À la dure, roman (trad. H. Motheré)/10

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À la dure, roman (trad. H. Motheré)
La Revue blancheTome XXVII (p. 284-293).
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À la dure  [1]
CHAPITRE XXVIII
Arrivée dans les montagnes. — Ma première fournée de découverte. — Ma première mine d’or. — La bulle crève.

Après notre départ de la Perte, nous suivîmes le cours de la rivière Humboldt pendant un bout de chemin.

Le quinzième jour, nous achevâmes notre marche de trois cents kilomètres et nous entrâmes à Unionville, comté de Humboldt, au milieu des tourbillons d’une tempête de neige. Unionville consistait en onze cabanes et un mât de la liberté. Six des cabanes s’égrenaient contre la paroi d’un défilé profond et les cinq autres leur faisaient face. Le reste du paysage se composait d’arides murs de montagnes qui montaient, des deux côtés du défilé, si haut dans le ciel que le village était, pour ainsi dire, enterré au fond d’une crevasse.

Nous bâtîmes une petite cabane grossière sur le bord de la crevasse et nous la couvrîmes de toile, laissant un coin ouvert, en guise de cheminée.

À la première occasion qui se présenta, je sortis en flâneur, tenant les camarades à l’œil, et m’arrêtant pour contempler négligemment le ciel quand ils avaient l’air de me regarder ; mais dès que la voie fut manifestement libre, je m’enfuis aussi coupablement qu’un voleur et je ne m’arrêtai que lorsque je fus tout à fait hors de la portée de l’œil et de la voix. Alors je commençai mes recherches avec une surexcitation fiévreuse qui débordait d’espérance, presque de certitude.

Je rampai par terre, attrapant et examinant des petits morceaux de cailloux, soufflant dessus pour les épousseter ou les frottant contre mes habits et ensuite les scrutant dans une expectative anxieuse. Voici que je découvris un fragment brillant et mon cœur bondit ! Je me blottis contre un rocher, je polis ma trouvaille et je la contemplai avec une ardeur émue et un ravissement plus marqué qu’une certitude absolue n’aurait pu m’en procurer. Plus j’examinais le fragment, plus j’étais persuadé que je venais de trouver une porte ouvrant sur la fortune. Je marquai l’endroit et j’emportai mon échantillon.

De toutes les aventures de ma vie, cet inventaire secret au milieu des trésors cachés du pays de l’argent est celle qui se rapproche le plus de l’extase complète. C’était une orgie délirante. Bientôt, dans le lit d’un mince ruisselet, je trouvai un dépôt d’écailles jaunes reluisantes et le souffle me manqua presque. Une mine d’or, moi qui, dans ma simplicité, m’étais contenté du vulgaire argent ! Je fus tellement bouleversé que je crus à moitié que mon imagination surmenée me trompait. Ensuite, une peur me vint que des gens aux aguets ne devinassent mon secret. Poussé par cette idée, je fis le tour de l’endroit et je montai sur une butte pour reconnaître les environs. Solitude. Pas une créature dans le voisinage. Alors je retournai à ma mine, me fortifiant contre un désappointement possible ; mais mes craintes étaient sans motifs, les écailles reluisantes étaient toujours là. Je me mis à les pêcher et pendant une heure je m’escrimai le long des méandres du ruisseau et je dévalisai son lit. Mais à la fin le soleil descendant m’avertit d’abandonner ma poursuite et je m’en retournai vers la maison chargé de richesses. Tout en marchant, je ne pouvais m’empêcher de sourire à l’idée de mon émoi de tout à l’heure à propos de mon fragment d’argent, tandis qu’un métal plus noble me crevait presque les yeux. En ce court laps, le premier avait tellement baissé dans mon estime qu’une ou deux fois je fus sur le point de le jeter.

De retour, je dis aux camarades (bien décidé à laisser filtrer la grande nouvelle à travers mes lèvres avec calme et de rester serein comme un matin d’été en regardant l’effet produit sur leurs physionomies) :

— Où avez-vous tous été ?

— À la découverte.

— Qu’avez-vous trouvé ?

— Rien !

— Rien ? Qu’est-ce que vous pensez du pays ?

— Peux pas dire encore, répondit M. Ballou qui était un ancien chercheur d’or et avait acquis aussi une grande expérience dans les mines d’argent.

— Bon ! ne vous êtes-vous pas fait une espèce d’opinion quelconque ?

— Si, une espèce d’opinion en effet. L’endroit est bon peut-être, mais exagérément vanté. Des gisements de sept mille dollars sont rares, tout de même. Cette Saba peut être assez riche, mais elle n’est pas à nous ; et, de plus, le roc est tellement plein de métaux grossiers que toute la science du monde ne peut l’exploiter. Nous ne mourrons pas de faim ici, mais nous ne nous enrichirons pas, j’en ai peur.

— Ainsi vous croyez que les apparences sont assez pauvres.

— Ça n’a pas de nom.

— Eh bien ! nous ferions peut-être mieux de nous en retourner, n’est-ce pas ?

— Oh ! pas encore, nous allons essayer un brin d’abord.

— Supposez maintenant, c’est une simple supposition vous savez — supposez que vous puissiez trouver un gisement qui rapporterait disons cent cinquante dollars la tonne — seriez-vous contents ?

— Donnez-le-nous, pour voir, s’écria toute compagnie.

— Ou supposez, simple supposition, naturellement, supposez que vous puissiez trouver un gisement qui rapporterait deux mille dollars la tonne, ça, ça vous irait-il ?

— Eh mais, qu’est-ce que vous voulez dire ? où voulez-vous en venir ? Y a-t-il un mystère là-dessous ?

— Peu importe, je ne dis rien de positif. Vous savez qu’il n’y a pas de mines riches par ici, parbleu, vous le savez bien, car vous avez été faire votre tour d’inspection en personne. Tout le monde sait çà, qui y a été voir. Mais, rien que pour causer, supposez d’une manière générale, supposez que quelqu’un vienne vous dire que des gisements de deux mille dollars soient simplement méprisables — méprisables, vous comprenez — et que là-bas juste en face de cette cabane, il y a des monceaux d’or pur et d’argent pur — des océans — assez pour vous faire tous riches en vingt-quatre heures ! Hein !

— Je dirai qu’il est aussi toqué qu’une buse, dit le vieux Ballou, mais hors de lui d’émotion, néanmoins.

— Messieurs, dis-je, je n’affirme rien. Moi, je n’ai pas été faire mon tour, vous le savez, et naturellement, je ne sais rien — mais tout ce que je vous demande, c’est de jeter un coup d’œil là-dessus, par exemple, et de me dire ce que vous pensez.

Et je jetai mon trésor devant eux.

Il y eut une bousculade empressée pour le rattraper et un rassemblement des têtes au-dessus du minerai, à la lumière de la chandelle. Puis le vieux Ballou dit :

— Ce que j’en pense ? Je pense que ce n’est qu’un ramassis de bouts de granit et de mauvaises paillettes de mica, qui ne vaut pas dix sous l’arpent.

CHAPITRE XXIX
Une mine d’argent, enfin ! — Chemin difficile. — Nous devenons de gros actionnaires miniers.

La véritable notion de la nature du métier de mineur d’argent ne tarda pas à me venir. Nous partîmes pour « explorer » avec M. Ballou. Nous escaladâmes les flancs de la montagne, nous grimpâmes au milieu des buissons de sauge, des rochers et de la neige jusqu’au moment de tomber d’épuisement ; mais nous ne trouvâmes pas d’argent, ni d’or non plus.

Nous recommençâmes jour après jour. De temps à autre nous arrivions à des trous de quelques pieds de profondeur, creusés sur des pentes et apparemment abandonnés ; et de temps en temps nous rencontrions un ou deux hommes nonchalamment en train de creuser. Mais il n’y avait pas de semblant d’argent.

Ces trous étaient les commencements de tunnels qu’on avait l’intention de pousser à des centaines de pieds à l’intérieur de la montagne, afin de mettre un jour en perce les filons secrets où se trouvait l’argent.

Un jour ! Cela semblait passablement lointain et d’un avenir tout à fait sombre et désespéré. Jour après jour, nous peinâmes, nous grimpâmes et nous fouillâmes ; nous, les jeunes, nous nous dégoûtions de plus en plus de cette besogne ingrate. À la fin, nous fîmes halte sous un rempart menaçant de rochers qui se dressait de terre à une grande hauteur sur la montagne. M. Ballou en cassa quelques fragments avec un marteau et les examina longtemps et attentivement avec une petite loupe ; il les rejeta et en recassa d’autres. Il dit que ce roc était du quartz et que le quartz était l’espèce de roc qui contenait l’argent. Qui le contenait ! Je m’étais figuré qu’il serait plaqué pour le moins à l’extérieur comme une sorte de vernis. Il continua à en casser des morceaux et à les examiner judicieusement, en les mouillant quelquefois sur sa langue et en y appliquant la loupe. À la fin il s’écria : « Nous le tenons ! »

Cela nous remplit d’anxiété à la minute. Le roc était net et blanc, dans sa cassure, à travers laquelle courait un filet irrégulier de bleu. Il dit que ce petit filet contenait de l’argent mélangé à des métaux grossiers, tels que le plomb et l’antimoine, et à d’autres déchets et qu’il y avait une ou deux paillettes d’or visibles. Après beaucoup d’efforts, nous parvînmes à discerner quelques légères et fines paillettes jaunes, et nous jugeâmes qu’il en faudrait peut-être bien une couple de tonnes pour faire un dollar en or. Nous n’étions pas dans la jubilation, mais M. Ballou dit qu’il y avait de plus mauvais filons que ça dans le monde. Il mit de côté ce qu’il appelait le morceau « le plus riche » du rocher, afin d’en déterminer la valeur par le procédé nommé l’essai au feu. Puis nous donnâmes à la mine le nom de Monarque des Montagnes (la modestie dans la nomenclature n’était pas le trait dominant chez les mineurs) et M. Ballou grossoya et afficha l’Avis suivant en en gardant copie pour le faire enregistrer au bureau du district :

AVIS

Nous soussignés réclamons trois concessions de trois cents pieds chacune (et une pour la découverte) sur ce filon ou ces filons de quartz argentifère, s’étendant au nord et au sud de cet écriteau, avec toutes ses dépressions, pointes, angulosités, variations et sinuosités, ainsi que cinquante pieds de terrain de chaque côté pour l’exploiter.

Nous y apposâmes nos signatures et nous essayâmes de nous figurer que notre fortune était faite. Mais quand nous en causâmes au long avec. M. Ballou nous devînmes abattus et perplexes. Il nous expliqua que cet affleurement de quartz n’était pas toute notre mine, mais que le mur ou le banc de rochers dénommés le Monarque des Montagnes se prolongeait des centaines et des centaines de pieds, sous terre ; il le compara à un rebord de trottoir et dit qu’il gardait toujours la même épaisseur — mettons vingt pieds — dans les profondeurs du sol et restait parfaitement distinct de son revêtement de rochers ; qu’il conservait toujours son caractère propre à quelque profondeur qu’il s’enfonçât et à quelque distance qu’il s’étendît à travers monts et vallées. Il nous dit que, pour ce que nous en savions, il pouvait avoir deux kilomètres de profondeur et quinze de long ; que partout où nous l’entamerions, à ciel ouvert ou en souterrain, nous y trouverions de l’or et de l’argent, mais pas du tout dans le roc plus commun qui l’entourait.

Il ajouta qu’au sein des grandes profondeurs se trouvait la richesse du filon et que plus il s’enfonçait, plus il devenait riche. Par conséquent nous devions soit forer un puits jusqu’à ce qui nous arrivions à la partir riche — mettons une centaine de pieds environ, — soit descendre dans la vallée et creuser un long tunnel dans le flanc de la montagne pour recouper le filon bien loin sous terre. Accomplir l’un ou l’autre était également un travail de plusieurs mois, car nous ne pouvions faire sauter et creuser que quelques pieds dans une journée — cinq ou six.

Mais ce n’était pas tout. Il nous apprit qu’après avoir extrait le minerai il faudrait le transporter dans des chariots jusqu’à une raffinerie lointaine, le faire moudre et en retirer l’argent par un procédé compliqué et coûteux. Notre fortune nous parut remise à un siècle.

Pourtant nous nous mîmes à l’ouvrage. Nous nous décidâmes pour le forage d’un puits. Donc, pendant une semaine, nous escaladâmes la montagne, chargés de pics, de forets, de coins, de pinces, de pelles, de bidons de poudre, de paquets de mèche, et nous suâmes sang et eau. D’abord le rocher était morcelé et délité, nous le creusions avec des pics et le déblayions avec des pelles, et le trou avançait à souhait. Mais voici que le roc devint plus compact et les coins et les pinces entrèrent en jeu. Bientôt rien ne put l’entamer que la poudre de mine. C’était là un travail des plus épuisants. L’un de nous tenait le foret de fer en place pendant qu’un autre frappait dessus avec un marteau de huit livres. Au bout d’une heure ou deux le foret s’était enfoncé de deux ou trois pieds, creusant un trou d’une couple de pouces de diamètre. Nous y placions une charge, nous y insérions un demi-mètre de mèche, nous y versions du sable et des cailloux, nous les tassions bien, puis nous allumions la mèche et nous nous sauvions. Quand l’explosion se produisait et que les rochers et la fumée sautaient en l’air, nous revenions et nous trouvions à peu près un boisseau de ce quartz opiniâtre et rebelle fracassé. Pas plus. Une semaine de ceci me suffit, je démissionnai. Clagett et Oliphant me suivirent. Notre puits n’avait que douze pieds. Nous décidâmes qu’un tunnel ferait notre affaire.

Nous descendîmes donc au bas de la montagne et nous travaillâmes une semaine ; au bout de ce temps, nous avions miné un tunnel à peu près assez creux pour y cacher un tonneau et nous calculâmes que quelque neuf cents pieds de plus nous mèneraient au filon. Je démissionnai de nouveau et les camarades ne tinrent bon qu’un jour de plus. Nous voulions un filon déjà développé. — Il n’y en avait pas dans le camp.

Nous abandonnâmes le « Monarque » provisoirement.

Pendant ce temps-là, le camp se remplissait de monde et l’émotion causée par nos mines du Humboldt croissait constamment. Nous tombâmes victimes de l’épidémie et dépensâmes toute notre énergie à acquérir de nouveaux « pieds ». Nous explorâmes et prîmes de nouvelles concessions, nous y plaçâmes des avis et leur donnâmes des noms grandiloquents. Nous troquâmes une partie de nos « pieds » contre des « pieds » d’autres concessions. En peu de temps nous devînmes de gros actionnaires de l’ « Aigle Gris », de la « Colombienne », de la « Succursale de la Monnaie », de la « Marie-Jeanne », de l’ « Univers », de la « Fouille-Porc-ou-la-Mort », de la « Samson et Dalila », de la « Trouvaille », de la « Golconde », de la « Sultane », de la « Boomarang », de la « Grande République », du « Grand Mogol » et de cinquante autres mines, que jamais la pelle n’avait égratignées ni le pic taquinées. Nous ne possédions pas moins de trente mille pieds par tête, dans les plus riches mines de la terre, ainsi que s’exprimait notre argot frénétique, et nous avions des dettes chez le boulanger. Nous étions fous d’enthousiasme, ivres de bonheur, étouffés par des montagnes de richesses en perspective, — hautainement compatissants envers les millions de laborieux qui ignoraient notre gorge merveilleuse, mais notre crédit n’était pas bon chez l’épicier.

CHAPITRE XXX
Comment se vendaient les « pieds ». — Nous abandonnons le forage des tunnels. — Inondation.

À chaque coin de rue je rencontrais des gens propriétaires de mille à trente mille pieds dans des mines non exploitées et convaincus que chaque pied vaudrait bientôt à lui seul de cinquante à mille dollars, et la plupart du temps ils ne possédaient pas vingt-cinq dollars au soleil. Chaque individu avait sa mine nouvelle à vanter et ses spécimens tout prêts : et si l’occasion s’en présentait, il vous bloquait infailliblement dans un coin et vous offrait, à titre de faveur pour vous, et non pas pour lui, de vous céder quelques pieds de « l’Age d’or » ou de la « Sarah Jane » ou de quelque autre amas de cailloux, moyennant de quoi se procurer un « repas sérieux » comme on disait.

Vous ne deviez révéler à personne qu’il vous avait fait cette offre à un prix aussi ruineux, car c’était par amitié pour vous qu’il consentait à ce sacrifice. Ensuite du fond de sa poche il exhibait un petit bout de roc et après avoir regardé mystérieusement tout autour de lui, comme s’il craignait qu’on ne l’attaquât pour le dévaliser si on le surprenait nanti d’un pareil trésor, il se le passait sur la langue ; y collait une loupe et s’écriait.

— Regardez-moi çà ! Juste là, dans cette crasse rouge ! Vous voyez ! Vous voyez les paillettes d’or ! et la raie d’argent ! Ça vient de « L’Oncle Abe ». Il y en a une centaine de mille de tonnes en vue ! En vue, remarquez bien ! Quand nous descendrons dedans et que le filon s’épaissira, ça sera la plus riche chose du monde ! Regardez l’analyse ! Je ne vous demande pas de me croire — regardez l’analyse !

Sur quoi il sortait un papier graisseux certifiant que la portion de roc analysée avait fourni la preuve qu’il contenait de l’or et de l’argent dans la proportion de tant de centaines ou de milliers de dollars à la tonne. Je ne me doutais guère à cette époque que la pratique ordinaire était de rechercher pour l’analyse le morceau de roc le plus riche. Très souvent ce morceau gros comme une noisette était dans une tonne le seul fragment qui contînt une particule de métal et pourtant l’analyse feignait de le considérer comme représentant la valeur moyenne de la tonne de gravats d’où il provenait.

C’est grâce à un pareil système d’analyse que le monde du Humboldt avait perdu la tête ; sur l’autorité de semblables analyses, les correspondants de journaux écumaient en parlant de rocs valant quatre et sept mille dollars la tonne.

Peu de gens faisaient entrer le travail en ligne de compte, pas plus que les mises de fonds, si ce n’est le travail et les dépenses d’autrui.

Nous ne touchâmes plus ni à notre puits ni à notre tunnel. Pourquoi ? Parce que nous crûmes avoir appris le vrai secret du succès en fait de mine d’argent — lequel était de ne pas extraire l’argent nous-mêmes à la sueur de notre front et par le travail de nos mains, mais de vendre les gisements aux tristes esclaves du labeur et de leur laisser le soin de l’exploitation.

Avant de quitter Carson, le Secrétaire et moi, nous avions acheté des pieds à divers rôdeurs de l’Esméralda. Nous nous attendions à d’immédiats revenus en numéraire, mais simplement nous fûmes en butte à de réguliers et constants appels de fonds, demandes d’argent pour le développement desdites mines. Ces appels de fonds étaient devenus si accablants qu’il nous sembla nécessaire d’aller éclaircir la chose en personne. Je projetai donc un pèlerinage à Carson et de là à l’Esméralda. J’achetai un cheval et je partis en compagnie de M. Ballou et d’un nommé Ollendorff, un Prussien, mais pas l’individu qui a infligé tant de souffrance à l’univers par ses misérables grammaires de langues vivantes avec leurs interminables répétitions de questions qui ne se sont jamais présentées et ne se présenteront jamais dans une conversation entre êtres humains. Nous chevauchâmes deux ou trois jours au milieu d’une tempête de neige et nous arrivâmes à « Honey Lake Smith », espèce d’auberge isolée au bord de la rivière de Carson. C’était une maison en rondins à deux étages, située sur une modeste éminence au milieu du vaste bassin ou désert, à travers lequel la chétive Carson serpente mélancoliquement. À côté de la maison, se trouvaient les écuries de la poste transcontinentale, bâties en briques séchées au soleil. Il n’y avait pas d’autres constructions à plusieurs lieues à la ronde. Vers le coucher du soleil, une vingtaine de chariots de foin arrivèrent et campèrent autour de la maison ; tous les charretiers entrèrent pour souper, compagnie très, très grossière. Il y avait aussi un ou deux cochers de la poste et une demi-douzaine de vagabonds et de piétons ; par conséquent la maison était bien remplie.

Nous sortîmes après souper et nous visitâmes un petit camp indien du voisinage. Les Indiens, très affairés pour une raison quelconque, pliaient bagages et se sauvaient aussi vite qu’ils pouvaient. Dans leur anglais rudimentaire, ils nous dirent : « T’à l’heure, tas d’eau ! » et au moyen de gestes ils nous firent comprendre qu’à leur avis une inondation arrivait. Le temps était parfaitement clair et nous n’étions pas dans la saison des pluies. Il y avait peut-être 30 centimètres, peut-être 60 dans la rivière insignifiante ; le courant n’était pas plus large qu’une ruelle de village et ses bords dépassaient à peine la hauteur de la tête. Donc, d’où pouvait venir l’inondation ? Nous discutâmes la question un moment, puis nous conclûmes que c’était une ruse et que les Indiens avaient quelque meilleure raison de se sauver en hâte que la crainte d’une inondation par une sécheresse si extrême.

À sept heures du soir nous allâmes nous coucher au second, tout habillés, comme d’habitude, et tous les trois dans le même lit, parce que toute la place disponible sur les parquets et les chaises était occupée et que même ainsi il y avait à peine de quoi loger tous les hôtes de l’auberge. Une heure plus tard nous fûmes réveillés par un grand tumulte et, sautant du lit, nous nous faufilâmes adroitement, entre les rangs des charretiers ronflants, jusqu’aux fenêtres de la façade de la longue pièce. Un coup d’œil nous révéla un spectacle étrange, au clair de la lune. La tortueuse Carson était pleine jusqu’au bord, ses eaux furieuses écumaient de la manière la plus sauvage, se précipitant autour des tournants aigus avec une vitesse folle et entraînant à sa surface un chaos de troncs d’arbres, de broussailles et de débris de toute sorte. Une dépression dans un de ses lits d’autrefois se remplissait déjà et à une ou deux places l’eau commençait à se répandre sur la terre ferme de la berge. Des gens couraient ça, et là amenant leurs chariots et leurs bêtes à côté de la maison, car le tertre où elle s’étendait ne comprenait qu’une dizaine de mètres en avant et une trentaine environ en arrière. Tout près de cet ancien lit de la rivière dont je viens de parler, se trouvait une petite écurie en bois où étaient logés nos chevaux. Pendant que nous regardions, les eaux augmentèrent si rapidement à cet endroit qu’en quelques minutes un torrent rugissait auprès de la petite écurie, et son bord gagnait constamment vers elle. Nous comprîmes soudain que cette inondation n’était pas un simple spectacle de fête, mais qu’elle menaçait dommage et non seulement pour la petite écurie en bois mais pour les bâtiments de la poste, voisins de l’ancienne rivière, car les vagues atteignaient maintenant le rivage, contournaient les fondations et envahissaient le grand parc à fourrage contigu. Nous courûmes en bas rejoindre la foule des gens éperdus et des bêtes épouvantées. Nous entrâmes avec de l’eau jusqu’au genoux dans l’écurie de bois, nous détachâmes nos chevaux et nous ressortîmes avec de l’eau presque jusqu’à la taille, tellement le niveau montait vite. Puis la foule se précipita en masse au parc à fourrages et se mit à démolir les vastes piles de foin pressé et à en rouler les balles en haut du terre-plein, près de la maison. Là-dessus on découvrit qu’Owens, un cocher de la Poste, manquait : quelqu’un courut à la grande écurie, y entra dans l’eau jusqu’au haut de ses bottes, le découvrit endormi dans son lit, le réveilla et repartit. Seulement Owens était engourdi et il reprit son somme ; mais pour une minute ou deux seulement, car tout de suite, en se retournant dans son lit, il laissa pendre sa main par dessus le bord et la plongea dans l’eau froide. Elle venait au niveau du lit. Il sortit en barbotant jusqu’à la poitrine et un instant après les briques séchées au soleil fondirent comme du sucre, le grand bâtiment croula en miettes et fut emporté en un clin d’œil.

Les Indiens étaient bons prophètes, mais d’où tenaient-ils leur renseignement ? Je ne saurais répondre à cette question.

Nous restâmes claquemurés huit jours et huit nuits en compagnie de cette curieuse équipe. Les jurons, l’ivrognerie et les cartes étaient à l’ordre du jour ; parfois on ajoutait une rixe au programme, pour changer. La saleté et la vermine — mais oublions ces particularités là ; leur profusion est simplement inconcevable — il vaut mieux qu’elle le demeure.

Il y avait deux hommes… — mais ce chapitre est assez long.

(À suivre.) Mark Twain

Traduit de l’anglo-américain par Henri Motheré.


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