À la dure, roman (trad. H. Motheré)/12

La bibliothèque libre.


À la dure, roman (trad. H. Motheré)
La Revue blancheTome XXVII (p. 420-438).
◄  11
13  ►

À la dure  [1]
CHAPITRE XXXIV
À Carson. — Le général Buncombe. — Hyde contre Morgan. — Le grand procès de l’èboulement. — Le général Buncombe devant le tribunal. — Sérieuse réflexion après coup

Les montagnes sont très hautes et très à pic dans la région de Carson, des vallées de l’Aigle et du Washoe — très hautes et très à pic, de sorte qu’au printemps quand la neige se met à fondre et que la terre s’humecte et s’amollit, les éboulements commencent.

Le lecteur ne peut savoir ce que c’est qu’un éboulement, à moins d’avoir vécu dans le pays et d’avoir vu tout un pan de montagne emporté un beau matin et déposé au fond de la vallée, laissant au sommet une vaste cicatrice difforme et sans arbres — propre à lui entretenir la chose toute fraîche à la mémoire pendant toutes les années qu’il pourra encore avoir à passer dans un rayon d’une centaine de kilomètres autour de ce lieu.

Le général Buncombe avait été expédié au Nevada dans la fournée des fonctionnaires du territoire, afin d’y être l’attorney des États-Unis. Il se considérait comme un avocat de talent et il souhaitait beaucoup une occasion de le montrer, moitié pour sa propre gratification, moitié parce que ses appointements étaient territorialement maigres (ce qui est un mot fort).

Or, les plus vieux habitants d’un nouveau territoire plongent leur regard sur le reste de l’univers avec une calme et béate compassion aussi longtemps qu’il se tient à sa place. Quand il en sort ils l’y remettent. Cette dernière opération prend quelquefois la forme d’une farce.

Un matin, Dick Hyde arriva au galop jusqu’à la porte du général Buncombe dans la ville de Carson et se précipita devant lui sans prendre le temps d’attacher son cheval. Il semblait très surexcité. Il dit au général qu’il lui demandait de conduire un procès et qu’il lui donnerait cinq cents dollars si son éloquence remportait la victoire. Et alors, avec une gesticulation violente et un monde de jurons, il lui conta ses peines. Tout le monde savait, dit-il, que depuis quelques années il s’occupait d’une ferme, ou ranch, pour employer le terme le plus ordinaire, dans le district du Washoe, et qu’il s’en tirait avec succès, et de plus que son ranch était situé juste au bord d’une vallée, et que Tom Morgan possédait un ranch immédiatement au-dessus, sur le flanc de la montagne. Et voici où était la difficulté : un de ces éboulements odieux et redoutés était survenu et avait fait glisser le ranch, les clôtures, les cabanes, le bétail, les granges et toute l’installation de Morgan par dessus son propre ranch et avait recouvert tout vestige de sa propriété sous une profondeur de 38 pieds (14 m. 40). Morgan était en possession et refusait de vider les lieux : il prétendait qu’il habitait toujours sa même cabane et qu’il n’empiétait sur personne ; que sa cabane se dressait sur la même place et le même ranch où elle avait toujours été, et qu’il voudrait bien voir qu’on la lui fît évacuer.

— Et quand je lui ai remontré, dit Hyde en pleurant, que c’était par-dessus mon ranch qu’il était en train d’empiéter, il a eu l’infernale mesquinerie de me demander pourquoi je n’étais pas resté sur mon ranch pour revendiquer mon droit quand je l’avais vu venir. Pourquoi je n’y suis pas resté ? Ce gueulard d’énergumène ! Nom d’un chien, quand j’ai entendu le tintamarre et que j’ai regardé en haut de la colline, on aurait dit que toute la création se démantibulait et dégringolait la pente de la montagne : des débris, du bois, du tonnerre et des éclairs, de la grêle, de la poussière, des arbres faisant la culbute en l’air, des rochers gros comme une maison, sautant à mille pieds de haut et éclatant en un million de miettes, des bestiaux retournés à l’envers comme une poche, descendant la tête la première, avec la queue leur sortant des mâchoires — et, au milieu de la ruine et de la destruction, ce maudit Morgan assis sur sa barrière et se demandant pourquoi je ne restais pas pour défendre mon bien ! Bénédiction, j’ai juste jeté un coup d’œil général, avant de me lancer à travers le pays en trois bonds, pas un de plus.

Mais ce qui me taquine, c’est que ce Morgan reste là et ne veut pas bouger de ce ranch : il dit que c’est le sien et qu’il va le garder ; qu’il l’aime mieux maintenant que quand il était plus haut. Fou ! oui, j’ai été si fou pendant deux jours que je ne pouvais pas trouver le chemin de la ville — je me suis égaré dans la brousse où j’ai crevé de faim. Vous n’avez rien à boire ici, général ? Mais me voilà, et je vais plaider. Je ne vous dis que çà.

Jamais peut-être il n’y eut au monde un homme plus scandalisé que le général. Jamais de sa vie, disait-il, on n’avait entendu parler d’une outrecuidance pareille à celle de ce Morgan. Et il ajoutait que ce n’était pas la peine d’aller en justice : Morgan n’avait pas l’ombre d’un droit de rester où il était ; personne sur la vaste terre ne voudrait l’y maintenir, aucun avocat prendre sa cause, ni aucun juge l’écouter. Hyde répondit que voilà justement ou il se trompait : tout le monde en ville soutenait Morgan ; Hal Brayton, avocat très fort, avait pris en main sa cause ; les tribunaux étant en vacances, elle allait être jugée devant un arbitre ; l’ex-gouverneur Roop était déjà nommé pour cet emploi et tiendrait sa séance cette après midi à deux heures, dans une grande salle publique près de l’hôtel.

Le général fut stupéfait. Il avait déjà soupçonné auparavant les habitants du territoire d’être des imbéciles ; maintenant il en était sûr. « Mais rassurez-vous, disait-il, rassurez-vous, et recueillez les témoignages, car la victoire est aussi certaine que si le débat était déjà tranché. » Hyde essuya ses larmes et partit.

À deux heures de l’après-midi, le tribunal arbitral de Roop ouvrit ses portes et Roop apparut trônant au milieu de ses shériffs, des témoins et des spectateurs, le visage empreint d’une solennité si imposante que plusieurs de ses complices commencèrent à devenir inquiets et à craindre qu’il n’eût peut-être pas bien compris que tout cela n’était qu’une plaisanterie. Un calme surnaturel régnait, car au plus léger bruit le juge prononçait sévèrement : « L’auditoire à l’ordre ! » Et les shériffs le répétaient promptement ce cri. Voici que le général, les bras pleins de livres de droit, se fraya un chemin à travers la foule des spectateurs et, à ses oreilles, un ordre du juge résonna, première marque de respect envers la haute dignité de son poste qui l’eût encore salué :

— Place à l’attorney des Etats-Unis !

Les témoins comparurent, législateurs, hauts fonctionnaires, fermiers, mineurs, Indiens, Chinois, Nègres. Les trois quarts d’entre eux étaient cités par le défendeur Morgan ; mais, n’importe, leurs dépositions favorisaient invariablement le plaignant Hyde. Chaque nouveau témoin ne faisait qu’attester l’absurdité d’un homme qui se prétendait propriétaire de la terre d’un autre parce que sa ferme avait glissé par-dessus. Ensuite les avocats de Morgan prononcèrent leurs plaidoiries, qui parurent singulièrement faibles : elles n’apportaient aucun secours réel à la cause de Morgan. Alors le général se leva, la figure rayonnante, et fit un effort passionné : il martela la table, jongla avec ses bouquins de droit, il clama, il hurla, il rugit, il cita tout et tout le monde, la poésie, le sarcasme, l’histoire, le pathos, le bathos, le blasphème, et termina par un puissant cri de guerre en faveur de la liberté de la parole, la liberté de la presse, la liberté de l’enseignement, la Glorieuse Aigle d’Amérique et les principes de la Justice Éternelle ! (Applaudissements.)

Lorsque le général se rassit, ce fut avec la conviction que, si de bons et forts témoignages, un grand discours et un entourage de figures confiantes et admiratrices valaient quelque chose, la cause de Morgan était enterrée. L’ex-gouverneur appuya sa tête sur sa main pendant quelques minutes, tandis que l’auditoire silencieux attendait sa décision. Puis il se leva et resta debout, le front incliné, et réfléchit de nouveau. Puis il se promena de long en large, à longues et lentes enjambées, le menton dans la main, tandis que l’auditoire attendait toujours. À la fin il revint à son trône, s’assit et commença d’un ton pénétré :

Messieurs, je sens bien la grande responsabilité qui repose aujourd’hui sur moi. Ceci n’est pas une cause ordinaire. C’est au contraire évidemment la plus solennelle et la plus redoutable dont jamais homme ait été appelé à décider. J’ai écouté attentivement les dépositions et j’ai remarqué que leur poids, et leur poids accablant, penche en faveur du plaignant. Mais, messieurs, prenons garde à la manière dont nous laisserons des témoignages purement humains, une ingéniosité d’argumentation humaine et des idées d’équité humaines nous influencer en des moments aussi graves. Messieurs, il ne nous sied pas, vers de terre que nous sommes, de nous immiscer dans les décrets du ciel. Il est clair pour moi que le ciel, dans son impénétrable sagesse, a cru bon de déranger à dessein le ranch du défendeur. Nous ne sommes que des créatures, nous devons nous soumettre. Si le ciel a résolu de favoriser le défendeur Morgan de cette manière insigne et merveilleuse ; si le ciel, mécontent de la position du ranch de Morgan sur le flanc de la montagne, a résolu de le remettre dans une situation plus avantageuse pour son propriétaire, il nous sied mal, à nous, insectes, de contester la légalité de l’acte, ou de nous enquérir des raisons qui l’ont motivé. Non ! le ciel a créé les ranchs, et c’est la prérogative du ciel de les redistribuer, de les manipuler et de les déplacer à la ronde selon son bon plaisir. C’est à nous de nous soumettre sans murmure. Je vous avertis que ceci est un événement auquel la main sacrilège, le cerveau et la langue de l’homme ne doivent pas toucher. Messieurs, le verdict du Tribunal est que le plaignant Hyde a été dépouillé de son ranch par le doigt de Dieu ! Et cette décision est sans appel.

Buncumbe saisit sa cargaison de livres de droit et se précipita hors de la cour, frénétique d’indignation. Il proclama que Roop était un miraculeux imbécile, un idiot illuminé. En toute bonne foi, il revint le soir et reprocha à Roop son extravagante décision ; il le supplia de se promener de long en large et de réfléchir afin de savoir s’il ne pourrait pas imaginer quelque modification au verdict. Roop se mit en devoir de marcher. Il marcha deux heures et demie et à la fin sa figure s’illumina de bonheur et il dit à Buncombe qu’il venait de s’aviser que le ranch situé au-dessous du nouveau ranch de Morgan appartenait toujours à Hyde, que son titre de propriétaire de ce terrain était aussi valable que jamais et que son opinion était donc que Hyde avait le droit de le déterrer de là-dessous et…

Le général n’attendit pas la fin. Il se montrait toujours impatient et irascible en pareil cas. Au bout de deux mois, le fait qu’on lui avait joué une farce commença à pénétrer, tel un autre tunnel de l’Hoosac, à travers le diamant massif de son intellect.

CHAPITRE XXXV
Nouveau compagnon de voyage. — Tout est complet, pas de gîte. — Comment le capitaine Nye trouva de la place. — Utilité des tunnels. — Nous nous occupons de concessions et nous échouons. — Au bas de l’échelle

Quand nous partîmes enfin pour Esméralda à cheval, notre société avait fait une nouvelle acquisition en la personne du capitaine John Nye, frère du gouverneur. Il avait une bonne mémoire et la langue bien pendue. Combinaison qui donne l’immortalité à la conversation. Le capitaine John ne souffrit jamais que l’entretien languît ou s’éteignît une seule fois le long de 120 milles du voyage.

Outre ces facultés de parole, il avait un ou deux dons d’un caractère remarquable. L’un d’eux était une adresse singulière à faire quoi que ce fût, depuis tracer un chemin de fer ou organiser un parti politique jusqu’à coudre des boutons, ferrer un cheval, raccommoder une jambe cassée, faire couver une poule. Un autre était une complaisance extrême qui le poussait à prendre à son compte les besoins, les perplexités et les embarras de n’importe qui et de tout le monde, à tous moments, et d’y pourvoir avec une admirable facilité et promptitude. Ainsi s’arrangeait-il pour trouver des lits disponibles dans les auberges bondées et d’abondantes provisions dans les garde-manger les plus dégarnis.

Et enfin, quand il rencontrait un homme, une femme ou un enfant au camp, à l’auberge ou dans le désert, ou il connaissait ces individus personnellement ou il avait connu quelqu’un de leurs parents. Je ne peux m’empêcher de donner un spécimen de sa manière de surmonter les difficultés. Le second jour après notre départ, nous arrivâmes très fatigués et très affamés à une pauvre petite auberge dans le désert, où l’on nous dit que la maison était pleine, qu’il n’y avait plus de provisions et qu’il ne restait plus de foin ni d’orge pour les chevaux, que nous serions forcés de continuer notre route. Le reste de la compagnie voulait se hâter de pousser plus loin pendant qu’il faisait encore clair ; mais le capitaine John insista pour s’arrêter un peu, nous mîmes pied à terre et nous entrâmes. Pas de bienvenue pour nous sur les figures. Le capitaine John commença ses séductions et, en moins de vingt minutes, il avait accompli le programme suivant : trouvé de vieilles connaissances dans trois charretiers, découvert qu’il avait été à l’école avec la mère du patron, reconnu sa femme pour une dame à qui il avait autrefois sauvé la vie en Californie en arrêtant son cheval emporté, raccommodé le jouet d’un enfant et gagné les faveurs de sa mère, hôte de l’auberge, aidé le palefrenier à saigner un cheval et fait ordonnance pour un autre cheval qui avait des tranchées, régalé la société entière trois fois au comptoir du patron, produit un journal plus frais de huit jours que le dernier connu et lu les nouvelles à un auditoire profondément intéressé. Le résultat au total fut celui-ci : le palefrenier trouva une abondance de fourrages pour nos chevaux, nous eûmes un souper de truites, une soirée charmante, ensuite de bons lits pour dormir et un déjeuner surprenant le lendemain matin, et, quand nous partîmes, nous partîmes regrettés de tout le monde. Le capitaine John avait des défauts, mais il avait des qualités rares pour les enchâsser.

Esméralda était sous bien des rapports un autre Humboldt, mais à une phase un peu plus avancée. Les concessions pour lesquelles nous avions payé des annuités étaient complètement dépourvues de valeur et nous y renonçâmes. La principale affleurait au sommet d’un mamelon de 14 pieds de haut et le Conseil des directeurs, dans sa sagesse, était en train de percer un tunnel sous ce mamelon pour recouper le filon. Le tunnel devait avoir 70 pieds de long et atteindrait alors le filon au même niveau qu’un puits de 12 pieds l’aurait fait. Le Conseil vivait des annuités.

Le Conseil n’avait nul désir d’entamer le filon, sachant qu’il était aussi vierge d’argent qu’une dalle de trottoir. Cette réminiscence me remet en mémoire le tunnel de Jim Townshend. Il avait payé des annuités à une mine nommée la « Daley », presque jusqu’à son dernier sou. Finalement on appela un nouveau versement pour creuser un tunnel de 250 pieds sur la « Daley », et Townshend se rendit dans la montagne pour tirer la chose au clair. Il découvrit la « Daley » affleurant au sommet d’un pic excessivement aigu et une couple d’hommes là-haut dégageant le front du tunnel projeté. Towshend fit un calcul ; puis il dit aux ouvriers :

— Ainsi vous avez fait marché de percer un tunnel de 250 pieds à travers cette hauteur pour arriver au filon ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien ! savez-vous que vous avez devant vous une des entreprises les plus coûteuses et les plus ardues qu’on ait jamais conçues ?

— Mais non. Comment ça ?

— Parce que cette hauteur n’a que 25 pieds d’épaisseur d’un flanc à l’autre et alors vous aurez 225 pieds de votre tunnel à construire sur un échafaudage.

Les procédés des Conseils de mines sont excessivement obscurs et sinueux.

Nous prîmes diverses concessions et nous y commençâmes des puits ou des tunnels, mais sans jamais les finir. Il nous fallait exécuter une certaine somme de travail sur chacune pour y établir nos droits, autrement d’autres individus pouvaient s’emparer de notre bien à l’expiration d’un délai de dix jours. Nous étions constamment à la chasse de nouvelles concessions pour y faire un peu de travail et attendre ensuite un acheteur qui ne vint jamais. Nous ne trouvâmes jamais de minerai qui fournît plus de cinquante dollars par tonne ; et comme les usines prenaient cinquante dollars par tonne pour traiter le minerai et en extraire le métal, notre argent de poche fondait sans cesse et rien ne venait le remplacer. Nous logions dans une petite cabane et nous faisions notre cuisine nous-mêmes, et, tout compte fait, c’était une vie dure mais pleine d’espérance, car nous ne cessions pas un instant d’attendre, d’un jour à l’autre, la visite de la fortune et d’un client.

À la fin, quand la farine monta à un dollar la livre et qu’on ne trouva plus à emprunter sur la meilleure garantie à moins de 8 0/0 par mois (et je ne possédais aucune garantie), j’abandonnai la mine pour entrer à l’usine. Autrement dit, je m’engageai comme simple ouvrier dans une usine à quartz, à dix dollars par semaine, logé et nourri.

CHAPITRE XXXVI
Une usine à quartz. — L’amalgamation. — « Criblage des déchets. » — Première usine du Nevada. — L’essai au feu. — Un essayeur malin. — Je demande de l’augmentation.

J’avais déjà appris quelle dure, longue et lugubre besogne c’est de fouiller les entrailles de la terre pour en tirer le minerai convoité ; j’appris maintenant que le déterrage n’est qu’une moitié du travail et que la séparation du métal et du minerai en est l’autre moitié, ingrate et pénible. Il nous fallait être debout depuis six heures du matin et y rester jusqu’à la nuit. Cette usine était à six pilons à vapeur. Six longues tiges de fer perpendiculaires, aussi grosses que la cheville et garnies à leur extrémité inférieure d’une lourde masse de fer et d’acier étaient réunies à la manière d’une barrière ; elles se levaient et retombaient tour à tour dans un coffre en fer nommé « batterie ». Chacune de ces tiges ou pilons pesait six cents livres. L’un de nous se tenait à côté de la batterie toute la journée, cassant avec un marteau les masses de rocs argentifères et les pelletant dans la batterie.

La danse incessante des pilons réduisait les rocs en poudre et un filet d’eau tombant dans la batterie les convertissait en une pâte crémeuse. Les particules les plus menues étaient entraînées à travers un fin tamis de fil de fer qui bordait de toutes parts la batterie, puis conduites dans de grands récipients portés à une haute température au moyen de vapeur surchauffée, — les cuves d’amalgamation — c’est leur nom.

Dans ces cuves, la masse de pâte est maintenue constamment en mouvement par la révolution de « mullers » (batteurs). On munit toujours la batterie d’une forte dose de mercure ; il se saisit des particules libres d’or et d’argent et se les incorpore ; on secoue aussi sur les cuves une fine pluie de mercure, à travers un sac de peau, toutes les demi-heures environ. On y ajoute de temps en temps de grandes quantités de sel grossier et de sulfate de cuivre pour aider à l’amalgamation en détruisant les métaux communs dont l’or et l’argent sont revêtus et qui en empêcheraient l’absorption par le mercure. Nous devions nous occuper constamment de toutes ces opérations ennuyeuses. Des ruisseaux d’eau sale s’écoulent continuellement des cuves et sont canalisés jusqu’au ravin dans de larges conduites de bois. On ne supposerait pas que des atomes d’or et d’argent puissent surnager à la surface de six pouces d’eau ; pourtant cela est, et afin de les arrêter, on plaçait dans les conduites des couvertures rugueuses, on y déposait çà et là de petites barrettes d’arrêt transversales chargées de mercure. Il fallait laver les couvertures et nettoyer les barrettes tous les soirs pour en détacher les précieuses accumulations et au bout de ces tracas éternels un tiers de l’argent et de l’or contenus dans une tonne de roc trouvait moyen de s’échapper à l’extrémité des auges dans le ravin, où on aurait quelque jour à les retravailler.

Il n’y a rien d’aussi impatientant que le raffinage de l’argent. Pas un moment de repos dans cette usine, toujours quelque chose à faire. C’est dommage qu’Adam n’ait pas pu entrer dans une usine à quartz directement en sortant de l’Éden, afin de comprendre, pleine et entière, la force du châtiment à lui imposé, de « gagner » son pain à la sueur de son front. À divers moments de la journée, nous devions puiser un peu de pâte des cuves et, tâche insipide, la diluer dans une cuiller de corne, la diluer petit à petit en la faisant couler par dessus le bord jusqu’à ce qu’enfin il n’en restât rien que quelques globules de mercure terni. S’ils étaient mous et malléables, la cuve avait besoin de sel ou de sulfate de cuivre ou de quelque autre drogue pour faciliter sa digestion ; s’ils craquelaient sous les doigts et gardaient l’empreinte de l’ongle, ils étaient chargés de tout l’or et l’argent qu’ils pouvaient assimiler et par conséquent les cuves avaient besoin d’une nouvelle dose de mercure. Quand il n’y avait pas autre chose à faire on pouvait toujours cribler les déchets. C’est-à-dire que l’on pouvait prendre avec une pelle le sable desséché qui avait été entraîné dans le ravin en sortant des conduites, le lancer contre un tamis perpendiculaire pour le séparer des cailloux et le préparer ainsi à un nouveau traitement. Les procédés d’amalgamation varient selon les usines, ce qui amenait des changements dans le modèle des cuves et des autres machines et il existait une grande différence d’opinions sur la préférence à accorder au meilleur, mais aucune méthode en usage ne consacrait le principe de raffinage du minerai sans le criblage des déchets. De toutes les récréations du monde, le criblage des déchets, par une chaude journée, avec une pelle à long manche est la moins désirable.

À la fin de la semaine, on arrêtait les machines et nous nettoyions, ce qui signifie que nous retirions la pâte des cuves et des batteries et que nous délayions cette boue patiemment, jusqu’au moment ou il ne demeurait plus que la masse du mercure lentement accumulée avec ses trésors emprisonnés. Nous en formions de lourdes et compactes boules de neige, et nous les empilions en un tas brillant et somptueux pour passer l’inspection. La confection de ces boules de neige me coûta une jolie bague d’or, mon ignorance aidant ; car le mercure imprégna la bague avec la même facilité que l’eau sature une éponge : il en sépara les particules et la fît tomber en miettes.

Nous mettions notre monceau de boules de mercure dans une cornue de fer munie d’un tuyau aboutissant à un seau d’eau, puis nous la soumettions à une chaleur rissolante. Le mercure se vaporisait, s’échappait par le tuyau et l’eau le convertissait en bel et bon mercure tout neuf.

Le mercure coûte très cher, jamais on ne le gaspille. En ouvrant la cornue, nous voyions le produit de notre semaine de travail : un morceau d’argent d’une pure blancheur, d’aspect glacial, deux fois gros comme la tête d’un homme. Peut-être un cinquième de la masse était de l’or, mais la couleur n’en montrait rien ; elle ne l’aurait pas montré si les deux tiers avaient été de l’or. Nous la fondions et nous en faisions une brique massive en la coulant dans un moule à brique.

Tel était le procédé assommant et laborieux par lequel s’obtenaient les briques d’argent. Notre usine n’était qu’une de celles qui, en grand nombre, fonctionnaient en ce temps-là. La première dans le Nevada avait été construite au Canyon d’Egan et n’était qu’une petite affaire bien insignifiante et ne se comparant pas à quelques-uns de ces immenses établissements installés plus tard à Virginia-City et ailleurs.

De nos briques on cassait un petit coin pour l’épreuve au feu, méthode usitée pour déterminer les proportions de l’or, de l’argent et des métaux inférieurs contenus dans la masse. Ceci est une opération intéressante. Le copeau de métal est aplati aussi mince que du papier et pesé sur une balance si délicate et si sensible que, si vous y pesez un lambeau de papier de deux pouces de long, que vous y écriviez ensuite votre nom avec un crayon gras et grossier et que vous le pesiez de nouveau, la balance tiendra un compte appréciable de l’addition. On enroule ensuite à ce flocon d’argent un peu de plomb (pesé lui aussi) et on fond les deux ensemble à une chaleur intense, dans un petit vaisseau nommé coupelle, fabriqué en comprimant des cendres d’os dans un moule d’acier en forme de coupe. Les métaux inférieurs s’oxydent et s’absorbent avec le plomb dans les pores de la coupelle. Il reste un bouton ou globule d’argent et d’or parfaitement purs ; en le pesant et en notant la diminution de poids, l’analyseur connaît la proportion de poids des métaux inférieurs que contient la brique.

Il lui faut maintenant séparer l’or de l’argent. Le bouton est martelé mince et plat, mis à la fournaise et maintenu quelque temps à la chaleur rouge ; après refroidissement on le roule comme un tuyau de plume et on le chauffe dans un vase en verre contenant de l’acide nitrique ; l’acide dissout l’argent et laisse l’or pur prêt à être pesé pour ses propres mérites.

Alors on verse de l’eau dans le vase contenant la dissolution d’argent, et l’argent revient à une forme tangible et se précipite au fond. On n’a plus qu’à le peser ; les proportions des divers métaux contenus dans la brique sont donc connues ; l’analyseur en estampille la valeur à la surface.

Le lecteur sagace sait maintenant sans qu’on le lui dise que le mineur, dans ses spéculations, voulant soumettre à l’épreuve au feu un fragment de roc de sa mine (afin de mieux vendre ladite), n’avait pas l’habitude de choisir l’échantillon le moins précieux de son tas de gravats, au contraire. J’ai vu des gens fouiller à un tas de quartz presque sans valeur pendant une heure et à la fin découvrir un petit morceau pas plus gros qu’une aveline et riche en or et en argent, — c’était celui-là qui était réservé pour l’analyse. Naturellement, elle démontrait qu’une tonne de roc pareil fournirait des centaines de dollars et, sur la foi de semblables analyses, maintes mines totalement dépourvues de valeur furent vendues.

Le métier d’essayeur rapportait gros : aussi arrivait-il que certaines personnes s’y lançassent, qui n’étaient pas strictement scientifiques et capables. Un essayeur en particulier obtenait des rendements si riches de tous les échantillons qu’on lui soumettait, qu’avec le temps, il se fit presque un monopole de ce genre de commerce. Mais, comme tous ceux qui réussissent, il devint l’objet de l’envie et du soupçon. Les autres essayeurs combinèrent un complot contre lui et mirent quelques notabilités dans le secret, afin de montrer la droiture de leurs intentions. Ils détachèrent un éclat d’une meule à aiguiser et le firent porter par un étranger à l’essayeur en vogue pour le faire analyser. Au bout d’une heure, le résultat arriva — duquel il ressortait qu’une tonne de ce roc fournirait 1 284 dollars en argent et 366 dollars en or.

L’affaire tout au long fut dûment publiée dans le journal, et l’essayeur en vogue quitta la ville entre deux journées.

Je remarquerai en passant que je ne restai qu’une semaine, à l’usine. Je dis à mon patron que je ne pourrais rester plus longtemps sans augmentation ; que j’aimais le travail de l’usine ; que j’en étais féru ; que jamais auparavant je ne m’étais attaché si tendrement à une occupation ; que rien, à mon avis, ne donnait autant d’essor à l’activité intellectuelle que d’alimenter une batterie et de cribler des déchets ; que rien ne stimulait tant les facultés morales que la distillation des lingots et le lavage des couvertures ; — pourtant que je me voyais obligé de demander un plus haut salaire.

Il répondit qu’il me payait 10 dollars par semaine et qu’il trouvait la somme rondelette. Combien est-ce que je voulais ?

Je dis qu’environ quatre cent mille dollars par mois, logé et nourri, était tout ce que je pouvais raisonnablement exiger vu la dureté des temps.

On me mit à la porte. Et pourtant, quand je me remémore cette époque de ma vie et que je considère la dureté du travail que j’accomplissais dans cette usine, mon seul regret est de ne pas lui en avoir demandé sept cent mille.

Peu de temps après je commençai à me toquer, ainsi que le reste de la population, de la mystérieuse et miraculeuse mine de ciment et à faire mes préparatifs pour aller à sa recherche

CHAPITRE XXXVII
La mine de ciment Whiteman. — Histoire de sa découverte. — Expédition secrète. — Aventure nocturne. — En détresse. — Échec et congé d’une semaine.

C’était quelque part autour du lac Mono que gisait, supposait-on, la merveilleuse mine d’argent Whiteman. De temps en temps le bruit courait que Whiteman avait traversé l’Esméralda à la dérobée, au cœur de la nuit, sous un déguisement, et cela nous jetait dans un état de surexcitation extrême — parce qu’il devait être sur la piste de la mine inconnue et que le moment était venu de le suivre. Moins de trois heures après l’aube, tous les chevaux, mulets et ânes du voisinage étaient achetés, loués ou volés, et la moitié de la population en route pour la montagne, dans le sillage de Whiteman. Mais lui, circulait par gorges et montagnes pendant des journées au hasard, jusqu’à ce que les provisions des mineurs fussent épuisées et qu’ils fussent obligés de retourner chez eux.

La tradition rapportait qu’au début de l’émigration, plus de vingt ans auparavant, trois frères, des Allemands, survivants d’un massacre indien dans la prairie, marchèrent à l’aventure par le désert, évitant routes et sentiers et suivant simplement la direction de l’ouest, dans l’espoir d’arriver en Californie avant de mourir de froid et de faim.

Ils s’étaient assis un jour dans une gorge pour se reposer, quand l’un d’eux remarqua une curieuse veine de ciment courant sur le sol et regorgeant de morceaux d’un métal jaune. Ils virent que c’était de l’or et qu’ils avaient devant eux une fortune à gagner en un seul jour. La veine avait à peu près la largeur d’un rebord de trottoir et les deux bons tiers en étaient d’or pur. Chaque livre de ce merveilleux ciment valait bien près de 200 dollars. Les trois frères en prirent une charge d’environ vingt-cinq livres chacun, puis ils recouvrirent toute trace du filon, firent un dessin sommaire de la localité, de ses principaux points de repère, et reprirent leur chemin vers l’ouest. Mais les obstacles s’amoncelèrent devant eux. Durant leurs courses errantes l’un des frères tomba et se cassa la jambe ; les autres furent obligés de l’abandonner à la mort dans la solitude. Un autre, épuisé de fatigue et de faim, perdit bientôt courage et se coucha pour mourir. Mais, après deux ou trois semaines d’effroyables épreuves, le troisième atteignit les établissements de Californie, exténué, malade, et l’esprit dérangé par ses souffrances. Il s’était débarrassé de tout son ciment, moins quelques fragments : ils suffirent pour jeter tout le monde dans une émotion intense. Toutefois il en avait assez du pays du ciment, et rien ne put le décider à y conduire une expédition. Il était parfaitement content de travailler dans une ferme moyennant salaire. Seulement il donna sa carte à Whiteman, il lui fît de son mieux la description de la région du ciment et ainsi transféra la malédiction à cette personne ; car l’unique fois que j’entrevis par hasard Whiteman dans l’Esméralda, il y avait douze ou treize ans qu’en proie à la soif, à la faim, à la misère, à la maladie, il courait après la mine égarée. Les uns croyaient qu’il l’avait trouvée, mais la plupart croyaient que non. J’ai vu un morceau de ciment gros comme le poing qui passait pour avoir été donné à Whiteman par le jeune Allemand et il était d’une nature séduisante. Les fragments d’or vierge y abondaient comme les grains de fruit dans un gâteau au raisin de Corinthe. Le privilège d’exploiter une semblable mine pendant huit jours pourrait suffire à un homme d’ambition modérée.

Un nouvel associé à nous, M. Higbie, connaissait Whiteman de vue, et un de nos amis, M. Van Dorn, était lié avec lui ; qui plus est, il avait reçu de Whiteman la promesse qu’il serait discrètement averti de la prochaine expédition au pays du ciment en temps utile pour pouvoir y participer. Van Dorn nous avait promis de prolonger l’avertissement jusqu’à nous. Un soir Higbie rentra très agité et nous dit qu’il était sûr d’avoir reconnu Whiteman en ville, déguisé et dans un état simulé d’ébriété. Un moment après Van Dorn arriva et confirma la nouvelle ; nous nous rassemblâmes donc dans la cabane et nous combinâmes nos plans.

Nous devions quitter la ville, doucement, après minuit, en deux ou trois petits groupes, de manière à ne pas attirer l’attention, et nous retrouver à l’aurore sur les hauteurs du lac Mono, à 12 ou 13 kilomètres de distance. Nous ne devions faire aucun bruit et n’élever la voix sous aucun prétexte.

On croyait que, pour cette fois, par hasard, la présence de Whiteman était ignorée en ville et son expédition inattendue. Notre conclave se rompit à neuf heures et nous nous occupâmes de nos préparatifs avec activité et profond mystère. À onze heures du soir, nous sellâmes nos chevaux, nous les attachâmes avec leurs longs lassos, puis nous apportâmes un quartier de lard, un sac de haricots, un petit sac de café, du sucre, une centaine de livres de farine en sacs, des tasses en fer blanc et une cafetière, une poêle à frire et quelques autres ustensiles indispensables. Tout ce bagage devait être emballé sur le dos d’un cheval de main ; et maintenant, que tout homme qui n’a pas appris d’un professionnel espagnol à bâter un animal perde l’espoir d’y arriver à force d’adresse naturelle. C’est une chose impossible. Higbie avait quelques notions, mais n’était pas parfaitement expert. Il plaça le bât (selle qui ressemble à un tréteau de sciage) empila le matériel et enroula une corde tout autour, par dessus et par dessous, faisant des nœuds par-ci par-là, mais chaque fois que l’amarrage se raidissait à un endroit il se relâchait à l’autre. Jamais nous ne parvînmes à assujettir le chargement ; nous le ficelâmes assez pour qu’il tînt au petit bonheur, puis nous partîmes à la file indienne, en bon ordre et sans un mot. Il faisait nuit noire. Nous tenions le milieu de la route et nous avancions au petits pas le long des rangées de cabanes ; chaque fois qu’un mineur venait sur le pas de la porte, je tremblais de peur que la lueur de l’intérieur ne vînt à nous éclairer et à exciter la curiosité.

Mais il n’en fut rien. Nous entamions la longue rampe en lacets du défilé, dans la direction des massifs de montagnes ; voici que les cabanes commençaient à s’éparpiller, les intervalles qui les séparaient à s’élargir, et moi à respirer passablement à l’aise et à me sentir moins pareil à un voleur et à un meurtrier.

J’étais à l’arrière-garde, conduisant le cheval de charge. À mesure que la pente fut plus rapide, il devint plus mécontent de sa cargaison, et il se mit à tirer sur son lasso, de temps en temps, et à ralentir sa marche. Mes camarades étaient en train de disparaître dans l’obscurité. Mes inquiétudes s’éveillèrent. À force de flatter et de tarabuster l’animal, je le fis bientôt trotter : alors les tasses de fer blanc et la batterie de cuisine suspendues à ses flancs l’effrayèrent et il prit sa course. Son lasso était enroulé autour du pommeau de ma selle, de sorte qu’en me dépassant il me désarçonna et les deux bêtes filèrent prestement en avant sans moi. Mais je n’étais pas seul, le chargement, desserré, dégringola du haut du cheval de bât et tomba tout près de moi. C’était à peu près à la hauteur de la dernière cabane.

Un mineur sortit et dit :

— Hello !

J’étais à trente pas de lui et je savais qu’il ne pouvait me voir, tant il faisait sombre dans l’ombre de la vallée. Je restai donc immobile. Une autre tête se montra dans l’encadrement éclairé de la porte, puis les deux hommes marchèrent vers moi. Ils s’arrêtèrent à dix pas. L’un dit :

— Chut ! Écoutez !

Je n’aurais pu me sentir dans une plus grande détresse si j’avais été en train de fuir la justice avec ma tête mise à prix. Alors les mineurs me parurent s’asseoir sur un rocher, quoique je ne pusse les voir assez distinctement pour être sûr de ce qu’ils faisaient. L’un dit :

— J’ai entendu un bruit, aussi clairement que j’aie jamais entendu quelque chose. Ça semblait venir de là…

Une pierre siffla tout près de ma tête. Je m’aplatis dans la poussière comme un timbre-poste et je pensai en moi-même que, s’il corrigeait son tir si peu que ce fût, il entendrait probablement un second bruit. Au fond du cœur maintenant j’exécrais les expéditions secrètes. Je me promis que celle-ci serait la dernière, quand même les sierras seraient farcies de veines de ciment. Alors un des hommes dit :

— Je vais vous dire ! Welch savait bien de quoi il parlait quand il disait qu’il avait vu Whiteman aujourd’hui. J’ai entendu des chevaux : c’était ça le bruit. Je descends chez Welch tout de suite.

Ils partirent et j’en fus heureux. Peu m’importait où ils allaient pourvu qu’ils s’en allassent. Qu’ils aillent donc chez Welch et le plus tôt serait le mieux !

Dès que la porte de la cabane se fut refermée, mes camarades émergèrent de la nuit ; ils avaient rattrapé les chevaux et attendu que la voie fût libre. Nous réédifiâmes notre attirail sur le dos du cheval de bât et nous fîmes route ; comme le jour se levait nous atteignions le massif de la montagne et nous rejoignions Van Dorn. Ensuite nous descendîmes dans la vallée du lac et, nous sentant en sécurité, nous nous arrêtâmes pour faire notre déjeuner, car nous étions las, nous avions faim et sommeil. … Trois heures plus tard, le reste de la population défilait par dessus le sommet des hauteurs et disparaissait en contournant le lac !

Que mon accident eût, oui ou non, produit ce résultat, nous n’en sûmes jamais rien ; mais du moins une chose était certaine : le secret était éventé et Whiteman ne voudrait pas se mettre à la recherche de la mine de ciment cette fois-ci. Nous étions remplis de chagrin. Nous tînmes un conseil de guerre où nous décidâmes de tirer le meilleur parti possible de notre malchance et de goûter une semaine de congé sur les bords de ce malheureux lac. Mono, l’appelle-t-on quelquefois et quelquefois la Mer Morte de la Californie. C’est un des plus étranges phénomènes de la nature qui existent dans n’importe quel pays, mais il n’est presque jamais mentionné dans les livres et très rarement visité, parce qu’il se trouve à l’écart des routes ordinaires des voyageurs et, d’ailleurs, il est d’un accès si difficile, que les gens rompus aux privations de la vie la plus dure consentiront seuls à affronter les incommodités d’une telle excursion.

Le matin du second jour nous côtoyâmes la rive jusqu’à un lieu retiré et particulièrement sauvage, où un ruisseau d’eau glaciale entrait dans le lac en sortant de la montagne, et nous y plantâmes définitivement notre tente. Nous nolisâmes une grande barque et deux fusils de chasse chez un fermier habitant à une quinzaine de kilomètres et nous nous disposâmes au plaisir et au sport. Nous fûmes vite familiarisés avec le lac et toutes ses particularités.

CHAPITRE XXXVIII
Le lac Mono. — Shampooing à la portée de tout le monde. — Étourderie de notre chien et son résultat. — Curiosités du lac. — Quelques incidents comiques un peu enjolivés.

Le lac Mono est situé dans un hideux désert sans vie et sans arbres, à 2 600 mètres au-dessus du niveau de la mer et gardé par des montagnes de 6 à 700 mètres plus hautes que lui, dont les sommets sont toujours couverts de nuages. Cette mer solennelle, silencieuse et inanimée, est peu favorisée sous le rapport du pittoresque. C’est, dans un cratère, une nappe d’eau grisâtre sans prétention, de 160 kilomètres environ de circonférence ; au centre, deux îles, simples soulèvements de lave déchirée, aride et brûlée.

Sa profondeur est d’une soixantaine de mètres et ses eaux paresseuses sont si fortement chargées d’alcali, qu’il suffit d’y tremper une ou deux fois le linge le plus outrageusement sale et de le tordre, pour le rendre aussi propre que s’il sortait des mains de la plus habile lavandière. Pendant que nous campions sur ses bords notre lessivage était aisé. Nous attachions le linge sale de la semaine à l’arrière du bateau, nous voguions un quart de mille et la corvée était finie, moins le rinçage. Si nous jetions de l’eau sur notre tête et que nous lui donnions une friction ou deux, la mousse blanche s’élevait à dix centimètres d’épaisseur. Cette eau n’est pas bonne pour les contusions et les éraflures de la peau. Nous avions un chien de valeur. Il avait des écorchures. Il avait plus d’écorchures que d’endroits sains sur la peau. C’était le chien le plus écorché que j’aie peut-être jamais vu. Un jour il sauta par dessus le bord pour fuir les mouches. Mais ce fut une erreur de jugement. Dans son état, il eût été aussi confortable pour lui de sauter dans le feu. L’eau d’alcali le mordit à toutes ses blessures à la fois, et il cingla vers le rivage avec un zèle considérable. Il jappait, aboyait, hurlait le long du chemin, il ne lui restait plus de cuir quand il arriva. Il courait en rond, déchirait la terre, fendait l’air, exécutait des doubles culbutes, tantôt en avant, tantôt en arrière, d’une façon étonnante. Ce n’était pas un chien communicatif d’ordinaire, mais plutôt d’un tour d’esprit grave et réfléchi et jamais je ne l’avais vu auparavant se livrer à un exercice avec autant d’ardeur. Il se lança en définitive à travers les montagnes à une allure que nous estimâmes du 412 kilomètres à l’heure et il court toujours. Il y a environ neuf ans de cela… On ne peut pas boire l’eau du lac Mono. Il n’y a pas de poissons dans le lac Mono, ni de grenouilles, ni de serpents, ni d’insectes, rien par conséquent de ce qui fait le plaisir de vivre. Des millions de canards sauvages et de goélands nagent à la surface, mais au-dessous, aucune créature vivante n’existe, excepté une espèce de ver assez long, duveté, qui ressemble à un bout de fil blanc éraillé. Si vous puisez cinq litres d’eau vous prendrez environ 15 000 de ces bestioles. Elles donnent à l’eau une espèce de reflet gris blanc. Puis il y a une mouche qui ressemble à peu près à nos mouches domestiques. Elles se posent sur la plage pour manger les vers échoués sur le bord, et en tous temps ou peut y voir une zone de mouches de 2 centimètres 1/2 d’épaisseur et de deux mètres de large, qui s’étend sur toute la circonférence du lac ; cette zone de mouches a donc 160 kilomètres de long. Si l’on jette une pierre dessus, elle s’envole en un essaim si épais qu’il semble opaque comme un nuage. On peut les plonger sous l’eau aussi longtemps que l’on veut, cela ne les gêne pas : elles n’en sont que plus fières. Quand on les lâche elles bondissent à la surface aussi sèches qu’un brevet d’invention et s’en vont aussi tranquillement que si elles avaient été dressées spécialement pour fournir à l’homme une récréation instructive de ce genre particulier. La Providence ne laisse rien au hasard. Toutes choses ont leur usage, leur rôle et leur place assignée dans l’économie de la nature ; les canards mangent les mouches, les mouches mangent les vers, les Indiens les mangent tous les trois, les chats sauvages mangent les Indiens, les blancs mangent les chats sauvages, et ainsi tout est charmant.

Le lac Mono est à 160 kilomètres à vol d’oiseau de l’Océan ; entre eux deux, se trouvent une ou deux chaînes de montagnes ; pourtant des milliers de goélands s’y rendent chaque saison pour y pondre leurs œufs et élever leurs petits. On s’attendrait plutôt à trouver des goélands dans le Kansas. Et à ce propos, observons un autre exemple de la sagesse de la nature. Les îles de ce lac n’étant que de vastes amas de laves recouverts de cendres et de pierres ponces et complètement innocents de toute végétation ou de tout combustible, et les œufs de goélands n’étant absolument bons à rien à moins d’être cuits, la Nature a doté la plus grande île d’une source intarissable d’eau bouillante ; vous pouvez y mettre vos œufs : en quatre minutes d’ébullition, ils seront aussi durs à avaler que n’importe lequel des récits que j’ai pu faire en ces quinze dernières années. À moins de dix pieds de la source d’eau bouillante se trouve une pure source d’eau froide, douce et saine. De sorte que, sur cette île, on est logé, nourri et blanchi gratis et si la nature avait été plus loin, qu’elle eût fourni un bel employé d’hôtel américain qui fût cassant et désobligeant, qui ignorât les horaires et les itinéraires des lignes ferrées, ou tout le reste, et qui en fût fier, je ne saurais souhaiter de pension de famille plus désirable.

Une demi-douzaine de petits torrents de montagne se déversent dans le lac Mono, mais pas un cours d’eau n’en sort ; jamais il ne baisse ni ne monte d’une manière appréciable et ce qu’il fait de son trop plein est un mystère noir et sanglant.

Il n’y a que deux saisons dans la région qui avoisine le lac Mono, — ce sont la fin d’un hiver et le commencement du suivant. Plus d’une fois, dans l’Esméralda, j’ai vu un matin parfaitement torride débuter avec 33° au thermomètre, à huit heures, puis j’ai vu la neige tomber à 35 centimètres d’épaisseur et ce même thermomètre descendre à 7° au-dessous de zéro à l’abri, avant neuf heures du soir. Dans les circonstances les plus favorables, il neige au moins une fois en chacun des mois de l’année dans la petite ville de Mono. Le climat est si incertain pendant l’été, qu’une dame qui s’en va en visite ne peut espérer parer à toutes les éventualités si elle n’emporte son éventail d’une main et ses snowboots de l’autre. La procession du 4 Juillet se déroule par la neige, et on dit qu’en règle générale, quand un client demande un grog chaud, le cabaretier le lui débite en morceaux avec une hachette et l’enveloppe dans du papier comme du sucre d’érable. On raconte aussi que les vieux pochards n’ont plus de dents, qu’ils les ont usées à manger des coktails au genièvre et des punchs au cognac. Je ne garantis pas cette dernière affirmation — je ne la donne que pour ce qu’elle vaut et elle vaut… mon Dieu, je dirai des millions pour ceux qui peuvent la croire sans se blesser. Mais je garantis la neige du 4 juillet — parce que je sais que celle-là est vraie.

(À suivre.) Mark Twain

Traduit de l’anglo-américain par Henri Motheré.


  1. Voir tous les numéros de La revue blanche depuis le 1er  octobre 1901.