheur de la nuit, il se tint la figure collée aux vitres, épiant et cherchant à deviner ce qui pouvait tenir la rieuse cousine éveillée : mais de chez lui on n’entrevoyait pas de face la fenêtre de Rose, et, lassé de l’inquiétude qui commençait à le gagner, il prit le parti de s’envelopper dans son épais capot d’étoffe du pays, et d’arpenter philosophiquement le chemin du roi, en face de la maison de l’oncle Bernard, décidé à ne s’en aller qu’avec l’agaçante lumière.

Mais à peine mettait-il le pied sur le seuil que quelqu’un se prit à chuchoter auprès du balcon de Rose.

Jules se rappelait avoir souvent entendu cette voix, mais par cette nuit obscure il était impossible de la donner à une personne connue, lorsque tout-à-coup la porte, en s’ouvrant, inonda d’un jet de lumière la douce et sainte figure du curé de la paroisse. Elle était à demi-cachée par les bords de son large chapeau, et ses deux mains jointes semblaient dissimuler quelque chose sous la longue houppelande noire passée frileusement par-dessus sa soutane.

Le vieil abbé n’avait pas franchi la dernière marche du perron que déjà Jules tout atterré par sa présence, se tenait respectueusement à ses côtés, interrogeant de l’œil la servante Gertrude qui pour toute réponse fit briller une grosse larme sous ses cils gris, en dirigeant un regard muet vers l’appartement de Rose.

Jules y était arrivé avant ce coup d’œil chargé d’angoisses.

Hélas ! Le bal Bernard avait eu le dénouement qu’a décrit un poète :

Dans les lustres blêmis on vit grandir le cierge,
La mort mit sur son front ce grand voile de vierge
            Qu’on nomme éternité !

Déjà Rose ne pouvait plus parler, et depuis trois quarts d’heure une angine couenneuse s’était déclarée, à la suite de l’action traîtreuse du chaud et du froid.

En ce moment, elle avait ce délire effrayant de calme et de majesté qui précède certaines agonies, car pour la pauvre Rose l’agonie approchait, et — cela est bien triste à dire — le docteur Buteau ne se trouvait pas là pour en surveiller les terribles progrès, les arrêter, les modérer ou les couper net grâce à sa science incontestée. Il était précisément parti depuis une heure pour aller faire les couches de Josephte Brochu la fileuse, qui demeurait à deux grandes lieues de là.

Le vieux Bernard avait bien essayé tout ce que l’amour paternel pouvait lui suggérer de plus propre à maîtriser le mal, et, de l’avis de la tante Marguerite, il ne restait plus maintenant, qu’une seule voie de salut — les Saintes-Huiles, — ce que le curé essayait très-pieusement en ce moment, administrant l’Extrême-Onction au milieu des pleurs de la petite famille, qui, en sanglots, récitait la prière des agonisants.

Jules était abîmé dans son insondable douleur ; il n’entendait rien, ne voyait rien, ne comprenait rien au drame lugubre qui se passait : la morne ivresse du désespoir venait de le saisir.

Autour de lui, on psalmodiait, et la vieille servante Gertrude en était déjà venue à ce verset de la prière suprême :

Offerentes enam in conspectu Altissimi.

Le pauvre M. Bernard vieilli de six longues années depuis le réveillon de minuit, répondit alors en sanglotant :

— Ma pauvre Rose est finie !

Jules se prit la tête dans ses deux mains et murmura lentement :

— Oh ! mon Dieu ! s’il est possible que pareil calice d’amertume puisse s’approcher de nouveau d’une lèvre humaine, donnez-moi la science pour le briser, et faites-moi médecin pour que je puisse en sauver d’autres, en souvenir d’elle.


III.

belle aux cheveux blonds.


Depuis déjà cinq mois, Jules Porlier suivait à Montréal les cours de l’Université McGill.

Par les soins de l’oncle Bernard, il s’était installé dans une modeste pension de la rue Lagauchetière, et précisément ce soir-là, il y avait chez son voisin de chambrée, Ulric Bertrand, un comité de carabins, réunis pour étudier et repasser ensemble les cours déjà donnés par les professeurs.

Toutes les têtes fortes de première année faisaient cercle dans cette mansarde, où l’épaisse fumée de leurs brûle-gueules se trouvait mal à l’aise. Ils étaient tous là, Pierre Michon, Edmond Talbot, Edward O’Brien, Luc Renvoizé, Prudent Furois, Robert de la Durantaye et bien d’autres, — dont les noms m’échappent maintenant, — riant, crachant, fredonnant, s’étudiant à prendre les poses les plus délabrées, et ne travaillant guère, car Jérome Migneault venait de faire son apparition sur le seuil de la porte, tenant sous son bras trois bouteilles de Old Rye, et à la main quatre boîtes de sardines en conserves, qu’il avait, à force de diplomatie, arrachées à la mère Sweeney, la vieille épicière du coin.

En un clin-d’œil, Cazeaux, Orfila, Trousseau, Churchill, Wilson, Hunter, Grisolles, etc., toute la file de ces auteurs soporifiques autant que scientifiques était allée s’endormir sous les meubles d’Ulric Bertrand, à côté d’une vieille trousse Mathieu.

Le quart-d’heure de Rabelais venait de sonner pour eux, car on se préparait à confectionner une bross, mot parfaitement acclimaté dans le vocabulaire des étudiants en médecine, et pendant qu’Edmond Talbot, le seul de ces messieurs qui fût propriétaire d’un tire-bouchon, se disposait à travailler, Ulric Bertrand, voyant Jules faire mine d’aller se coucher, reprit la conversation interrompue par l’arrivée des produits commerciaux de la mère Sweeney :

— Comment se fait-il que l’on ne t’ait pas encore vu à la dissection, Jules ?

— La chose est toute simple, Ulric, et riez de moi si vous voulez, messieurs, mais je ne puis prendre sur moi de vaincre mon extrême répugnance à tailler dans la chair humaine ; peut-être cela viendra-t-il plus tard, car il le faut bien ! ajouta-t-il, en poussant un profond soupir.

— Allons donc ! interrompit la bande joyeuse, Jules Porlier ! le plus fort étudiant de première année, trop femmelette pour donner un coup de scalpel.

J’ai une recette infaillible pour vaincre ta répugnance, reprit Ulric Bertrand.

— Et cette recette ? dit Jules.

— L’école a besoin de sujet, viens avec nous ; tu nous aideras à faire notre prochaine razzia.

— Oh ! pour cela, non ! répondit Jules, d’un ton qui n’admettait pas de réplique.

— Le truc n’est pas malin, et pourtant je n’ose pas te blâmer, Jules, reprit Ulric Bertrand, car moi qui te parle, j’ai bien eu mes petites répugnances. Mais aujourd’hui, c’est différent ! je crois sincèrement que je serais de force à enlever le meilleur ami de mon père — mort, ça s’entend — pour en faire un sujet. Il ne naît pas un chirurgien sans qu’il en coûte à l’humanité, et comme je me sens en verve ce soir, je veux vous raconter un épisode de mes nuits de résurrectionniste. À votre santé ! mes tourlouroux.

— Salut ! reprit la troupe altérée, en chargeant à qui mieux mieux, pipes, bouffardes et cudmers dans l’immense pot à tabac placé auprès des bouteilles.

— Il y aura de cela vendredi prochain trois mois, commença Ulric Bertrand, en essuyant sa grosse moustache rousse ; c’était dans la nuit de la Sainte-Catherine.

Le matin même, notre protecteur nous avait délicatement insinué dans les trompes d’Eustache, que la table de dissection avait faim, et je ne fus pas long à arranger une petite expédition avec Marc Beaulieu et Augustin Marchand, que je rencontrai flânant au Terrapin.

Le soir de la Sainte-Catherine, nous étions donc en route, cheminant de l’autre côté du fleuve, sur le chemin du roi de Longueuil. Une neige floconneuse l’argentait, et notre cariole, traînée par un bon cheval, loué chez Dumaine, allait grand train, malgré une énorme cruche de Molson surveillée amoureusement par Augustin, et un immense paquet de conserves que ce gourmand de Marc avait songé à apporter. Pour ma part de gâteau, je m’étais chargé d’une pelle, de deux pics, de deux cordes, menus objets nécessités par notre voyage, et c’était vraiment plaisir d’entendre de temps à autre, l’harmonieux cliquetis que tout cela rendait ensemble, quand ces objets se rencontraient au fond d’un cahot. Ils exécutaient une musique qui sentait son cadavre à trois cimetières à la ronde.

Le tout trottinait à merveille, ne s’arrêtant de temps à autre que pour nous permettre de boire un coup de hot scotch, aux auberges connues de l’intéressant Augustin qui, je dois lui rendre cette justice, possédait son itinéraire à merveille.

Dans l’une d’elles, je me rappelle qu’il nous fit part d’une de ses meilleures théories.

Le whiskey écossais pris chaud, disait-il, est excellent. Il laisse, primo — un doux parfum de fumée au palais qui vous rappelle, à s’y méprendre, celui de la pipe culottée laissée au logis ; secundo — l’hiver, il concentre au foie une chaleur toute bienfaisante, et tertio — pris à doses répétées, il sème sur les lèvres de ces chansonnettes, comme seuls savent en fredonner les excellents montagnards qui le distillent, grivoiseries inoffensives qui feraient rendre des points à la douce gaieté du poète Burns, un Écossais modeste s’il en fut un. Chaque jour, il creusait dans sa cave d’aussi larges sillons que sa charrue en laissait dans son champ.

— Allons !

« Mes chères brebis, »


pour me servir de l’heureuse expression de madame Deshouillières, en souvenir d’Augustin retenu ce soir par les suites désastreuses d’un violent mal de cheveux, à la santé du chansonnier Burns !

— À force d’avaler du hot scotch, le temps semblait se refroidir singulièrement autour de nous, et ce diable de cimetière s’allongeait toujours devant les naseaux fumants du cheval.

Il fallut recourir aux moyens violents pour nous remettre sur le train, et Augustin songeait que c’était là le temps ou jamais de placer ce célèbre chant du fossoyeur, que je composai en un jour de folle gaieté.

Je fis des mines, car il y avait une rime qui clochait.

Cercueil et linceul se marient fort bien au fond d’une fosse, mais pas en poésie, paraît-il.

Malheureusement, Augustin n’était pas né puriste :

Il entonna.

Vous savez, ça va sur un air inconnu, et il y a refrain :


LE CHANT DU FOSSOYEUR.
I.

Les morts pour moi sont bonne aubaine :
Il m’en vient par toute saison.
J’en crèverais bien à la peine,
S’il fallait compter ma moisson.
À moi, la pâle fiancée !
Houp ! mes cordes sous ce cercueil !
Couche-toi là, ma trépassée.
Dors en paix sous ton frais linceul !
     Et puisque la besogne est faite,
     Vite ! buvons un petit coup !
     Cela vous met le rire en tête,
     J’ai soif, et j’ai creusé mon trou !

II.

À moi le pauvre ! à moi le riche !
À moi la mère ! à moi l’enfant !
À mon jeu personne ne triche.
Celui qui gagne est le perdant.

Mon pic en main, je fais la carte :
Le gazon vert sert de tapis.
Je mêle, et personne n’écarte :
Mes beaux joueurs sont endormis !
     Et puisque la besogne est faite,
     Vite ! buvons un petit coup !
     Cela vous met le rire en tête,
     J’ai soif, et j’ai creusé mon trou !

III.

Le soir venu, je siffle et j’erre,
Souriant à mes croix de bois :
Seul avec mon vieux cimetière
J’ai l’air ainsi d’un bon bourgeois.
Je baie aux cieux, puis je fredonne
Entre mes dents un air ancien :
À mes pieds, l’insecte bourdonne,
L’herbe épaissit et monte bien.
     Et puisque la besogne est faite,
     Vite ! buvons un petit coup !
     Cela vous met le rire en tête,
     J’ai soif, et j’ai creusé mon trou !

IV.

Un jour pourtant, notre camarde
Me couchera dans le sainfoin.
Là, près du mur qui se lézarde…
Mais, je ne vais pas dans ce coin !
La mort est triste et je l’abhorre !
J’ai peur de dormir là-dedans …
C’est pour cela que dès l’aurore
Je creuse et bois, tuant le temps.
     Ma gorge est une large fosse
     Où la mort glisse à petits pas.
     Un fossoyeur chante et se gausse
     Jusqu’à l’heure de son trépas.

Le refrain faisait merveille ; on le répétait à tue-tête,

et pourtant ce diable de cimetière trottait toujours devant nous.

Enfin, une maison de sombre apparence se dessina lentement à notre gauche, et, amoindrissant poliment les sons de sa voix de basse-taille, Augustin nous dit :

— Attention ! mes futurs confrères ! c’est ici que vont commencer les précautions : il va falloir insinuer le cheval dans ce fourré de sapins, et escalader ce grand mur gris qui sort de ce banc de neige, là-bas. Passe-moi un pic, Ulric, et en besogne !

— Est-ce qu’on n’en décapite pas une ? hasarda timidement Marc.

— Tu as de l’esprit, toi, et tu finiras par avoir la spécialité des hydropisies ; puisque tu le veux bien, passe-moi la cruche avec le pic.

Un glou-glou sonore fit le tour ; puis la cariole poussée par six bras vigoureux alla se confondre avec les rameaux ployés par la neige, et dix minutes après, nous commencions à entamer la terre durcie d’une tombe, placée à angle droit avec la grande croix du cimetière.

Nous travaillions doucement, bien doucement, de peur d’éveiller les gens, et surtout les chiens du voisinage. Nos mains étaient bleuies par l’onglée, ce qui n’empêchait pas les pieds de tomber régulièrement. Ils grinçaient bien, de temps à autre, sur un caillou subitement ramené au grand air, mais en somme, ce n’était pas trop dangereux, car pas un chat ne rôdait autour du champ des morts.

Un remblai de six pieds de terre gelée gisait sur la neige maculée, lorsque nous atteignîmes la tombe. Au fond de ce trou informe, il faisait noir comme dans un four ; mais Augustin et Marc avait des yeux de loups-cerviers. Pendant que je faisais le guet, à genoux tous les deux sous les ais ouverts et craquetants, ils arrachaient lestement un fragment de cercueil, brisé à sa partie supérieure par un maître coup de pic.

Le bras de Marc disparut alors dans l’ouverture.

Je frissonnais des pieds à la tête, car pour rien au monde, je n’aurais voulu être à sa place en ce moment. Mais, faisant fi du contact marmoréen de ce cadavre, Marc enroula son bras gauche autour d’une poignée de cheveux, tira violemment le contenu hors de sa boîte et, comme le temps pressait, — une lumière passait et repassait derrière la fenêtre du bedeau, — Augustin procéda à la toilette, déchirant promptement ce qui devait être le suaire, car il était défendu de toucher à la garde-robe des bourgeois de l’autre monde.

Une corde fixée autour des reins, le cadavre sortit tranquillement du lit où il dormait ; en un clin-d’œil, la fosse reprit à peu près sa physionomie première, et cinq minutes plus tard, notre sujet était douillettement couché dans le coffre de la voiture, les genoux ramenés sur la poitrine, car la carriole n’était guère large.

Le lendemain soir, nous rentrions triomphalement à Montréal, revenus par un train d’enfer : c’était Augustin qui conduisait, et pourquoi le cacherai-je ? les auberges étaient fermées.

En m’endormant, je l’entendais chuchoter :

— Notre sujet devait être d’excellente famille, il avait une bien belle robe de tulle blanc.

— J’attachai peu d’importance à ce détail, car j’avais sommeil, mais le matin en entrant dans le cabinet de travail, je revis notre trouvaille nocturne, vrai bijou anatomique.

Ravissante dans ses contours, dans sa blancheur matte et dans son immobilité, c’était une vraie statue grecque déterrée des ruines du Parthénon.

Je ne la décrirai pas plus longuement, car depuis, elle s’est embrouillée dans ma mémoire avec bien d’autres, mais je dirai que nous mîmes huit jours à en faire un squelette superbe et, puisque cette histoire semble vous intéresser, j’ajouterai que, par un curieux procédé d’injection, j’ai réussi à préserver le crâne, non pas tel que nous l’a remis le cimetière de… tiens ! c’est trop fort d’avoir son nom sur le bord des lèvres, sans pouvoir le dire : qu’importe ? c’était dans le comté de Verchères, — mais tel que la science me l’a gardé, avec ses magnifiques tresses de cheveux blonds.

Il est là, dans l’enfoncement de la boiserie, au-dessus de la porte. Voyez-vous s’allonger sur la muraille l’ombre de la pipe que ce farceur d’Augustin lui a glissée entre les dents ?

À nos bouteilles maintenant, et gare à la sardine !

— À la santé du bonnet de nuit, Jules Porlier, qui n’a pas même entendu la fin de ton récit pour s’endormir, reprirent en chœur les carabins.

Jules, pâle comme la pauvrette exposée naguère sur la table de dissection, n’était pas pourtant endormi. Son âme avait faibli en face du crâne d’ivoire qui fut Rose Bernard, et il venait de perdre connaissance.

Oh ! science, que de crimes commis en ton nom !


IV.

sunt lacrymæ rerum.


La veille de la Toussaint de 1866, quatre ans après, je visitais en compagnie de quelques amis l’asile de Beauport. Dans les immenses prairies qui entourent ce château de la folie, les pauvres d’esprit allaient se promenant et causant entre eux de leurs rêves insensés. Le docteur Turcotte, homme de cœur, véritable Providence, donnée par une autre Providence pour veiller sur ce morne cimetière de la pensée, m’avait indiqué plus d’un cas curieux, lorsque tout à coup, en tournant le carrefour d’une allée de sapins, il s’arrêta devant un jeune homme au front haut, à l’œil triste et vague qui lisait discrètement, couché sur des feuilles mortes.

— Voilà, me dit-il, un cas excessivement grave : ce jeune homme que vous voyez là offre une folie tranquille, douce, et pourtant incurable. Il passe ses journées à lire les contes fantastiques d’Hoffmann ; l’Albertus de Théophile Gauthier lui est familier, Edgard Poë ne le quitte pas, Charles Beaudelaire est son favori, et il m’est impossible de le tirer de cette littérature imprégnée de bière, de nicotine et d’opium.

— Mais, répliquai-je, n’y aurait-il pas moyen de l’en distraire et de lui ôter ces moyens d’alimenter son imagination malade, en éloignant de lui les livres qui la surexcitent ?

— Impossible, mon bon ; il est doué d’une mémoire implacable qui lui représente sans cesse les scènes les plus terribles de ces conteurs fantastiques. Vous allez en juger par vous-même.

— Jules… fit-il, en se penchant, et en lui touchant l’épaule bien doucement.

Le pauvre interpellé se retourna lentement vers le docteur Turcotte. Un instant ses yeux ternes s’arrêtèrent sur la figure honnête de celui que tout le monde appelle le médecin des pauvres ; puis tout à coup un éclair étrange passa dans sa prunelle vague ; il fit un geste terrible et, d’une voix brisée :

Analyseurs damnés, abominable race,
Hyènes qui suivez le cortège à la trace
          Pour déterrer le corps ;
Aurez-vous bientôt fait de déterrer les bières
Pour mesurer nos os et peser nos poussières :
          Laissez dormir les morts !

Mes maîtres, savez-vous, qui donc a pu le dire ?
Ce qu’on sent quand la scie avec ses dents déchire
          Nos lambeaux palpitants ?
Savez-vous si la mort n’est pas une autre vie.
Et si, quand leur dépouille à la tombe est ravie,
          Les aïeux sont contents ?

Ah ! vous venez fouiller de vos ongles profanes
Nos tombeaux voilés, pour y prendre nos crânes ;
          Vous êtes bien hardis !
Ne craignez-vous donc pas qu’un beau jour, pâle et blême,
Un trépassé se lève et vous dise : — « Anathème ! »
          Comme je vous le dis.

Vous imaginez donc, dans cette pourriture,
Surprendre les secrets de la mère nature
          Et le travail de Dieu ?
Ce n’est pas par le corps qu’on peut comprendre l’âme :
Le corps n’est que l’autel, le génie est la flamme.
          Vous éteignez le feu !


Le fou avait su donner à ces vers de la Comédie de la mort de Gauthier, un tel accent de l’autre monde que le frisson en serait passé sur le scalpel d’un athée-médecin.

Instinctivement, je pressai le bras du docteur qui m’entraîna dans son cabinet particulier.

Un bol de punch et de longues pipes nous y attendaient, et c’est entre deux ouateuses spirales de fumée qu’il me raconta la triste histoire de Jules Porlier et de sa « belle aux cheveux blonds. »