À la dure, roman (trad. H. Motheré)/11

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À la dure, roman (trad. H. Motheré)
La Revue blancheTome XXVII (p. 356-368).
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À la dure  [1]
CHAPITRE XXXI
Les hôtes à Honey Lake Smith’s — Ce vieux rossard d’Arkansas. — Notre hôte. — Résolu à la lutte. — La femme de l’hôte. — Elle triomphe du matamore. — Nouveau départ. — Traversée de la Carson. — Nous l’échappons belle. — Nous suivons notre propre piste. — Un nouveau guide. — Perdus dans la neige.

Il y avait deux hommes dans la Société qui me causaient spécialement de l’ennui. L’un était un petit Suédois, d’environ vingt-cinq ans, qui ne savait qu’une chanson et qui la chantait perpétuellement. Pendant le jour nous étions tous réunis dans une salle de café étouffante : il n’y avait donc pas moyen d’échapper à la musique de ce personnage. À travers toutes les bordées de jurons, les tournées de whisky, les parties d’ « old sledge » et les disputes — sa chanson monotone méandrait sans jamais une variation en sa fatigante uniformité. Il me semblait à la fin que j’aurais accepté la mort si elle m’avait délivré de cette torture. L’autre homme était un bandit athlétique, nommé « Arkansas », qui portait deux revolvers à la ceinture et un couteau poignard dans sa botte et qui était toujours ivre et toujours en peine d’une bataille. Mais il était si redouté que personne ne voulait lui rendre ce service. Il essayait toutes sortes de ruses matoises pour attirer quelqu’un au piège d’une remarque blessante, sa figure s’illuminait de temps en temps quand il se croyait bien sur la piste d’un conflit, mais invariablement sa victime éludait ses filets et alors il montrait un désappointement qui était presque pathétique. L’aubergiste Johnson était un garçon doux et bienveillant : Arkansas jeta de bonne heure son dévolu sur lui comme sur un sujet d’avenir. Il ne lui donna de repos ni jour ni nuit pendant quelque temps. Le quatrième matin, Arkansas s’enivra et s’assit pour attendre une occasion. Bientôt Johnson entra, bienveillant à souhait, grâce au whisky, et dit :

— Je compte que l’élection en Pensylvanie…

Arkansas leva le doigt magistralement et Johnson s’arrêta. Arkansas se dressa en vacillant et lui fit face. Puis il dit :

— Que-qu’est ce que vous savez de la Pensylvanie ? Répondez-moi voir. Que - qu’est-ce que vous savez de la Pensylvanie ?

— Je voulais seulement dire…

— Vous vouliez seulement dire. Vous ! Vous vouliez seulement dire… Qu’est-ce que c’est que vous vouliez dire ? Voilà ! Voilà ce que, moi, je veux savoir. Je veux savoir, moi, qu’est-ce que vous savez de la Pensylvanie, puisque vous prenez cette sacrée liberté-là. Répondez-moi voir !

— Monsieur Arkansas, si vous me laissiez seulement…

— Qu’est-ce qui vous retient ? N’insinuez rien contre moi ? N’est-ce pas ! Ne venez pas ici faire la loi, jurer et tempêter comme un fou, n’est-ce pas ? Parce que, moi, je ne le supporterai pas. Si c’est une bataille que vous voulez, dites-le. Je suis votre homme, dites-le !

Johnson, battant en retraite dans un coin et suivi par Arkansas, menaçant répliqua :

— Eh ! mais, moi, je n’ai rien dit, monsieur Arkansas. Vous ne laissez pas les gens s’expliquer. J’allais seulement dire que la Pensylvanie allait avoir une élection la semaine prochaine — voilà tout — je ne voulais pas en dire plus long. Que je devienne impotent si ce n’est pas vrai.

— Ben alors, pourquoi ne le dites-vous pas ? Qu’est-ce que vous avez à faire le malin comme ça et à chercher des disputes ?

— Comment ! mais je ne faisais pas le malin, monsieur Arkansas… Je…

— Je suis un menteur, moi, alors ! Par l’âme du grrrand César…

— Oh S’il vous plaît, monsieur Arkansas, je n’ai pas eu l’intention d’avancer pareille chose, j’aimerais mieux mourir. Tous les camarades vous diront que j’ai toujours bien parlé de vous et que je vous ai respecté plus que personne dans la maison. Demandez à Smith, pas vrai, Smith ? Est-ce que je n’ai pas dit, pas plus tard qu’hier soir que, pour quelqu’un qui était un Monsieur tout le temps et sur toutes les coutures, passez-moi Arkansas ? Je m’en rapporte à n’importe lequel de ces messieurs : n’est-ce pas mes propres paroles ? Allons, voyons monsieur Arkansas, prenons un verre — serrons-nous la main et prenons un verre. — Arrivez, tout le monde ! C’est ma tournée. Arrivez Bill, Tom, Bob, Scott — arrivez, je veux que vous preniez tous un verre avec moi et Arkansas — ce vieil Arkansas, comme je l’appelle, ce vieux rossard d’Arkansas. Redonnez-moi la main. Regardez-le, les gars ! non, mais regardez-le, le v’là l’homme le plus blanc d’Amérique ! et celui qui dit non aura affaire à moi, je ne vous dis que ça, je ne vous dis que ça. Redonnez-moi encore ce vieil abatis-là.

Ils s’embrassèrent, avec une affection pocharde de la part de l’aubergiste et une condescendance passive de la part d’Arkansas — lequel, gagné par l’appât d’un verre, se voyait de nouveau frustré de sa proie. Mais le bêta d’aubergiste était si content d’avoir échappé à la boucherie qu’il continua à pérorer alors qu’il eût dû battre en retraite loin du danger. La conséquence fut qu’Arkansas se remit bientôt à le dévorer dangereusement des yeux et tout-à-coup dit :

— Patron, voulez-vous s’il vous plaît me répéter cette remarque. Je vous prie.

— Je disais à Scott que mon père avait plus de quatre-vingts ans quand il est mort.

— Est-ce là tout ce que vous avez dit ?

— Oui, c’est tout.

— N’avez-vous rien dit que ça ?

— Oui, que ça.

Là dessus un silence embarrassé.

Arkansas joua avec son verre un moment, se dandinant, les coudes sur le comptoir. Puis il se gratta méditativement le tibia de la jambe gauche avec le pied droit, pendant que le silence gêné continuait. Ensuite il s’en alla, en flânant, vers le poêle, l’air mécontent, il dérangea d’un coup d’épaule brutal deux ou trois personnes confortablement installées là, il prit leur place, donna à un chien endormi un coup de pied qui l’envoya hurler sous un banc, puis il étendit ses longues jambes, écarta les pans de sa houppelande et se mit en devoir de se chauffer le dos. Au bout d’un moment il commença à grommeler à voix basse et retourna vite au comptoir, en chaloupant, pour dire :

— Patron, quel motif avez-vous pour déterrer de vieilles personnalités et faire mousser votre père ? Est-ce que notre société ne vous plaît pas ? Hein ? Si notre société ne vous plaît pas, peut-être que nous ferions mieux de partir. Est-ce ça que vous voulez ? Est-ce là que vous voulez en venir ?

— Eh ! que le bon Dieu vous bénisse, Arkansas, je pensais pas à ça. Mon père et ma mère… !

— Patron, n’entortillez pas le monde, hein, n’est-ce pas ! S’il faut une bagarre pour vous contenter, allez-y comme un bon (un hoquet), mais ne déterrez pas de vieilles histoires pour les flanquer à la tête des gens qui veulent rester en paix, s’il y a moyen. Qu’est-ce que vous avez ce matin, donc, en tous cas ? je n’ai jamais vu. un homme agir de la sorte.

— Arkansas, sûr, je racontais pas ça contre vous et je m’en vais cesser si cela vous est désagréable. Ma boisson me monte à la tête, je me figure, et, avec ça, l’inondation, tant de monde à nourrir et à caser…

— Alors c’est ça que vous avez derrière la tête, hein ? Vous voulez que nous partions ? Nous sommes trop nombreux. Vous voulez que nous fassions nos paquets et que nous nous mettions à la nage. C’est ça ? Allons ?

— S’il vous plaît, soyez raisonnable, Arkansas, voyons, vous savez bien que je ne suis pas homme à ça…

— Des menaces ! Maintenant ? Pardieu, celui qui me fera peur n’est pas encore vivant ! N’essayez pas de jouer à ça, mon poulet, — parce que je supporterai bien des choses, mais je ne supporterai pas ça. Sortez de derrière le comptoir, que je vous nettoie ! Vous voulez nous mettre dehors, n’est-ce pas, espèce de capon, ficelle et sournois ! Sortez de derrière ce comptoir ; moi je vais vous apprendre à bousculer, à tourmenter et à intimider les gens qui essayent tout le temps de vous tirer d’affaire et de vous éviter des désagréments.

— Je vous en prie ne tirez pas, Arkansas ! S’il faut du sang…

— Entendez-vous ça, messieurs ? L’entendez-vous parler de sang ? C’est du sang que vous voulez alors, vous, espèce d’assassin furibond. Vous étiez décidé à massacrer quelqu’un ce matin ? Je le savais parfaitement bien. C’est moi, n’est-ce pas ? C’est moi que vous allez massacrer, n’est-ce pas ? Mais vous n’y arriverez pas sans que je prenne mon tour d’abord, voleur, cœur de pierre, foie blanc de fils de nègre ! Empoignez votre arme !

En même temps Arkansas se mit à tirer et l’aubergiste à escalader les bancs et les obstacles de toute sorte dans son désir frénétique de s’échapper. Au milieu de la bousculade échevelée, l’aubergiste enfonça une porte vitrée et, tandis qu’Arkansas se ruait à sa poursuite, la femme de l’aubergiste parut soudain dans l’embrasure de la porte et barra le chemin au bandit, une paire de ciseaux à la main. Elle était magnifique de fureur. La tête levée, les yeux flamboyants ; elle s’arrêta un instant puis s’avança en brandissant son arme. Le misérable, stupéfait, hésita, puis rompit d’un pas. Elle le suivit. Elle le fit reculer pas à pas jusqu’au centre du café et là, sous les yeux de la foule émerveillée et rangée en cercle, elle lui infligea une volée d’invectives dont jamais hâbleur défait et confus n’avait encore attrapé la pareille, probablement. Comme elle terminait et se retirait victorieuse, un rugissement d’approbation ébranla la maison, et chacun commanda des verres pour la foule, en une seule et même haleine.

La leçon était entièrement suffisante. Le règne de la terreur était terminé et la domination d’Arkansas abattue pour de bon. Durant le reste de notre saison de captivité insulaire, il y avait un homme qui, assis à part dans un état d’humiliation permanente, ne se mêlait à aucune querelle, n’articulait aucune fanfaronnade et ne relevait aucune des insultes que la bande, naguère servile, lui adressait maintenant constamment, et cet homme était Arkansas.

Vers le sixième ou cinquième matin, les eaux s’étaient retirées des terres, mais le courant dans le vieux lit de la rivière était toujours profond et rapide : il n’y avait pas possibilité de le traverser. Le huitième, il était encore trop gros pour qu’on le passât avec une entière sécurité ; mais la vie à l’auberge était devenue presque insupportable en raison de la saleté, de l’ivrognerie, des querelles, et nous fîmes tout de même un effort pour partir. Au milieu d’une forte tempête de neige nous nous embarquâmes dans une pirogue, emportant nos selles à bord et remorquant nos chevaux à l’arrière par leurs longes. Ollendorff, le Prussien, était en avant avec une pagaie, Ballou pagayait au milieu, et moi, j’étais assis à l’arrière, tenant les longes. Quand les chevaux perdirent pied et commencèrent à nager, Ollendorff prit peur, car il y avait grand danger que les chevaux ne nous fissent dévier de notre direction et il était évident que si nous manquions l’atterrissage à un certain point, le courant nous emporterait et nous jetterait infailliblement dans le grand bras de la Carson.

Une telle catastrophe serait pour nous la mort, en toute probabilité, soit que nous fussions entraînés au large dans la « Perte », soit que nous chavirions et que nous nous noyions. Nous recommandâmes à Ollendorff de garder son sang froid et de se comporter avec prudence, mais ce fut inutile ; dès que notre proue toucha la rive, il fit un bond et la pirogue se retourna sens dessus dans dix pieds d’eau. Ollendorff empoigna des broussailles et se hissa à terre, mais Ballou et moi nous dûmes tirer notre coupe, embarrassés dans nos pardessus. Nous nous cramponnâmes à la pirogue et bien que nous eussions été entraînés presque jusqu’à la Carson, nous trouvâmes le moyen de pousser le bateau à terre et d’effectuer notre atterrissage sains et sauf. Nous étions gelés et trempés, mais sauvés. Nous attachâmes les animaux aux buissons de sauge ou ils eurent à rester vingt-quatre heures. Nous vidâmes la pirogue et nous allâmes leur chercher de la nourriture et des couvertures. Et nous dûmes coucher encore une nuit à l’auberge avant de faire une nouvelle tentative de départ.

Au matin, quoiqu’il neigeât toujours furieusement, nous montâmes à cheval et nous partîmes. La couche de neige était si épaisse sur le sol qu’il n’y avait pas trace de route, et le déluge de neige était si épais, que nous ne pouvions voir à plus de cent mètres devant nous ; autrement, nous aurions pu nous guider d’après les chaînes de montagnes. Le cas semblait scabreux ; mais Ollendorff déclara que, son instinct étant aussi impressionnable qu’une boussole il se chargeait de mettre le cap à vol d’oiseau sur la ville de Carson sans risque de se tromper. Il prétendait que, s’il venait à s’écarter d’un seul point du compas hors de la ligne droite, ledit instinct l’assaillirait comme une conscience outragée. En conséquence, nous nous rangeâmes derrière lui, heureux et contents. Pendant une demi-heure, nous poussâmes de l’avant avec assez de circonspection, mais au bout de ce temps-là nous arrivâmes sur une piste fraîche et Ollendorff cria fièrement :

— Je savais bien que j’étais aussi sûr de moi que d’une boussole, les enfants ! Nous voici justement sur les traces de quelqu’un qui va débrouiller la route sans que nous nous en donnions la peine. — Dépêchons-nous de rejoindre ces gens.

Nous mîmes donc nos chevaux au trot, autant que la profondeur de la neige le permit et bientôt il devint évident que nous gagnions du terrain sur nos prédécesseurs, car leurs empreintes devenaient plus distinctes. Nous fîmes diligence et, au bout d’une heure, les traces semblaient toujours plus récentes et plus fraîches ; mais ce qui nous surprit, c’est que le nombre des voyageurs en avance sur nous paraissait croître avec persistance. Nous nous étonnions qu’un groupe de gens aussi considérable se trouvât à voyager en un pareil moment et dans une pareille solitude. L’un de nous insinua que ce devait être une compagnie de soldats du fort : nous acceptâmes donc cette explication et nous nous trimballâmes encore un peu plus fort, car ils ne pouvaient plus être bien loin. Mais les pistes se multipliaient toujours et nous commencions à croire que le peloton de soldats était en train de s’épanouir miraculeusement en un régiment. Ballou dit qu’ils montaient déjà à cinq cents. Tout d’un coup, il arrêta son cheval et s’écria :

— Les enfants ! ce sont là nos pistes, à nous, et nous sommes positivement à tourner et à tourner en rond depuis plus de deux heures dans ce désert aveugle ! Matin ! celle-là est parfaitement hydraulique ! »

Là-dessus, le vieillard s’emporta en invectives. Il appela Ollendorff de toutes sortes de noms cruels, dit qu’il n’avait jamais vu un imbécile aussi blafard et termina par cette opinion particulièrement venimeuse : « qu’il n’en savait seulement pas aussi long qu’un logarithme. »

Incontestablement nous avions marché sur nos propres traces. Ollendorff et sa boussole mentale tombèrent en disgrâce à partir de ce moment. Après cette dure étape nous nous trouvions encore une fois sur le bord de la rivière avec la silhouette de l’auberge s’estompant vaguement dans la nappe de flocons mouvants. Pendant que nous nous demandions que faire, le jeune Suédois débarqua de la pirogue et prit son chemin à pied vers Carson, chantant sa même chanson insupportable sur « son frère et sa sœur et l’enfant dans la tombe avec sa mère. » En une brève minute il disparut et s’effaça dans les replis blancs de l’oubli. Jamais on n’en entendit plus parler. Sans doute qu’il s’égara et se perdit, que la Fatigue le livra au Sommeil et le Sommeil à la Mort. Peut-être a-t-il suivi nos empreintes perfides jusqu’à ce qu’il ait succombé d’épuisement.

Voici que la Poste Transcontinentale passa à gué le cours d’eau, maintenant en rapide décroissance, et partit vers Carson pour effectuer son premier trajet depuis l’inondation.

Nous n’hésitâmes plus, alors ; nous nous élançâmes à sa suite en trottant gaiement, car nous avions pleine confiance dans la bosse des localités du cocher. Seulement nos chevaux n’étaient pas à la hauteur de l’attelage frais de la poste. Nous le perdîmes bientôt de vue ; mais peu importait, car nous avions pour guides les sillons profonds creusés par les roues. Il était alors trois heures de l’après-midi et par conséquent il n’y avait plus guère de temps avant que la nuit vînt — non pas avec un crépuscule persistant, mais par une tombée subite, comme celle d’une trappe de cave, ainsi qu’elle en a l’habitude dans ce pays. La chute de neige était toujours aussi épaisse que jamais, et naturellement nous n’y voyions pas à quinze pas ; mais, autour de nous, la lueur blanche du champ de neige nous permettait de discerner les pains de sucre lisses, formés par les buissons de sauge ensevelis sous elle, et, devant nous, les deux rainures que nous savions être les ornières des roues se comblant incessamment et disparaissant lentement.

Ces buissons de sauge étaient tous à peu près de la même hauteur — de 1 mètre à 1 m. 30. Ils étaient dispersés à 2 m. 50 de distance sur toute la surface du vaste désert ; chacun d’eux n’était plus à présent qu’un monceau de neige ; en quelque direction qu’on avançât, ainsi que dans un verger bien tracé, on se trouvait toujours à parcourir une avenue distinctement définie, avec une rangée de ces monticules de neige de chaque côté, une avenue de la largeur ordinaire d’une route, libre et plan au centre et se relevant doucement sur les bords en raison des monticules. Mais nous n’avions pas pensé à cela. Imaginez-vous alors quel frisson glacial nous étreignit, lorsque, bien avant dans la nuit, l’idée nous vint que les derniers vestiges les plus légers des ornières étant depuis longtemps effacés, nous nous égarions peut-être le long d’une simple avenue de buissons de sauge, à des kilomètres de la route, et en nous en éloignant toujours. Un glaçon qu’on vous fourre dans le cou est du bien-être placide à côté de cela. D’un seul coup, le sang qui dormait dans nos veines depuis une heure sauta et courut en torrent et l’activité sommeillant dans nos esprits et nos corps se réveilla non moins soudaine. En même temps que nous redevenions dispos et alertes, nous tremblions et nous frissonnions de consternation ; on s’arrêta et on mit pied à terre sur-le-champ, on s’accroupit et on scruta anxieusement le sol de la route. Sans profit, bien entendu ; car si on pouvait discerner une légère dépression avec des yeux postés à quatre ou cinq pieds au-dessus d’elle, on ne le pouvait certainement pas en y collant le nez.

CHAPITRE XXXII
Situation désespérée. — Tentatives pour faire du feu. — Nos chevaux nous abandonnent. — Nous trouvons des allumettes. — Première, deuxième, troisième et dernière. — Pas de feu. — La mort devient inévitable. — Nous nous lamentons sur nos vies perverses. — Renoncement au vice. — Nous nous pardonnons mutuellement. — Affectueux adieu suprême. — Le sommeil de l’oubli.

Nous avions l’air d’être sur une route, mais cela ne prouvait rien. Nous en fîmes l’épreuve en nous dirigeant en diverses directions. Les monticules de neige réguliers et les avenues régulières qui les séparaient, convainquirent chacun de nous que c’était bien lui qui avait trouvé le vrai chemin et que les autres n’en avaient trouvé que de faux. Evidemment notre situation était désespérée. Nous étions gelés et engourdis, les chevaux étaient fatigués. Nous décidâmes de faire un feu de broussailles de sauge et de bivouaquer jusqu’au matin. Mais nous ne pûmes trouver d’allumettes. En désespoir de cause, nous résolûmes de remplacer les allumettes par nos pistolets. Personne d’entre nous n’avait jamais tenté pareille chose, mais personne d’entre nous ne doutait qu’elle fût réalisable et facilement, parce que tout le monde en avait lu la relation et était porté à y croire avec une confiante simplicité, ainsi qu’à cette autre tromperie, si fréquente dans les livres : des Indiens et des trappeurs égarés qui font du feu en frottant deux bâtons secs l’un contre l’autre.

Nous nous accroupîmes à la ronde sur la neige épaisse ; les chevaux réunirent leur nez et courbèrent leurs têtes patientes au-dessus de nous ; et pendant que les flocons duveteux descendaient en tourbillons et nous changeaient en un groupe de statues blanches, nous procédâmes à notre importante opération. Nous cassâmes des brindilles à un bouquet de sauge et nous les empilâmes sur un petit endroit propre, à l’abri de nos corps. Au bout de dix à quinze minutes, tout fut prêt, et alors, cependant que notre conversation cessait et que notre pouls ralenti battait d’anxiété, Ollendorf appliqua son revolver, pressa la détente et fit sauter le petit tas de l’autre côté du territoire. Ce fut l’échec le plus plat qu’il y eût jamais. C’était inquiétant, mais cela pâlissait devant un plus grand sujet d’horreur — les chevaux étaient partis ! J’avais été chargé de tenir leurs brides, mais, dans mon absorbante préoccupation à propos de notre essai au pistolet, je les avais inconsciemment lâchées, et les animaux maîtres de leur liberté, s’en étaient allés au milieu de la tempête. Il était inutile d’essayer de les suivre, car leurs pas ne pouvaient faire aucun bruit et l’on aurait pu passer à deux mètres d’eux sans les voir. Nous les abandonnâmes sans faire un effort pour les rattraper, en maudissant les livres qui prétendent que les chevaux restent auprès de leurs maîtres pour jouir de leur protection et de leur compagnie dans les moments de détresse.

Nous étions déjà malheureux avant, nous nous sentîmes encore plus isolés alors ; patiemment, sans illusion, nous cassâmes encore des brindilles, nous les empilâmes et de nouveau le Prussien les annihila d’un coup de feu. Manifestement, allumer un feu avec un pistolet était un art demandant de l’apprentissage et de la pratique ; le centre d’un désert, à minuit, sous une tempête de neige, ce n’était ni le lieu ni le moment propices à cette étude. Nous y renonçâmes pour tenter l’autre moyen : chacun de nous saisit une paire de bâtons et se mit à les frotter l’un contre l’autre. Au bout d’une demi-heure nous étions tous gelés et les baguettes aussi. Nous anathématisâmes amèrement les Indiens, les trappeurs et les livres qui nous avaient induits en ce sot procédé et nous nous demandâmes lugubrement que faire ensuite. À ce moment critique, M. Ballou repêcha quatre allumettes dans un fond de poche. Avoir trouvé quatre barres d’or nous eût semblé une aubaine pauvre et vile par comparaison ; on ne peut se figurer combien une allumette paraît bonne en de semblables circonstances, combien aimable, précieuse et saintement belle au regard. Cette fois-ci nous ramassâmes du bois avec bon espoir ; et lorsque M. Ballou se prépara à essayer la première allumette, l’intérêt qui se concentra sur sa personne occuperait beaucoup de pages s’il me fallait le décrire. L’allumette brûla, pleine d’avenir, pendant un moment, puis s’éteignit. Elle n’aurait pu emporter plus de regrets si elle avait été une vie humaine. L’allumette suivante ne fit que flamber et mourir. Le vent souffla la troisième juste au moment d’une réussite certaine. Nous nous serrâmes les uns contre les autres, plus étroitement que jamais et nous nous raidîmes dans une sollicitude extatique et angoissée, tandis que M. Ballou frotta notre dernière espérance sur sa jambe. Elle prit, brûla bleue et chétive, puis s’épanouit en une flamme robuste. En l’abritant dans ses mains, le vieux monsieur se baissa graduellement et tous les cœurs le suivirent — les corps aussi — les poitrines cessèrent de battre. Le feu toucha enfin les bâtons, les entama peu à peu, hésita, reprit plus fort, hésita encore, tint bon pendant cinq secondes affolantes, puis rendit une sorte de soupir humain et s’éteignit.

Personne ne dit un mot pendant plusieurs minutes. C’était comme un silence solennel ; le vent lui-même s’enveloppa d’un calme sinistre et furtif et ne fit pas plus de bruit que les flocons de neige. À la fin une conversation commença sur un ton triste et il devint évident qu’en son cœur chacun de nous renfermait la conviction que notre dernier soir parmi les vivants était venu. J’avais jusqu’ici espéré que j’étais le seul à le croire. Quand les autres avouèrent cette conviction, il me sembla entendre le glas lui-même. Ollendorff dit :

— Frères, mourons ensemble, et partons sans rancune l’un pour l’autre ; oublions et pardonnons le passé. Je sais que vous m’en avez voulu lorsque j’ai chaviré la pirogue et que, pour faire le malin, je vous faisais tourner en rond dans la neige, — mais je voulais bien faire ; pardonnez-moi. Je reconnais volontiers que j’en ai voulu à M Ballou pour m’avoir invectivé et appelé un logarithme, chose que je ne connais pas, mais qui est sans doute regardée comme déshonorante et honteuse en Amérique ; cela m’est resté sur le cœur et m’a beaucoup vexé, — mais n’en parlons plus ; je pardonne à M. Ballou de tout mon cœur et…

Le pauvre Ollendorff n’y tint plus et pleura ; il n’était pas le seul, moi aussi je pleurais, ainsi que M. Ballou. Ollendorff retrouva sa voix et me pardonna des choses que j’avais dites ou faites. Puis il tira sa bouteille de whisky et déclara que, mort ou vif, il n’en absorberait plus une goutte. Il renonçait, disait-il, à tout espoir de vie et, quoique mal préparé, il se soumettrait humblement à son sort. Il aurait voulu être épargné encore un peu de temps, non par égoïsme, mais pour accomplir une réforme entière de son caractère en se consacrant à soulager les pauvres, à soigner les malades et à conjurer le peuple de se garder du fléau de l’intempérance, à rendre sa vie un exemple salutaire pour la jeunesse et la déposer à la fin avec la précieuse réflexion qu’elle n’aurait pas été vécue en vain. Il termina en disant que sa réformation commencerait sur le champ, en présence même de la mort, puisqu’il ne pouvait pas compter sur un laps plus long pour la poursuivre au bénéfice et au profit de l’humanité ; et là-dessus il jeta sa bouteille de whisky.

M. Ballou fit des remarques dans le même sens et commença la conversion qu’il n’avait plus le temps de continuer en répudiant l’antique jeu de cartes qui avait consolé notre captivité pendant l’inondation et l’avait rendue supportable. Il dit qu’il ne jouait jamais d’argent, mais qu’il était tout de même persuadé que l’usage des cartes sous n’importe quelle forme était immoral et nuisible, et que personne ne saurait atteindre la pureté parfaite sans les fuir. « Et c’est pourquoi, continua-t-il, en accomplissant cet acte, je me sens déjà plus rapproché de la saturnale spirituelle nécessaire à toute conversion entière et caduque. » Ce fracas de syllabes l’émut comme aucune éloquence intelligible n’eût pu le faire, et le vieillard sanglota avec une tristesse qui n’allait pas sans un mélange de satisfaction. Quant à moi, je jetai ma pipe, renonçant au vice qui avait tyrannisé ma vie. Nous nous passâmes les bras autour du cou les uns des autres et nous attendîmes cette torpeur avant-courrière de la mort par congélation.

Elle arriva bientôt à pas de loup, alors nous dîmes un suprême adieu. Un assoupissement délicieux enveloppa dans ses replis mes sens désarmés, pendant que les flocons de neige tissaient un linceul autour de mon corps. L’oubli vint. La bataille de la vie était finie.

CHAPITRE XXXIII
Retour à la vie. — Ses conséquences ridicules. — Une station. — Amertume. — Les fruits du repentir. — Résurrection du vice

Je ne sais combien de temps je restai dans cet état d’insensibilité, mais cela me parut un siècle. Une vague lueur de sentiment s’éveilla en moi par degrés, puis vint une angoisse croissante dans les membres et à travers tout le corps. Je frissonnai. Cette pensée me traversa le cerveau :

« Voici la mort ! Voici l’au-delà ! »

Alors un soulèvement blanc se produisit à côté de moi et une voix dit, avec amertume :

— Quelqu’un aurait-il la bonté de me donner des coups de pieds au derrière ?

C’était Ballou — ou du moins une effigie barbouillée de neige d’où émanait la voix de Ballou.

Je me levai. Là, dans le matin gris, à moins de quinze pas de nous, se dressaient les constructions en bois d’une station de poste ; sous un hangar s’abritaient nos chevaux encore sellés et bridés.

Un arceau de neige massive se disloqua, Ollendorf en émergea et tous les trois assis par terre nous contemplâmes les maisons sans prononcer une parole. Nous n’avions pas un mot à dire. Nous ressemblions à ce blasphémateur qui ne pouvait « rendre justice à son sujet », par ses jurons. La situation entière était si péniblement ridicule et humiliante que les paroles devenaient faibles et que nous ne savions plus du tout par où commencer.

Notre joie intérieure d’être sauvés était empoisonnée, presque dissipée, par le fait. L’irritation nous gagna peu à peu et nous rembrunit ; puis mécontents les uns des autres, mécontents de nous-mêmes et mécontents de tout en général, en boudant nous secouâmes la neige de nos vêtements, nous nous frayâmes, en une file indienne bourrue, un chemin jusqu’à nos chevaux, nous les dessellâmes et nous nous réfugiâmes dans l’auberge.

C’est à peine si j’ai exagéré un seul détail de cette curieuse et absurde aventure. Elle arriva presque exactement ainsi que je l’ai rapportée. Nous bivouaquâmes bien à minuit dans le désert, sous la neige et par la tempête, désolés et désespérés, à moins de quinze pas de distance d’une hôtellerie confortable.

Pendant deux heures, assis chacun dans un coin de l’auberge, nous méditâmes amèrement. Le mystère était expliqué maintenant, et il était assez compréhensible que nos chevaux nous eussent abandonnés. Sans le moindre doute, ils se trouvaient sous ce hangar un quart de minute après nous avoir quittés et ils avaient dû surprendre et savourer toutes nos confessions et lamentations.

Après déjeuner cela alla mieux et le goût de la vie nous revint bientôt. Le monde avait repris ses charmes et l’existence nous était aussi chère que jamais. Mais voici qu’un malaise survint qui m’envahit et se mit à me persécuter. — Hélas ! ma régénération était incomplète — j’avais envie de fumer ! Je résistai de toutes mes forces, mais la chair fut faible. Je m’en allai me promener et luttai avec moi-même pendant une heure. Je me rappelai mes promesses de réforme et m’endoctrinai avec persuasion, avec indignation, avec persévérance. Le tout en vain ; je me surpris bientôt en train de fureter, l’oreille basse entre les tas de neige pour y chercher ma pipe. Après une longue exploration je la découvris et je m’esquivai pour aller me cacher et en déguster une. Je m’arrêtai un bon moment derrière la grange, me demandant l’effet que cela me ferait si mes camarades, plus courageux, plus énergiques et plus loyaux que moi, me pinçaient dans ma dégradation. À la fin, j’allumai ma pipe, aucun être humain ne pourra jamais se sentir plus plat et plus bas que je ne le fus alors. J’étais honteux d’être en ma propre et pitoyable compagnie. Craignant toujours d’être vu, je crus que peut-être l’autre côté de la grange m’offrirait un peu plus de sécurité et je tournai le coin. Et comme je tournais le coin en fumant, Ollendorff tournait l’autre avec sa bouteille à sa bouche et par terre, entre nous deux, Ballou sans méfiance s’absorbait en une partie de « solitaire » avec les vieilles cartes poisseuses.

L’absurdité ne pouvait aller plus loin. Nous nous serrâmes la main et nous nous convînmes de ne plus parler de « conversions » ni d’ « exemples pour les jeunes générations ».

Nous arrivâmes à Carson en temps voulu et nous nous y reposâmes. Le besoin de repos et le souci des préparatifs à faire pour notre voyage à l’Esméralda nous y retinrent une semaine, ce qui nous donna l’occasion d’assister au jugement du grand procès de l’éboulement de terre (Hyde contre Morgan) — épisode encore aujourd’hui fameux au Nevada. Après un mot ou deux d’explication indispensable je raconterai l’histoire de cette mystérieuse affaire.

(À suivre.) Mark Twain

Traduit de l’anglo-américain par Henri Motheré.


  1. Voir tous les numéros de La revue blanche depuis le 1er  octobre 1901.