À la gloire d’Antonia

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Librairie Nouvelle ; Librairie Universelle (Anthologie Contemporaine. vol. 34) (p. 1-12).





ÉDOUARD DUJARDIN

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À la gloire d’Antonia

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À Houston Stewart Chamberlain.


I



Glorieusement, je vous ai connue ; hors les apparences, hors toute relation et hors la vanité, non par un charme sensuel, une quelconque occurrence, non suivant la loi d’un vouloir étranger, mais tout idéalement, par la minime suscitation d’un nom.

En une heure de silence quelqu’un dit un nom ; un nom féminin : et j’entendis le nom ; j’entendis votre nom.

Ainsi je vous connus ; ayant ouï votre nom, oh féminin, je vous songeai.


II


Des yeux ouverts au rêve, des rares yeux très clairs, des pâles yeux, des yeux grands dans une clarté ; un regard doux, montant, profond ainsi qu’un jour lunaire ; des yeux grands et très clairs ; une face incolorée, incolorée comme une lune, et solitairement pâle comme la solitaire triste lune ; un rond visage de délaissée ; et le cadre de courts cieux noirs ; une encadrante chevelure, noire et s’arrondissant en le tour des blanches joues ; une courte exacte chevelure faisant à la face blanche une exacte auréole de noir mêlé de sombre brun ; oh courts, oh noirs cheveux mêlés de blondes noirceurs, vous étiez le total diadème, d’où, comme du plat sanglant la tête du Précurseur, la blême tête surgissait, mortellement belle, en la confusion des joues et de chairs blanches qui seraient des reflets ; une souriante tour à tour des sourires et immobile des mutismes lents ; et enchâssé de robes, un corps de jeune fille ; le noir d’un corsage gonflé et d’une mince taille, et deux bras longs s’effilant en minces mains ; et les très larges hanches d’où les flots noirs des robes tombaient, fluctueusement, les flots des vastes robes, emmêlés, très vastes, en flots pressés, mêlés, grands flots flottants et noirs qui roulaient immensément ; dans les robes une existence vague de corps, une puissance, quelque chose inconcevable ; la rondeur des seins gonflés sous le corsage et des bras effilés et de la taille mince, et sans teinte en leur forme ; un corps ; une existence virginale ; entre la ligne blanche du cou et la ligne noire de la ceinture, le net dessin de sa poitrine, oh fille ; entre la ceinture et la pointe transparaissante des pieds, l’existence inéclairable sous le flot des robes, de ses inconnaissables formes ; corsage fin, tu es à fin que tu prédises les douceurs des virginités, et toi, robe virginale, éternellement tu dérobes en tes plis longs les pudeurs ; et un pâle visage, des yeux clairs, le cercle court des chevelures ; une quelque mystérieuse ; une existence dérobée, virginale, en les plis de robes sombres, et dessinée en des formes, translucide de lunaires lueurs ; une âme mélangée de rêve et de sourire, très bonne et très simple et très rare d’une préciosité dernière, répugnant les banales expansions, dédaigneuse, et lucide non des mille communes étoiles du ciel, unique lune solitaire, une âme qui ne veut point indifféremment ; et non point bonne comme le million d’anges, non point belle comme la myriade d’astres, non point douce comme les infinités des roses, non point ange, non point astre, non point rose, mais exotique floraison de subtils marécages aux haleines subtiles, exotique floraison solitairement poussée, pousse languide, en une ingrate terre, et blême lune du ciel nu, belle comme l’unique face blanche du ciel nu, et telle, unique face sans rayons et sans diamants, telle, oh solitaire, et non point ange, mais bonne, et non point rose, et non point astre, oh vous plus royalement belle qu’aucune songée jamais. — Fleur du nom originel, oh fleur du minime nom originée, je vous songeai, oh féminin, d’un vivant songe.

III


Inquiet des idées hasardeuses, errant des contradictoires cherchés, chercheur d’un chemin, hélas, jours d’aspirations aux baisers, réminiscences des vains baisers.

Des féminines images avaient passé, frivole suite d’embrassements inutiles, d’où nul enfant n’était né et nulle joie ; de vagues images féminines ; jadis j’avais près une rivière erré, un soir d’intime fête, alors de mes vingt ans, timidement pressant un gant tiède, une main faible, timidement rêvant, muettement, à un baiser sous les feuilles et les étoiles, oh pauvre évanouie aux mauvaises visions ; des féminines images, encore ; un sourire durant des musiques, une robe touchée sous une printanière brise, une rougeur de vierge nubilisée par un soir chaud ; féminines apparences ; une enrichie de grâces, celle trouvée par le vain hasard d’un soir vain, vaine, aux vains yeux, la dotée par moi divinement en une amante, triste idole et dont j’ai vêtu et revêtu le corps ; féminines, féminines images, oh passées ; et la chair, les charnelles choses, la création unique des charnalités, les violents baisers, et le vague des assourdissements torpides qui sont en suite, et ma pensée dans le très lointain crépuscule où les chairs victorieuses sombrent, et le dormir dans l’insexualisation ; vaines, vaines, vaines souvenances, quand j’ai vécu, au hasard des vaines idées, cherchant mauvaisement des baisers ; et vanité des solitaires joies, des hautes joies, et des multiples vies et des joies en la compassion ; car, mon Dieu, les hasards étaient mauvais, qui tour à tour disaient les charités et la concupiscence en l’âme ; choses eues et choses désirées, hasardeuses visions, le continu baiser, incessé, d’une idée incessée, continue.

Je vous ai connue, mon amie.

Oh féminine mienne, par une telle nuit, dans un silence et une fraîcheur telles, sous la caressante brume nocturne, un soir d’intime fête, alors de nos vingt ans, nous irions ; nous irions donc, oh mon amante, en ces chemins très doux, vers ces arbres, au bord d’une rivière, les deux, marchant ensemble ; j’aurais sur mon bras votre main, un gant tiède pressé timidement, oh ma craintive, une main faible, oh ma simple qu’effraye l’immobile des amoureuses nocturnités, oh pensive, sous les feuilles berçantes et sous les favorables étoiles, ton baiser sous les feuilles et les étoiles ; et l’un près l’autre nous serions, rêvant communiment, dans les charmes d’orchestres derrière nous chantant ; et nous pâlirions, oh ma vierge, en un soir chaudement haleiné de printemps, vous rougiriez, oh vous que la complicité des choses nubilise, vous, la trouvée que j’ai de grâces divines enrichie ; oh forme, féminine forme, éternellement désirable du féminin, corps d’amour que je baiserais, votre chair est un fruit qui s’offre à l’irrassasiable des baisers et votre corps aux lèvres resplendit ; très vague des assourdissements torpides, lointain crépuscule, oh brume, ensombrement des chairs ; et nous irions, ma pleurante et souriante femme, en les charitables compassions, et tu m’incarnerais les réalités religieuses et concupiscibles ; car tu n’es pas étrangèrement, et tu viens nouvellement, identique, en ma mémoire.


IV


Le voyage, les heures de l’approche, et l’unique pensée d’elle, durant que les paysages vagues derrière s’effaçaient ; la sûre marche vers un réel rêvé, impatiemment, dans le solitaire wagon, frissonnamment, l’avancement des pieds au lieu d’elle vivante, languissamment ; et, tandis que le soleil se levait sur les vitres au jour nouveau, mes yeux qui se noyaient nocturnes en la mer des visions d’elle ; dans mon esprit une forme absolue ; par un jour de rêve fou cette image ébauchée ; et l’idée, impérieusement maîtresse, commandait ; vous surgissiez devant mes yeux puissants, oh figure impérieuse.

C’était ce long matin d’été, avec des froids de soleil clair ; ce matin luisant de ciel clair, sans chaleur, froid et tenace ; c’était ce clair froid d’automne, quand sous la fenêtre d’elle premièrement je fus ; je frappai à la porte d’elle, dans la maison d’elle j’entrai… une jeune fille… elle donc… une très pâle, chancelante, qui me tendait sa main… une jeune fille vaguement… donc, elle, la jeune fille qui là était… et je la recréais, et, aveugle, je la figurais à moi, immortelle, je me la figurais, immortelle, selon l’idée… une jeune fille… une très pâle, chancelante, qui me tendait sa main… une indistinctement perçue dans le brouillard d’un cœur troublé… une jeune fille… la nommée… une jeune fille… elle donc… un féminin, virginal, de rêve et de sourire, des yeux très clairs, très pâles, dans une face lunaire, dans la courte chevelure noire, diadémale, un blanc visage rond, et une poitrine enchâssée de noir et gonflée, avec de longs bras entr’ouverts, une taille mince, et le flot fructuant des noires robes désolatrices, les noires robes aux vastes flots en tabernacles… la jeune fille troublée, qui me tendait sa main, dont je touchais la main, qui murmurait des mots, yeux demi-clos, et silencieuse en face du silencieux, et dont je sentais l’âme pénétrer en mon âme, et solitairement une, oh lune du ciel, floraison exotique et subtile, oh bonté, la rare âme en mon âme, uniquement l’âme rêvée, non l’apparence, idée, le songé de féminin. Mon amie, nous étions l’un en face de l’autre ; et cette journée fut, tandis que nous disions des paroles quelconques, tandis qu’ensemble nous allions ce jour très mystérieux.

Et fut le soir.


V


Par le soir tiède, dans une vaste salle où sont des promeneurs, sous l’ombre d’arbustes verts, en un coin obscurci, elle et moi, qui au près sommes assis, immobiles, ne nous touchant point, ne nous regardant point, nous sachant immobiles les deux, à voix très basse et très lente, nous disons des paroles, des paroles quelconques ; je l’entends qui parle, et je parle.

— « Vous n’aimez pas le bal ?.. j’y fus quelques semaines avant votre lettre ; j’avais une robe blanche et ce ruban noir. ; c’était un bal intime ; beaucoup de gens ; j’étais triste ; je ne dansai point.

— « Vers cette époque je vis la Savoie ; une trouée de lac ; des pentes de collines hautes comme des montagnes ; des eaux bleues, ceintes de campagnes verdâtres ; un ciel nuagé avec du soleil ; et beaucoup de paroles, beaucoup de bruits d’argent ; j’aimais ces mondanités ; je fuyais les solitudes.

— « La solitude, le monde, le demi isolement champêtre, la demie fréquence des provinces, c’est, tout cela, des musiques vagues qui charment successives le rêve ; l’une et puis l’autre maintenant agrée au rêve, successive l’une puis l’autre fait un fond de murmure en l’âme.

— « Un jour, sur une place, à l’heure de midi, la place était déserte presque, je vis, passant, un très jeune garçon ; à son bras une très jeune fille ; gais, les deux, têtes hautes, enfants du peuple, et amoureusement.

— « Avez-vous marché seul dans une fête populaire ? avez-vous connu un isolement de la foule circonvenante ? avez-vous participé des joies simples et de la pluralité ?

— « J’étais, il y a quelques mois, à Paris en un pareil jour ; c’était des joies fausses ; j’entendais, comme derrière une coulisse, parmi les répliques la voix du souffleur ; mais tôt je n’entendis les répliques ni le souffleur ; toute chose fait en l’âme un fond murmurant ; toute chose est un cadre à des pensées. »

… Assis, immobiles, ayant nos fronts penchés, point ne nous touchant, nous parlons, bas et lent, dans le silence…

— « Cette soirée est belle ; cette salle est lointainement illuminée : la foule est vague ; et ces fleurs sont jolies, ces plantes ; les voix sont murmurantes et mêlées ; les gens sont des ombres.

— « Je suis en cette ville pour la première fois ; je vins jadis en des pays proches : j’aime cette terre ; ces hommes sont bons ; l’étranger ici est hôte.

— « L’étranger est par nous amicalement admis ; nous croyons ; nous donnons nos mains à qui nous tend sa main ; notre maison est ouverte ; une place est fermée, que nous gardons ; mais notre table pour tous est.

— « Par fois sont des espérances certaines, par fois des anxiétés ; inévitablement et sans cause par fois on se connaît élu ; par fois on a des joies soudaines.

— « Hélas, que lointain est ce pays du pays dont vous venez ; là sont des mœurs nouvelles, des beautés autres ; ici vous arrivez en l’ignorement de nos simplicités ; hélas, que lointains seraient nos pays, oh, qu’ils seraient lointains sur la terre !

— « Ai-je quitté mon pays ? n’y demeurai-je pas ? je connais, j’ai eu ces choses, que de mes yeux fermés je veux voir, telles que je les sais.

— « Ainsi craignez venir, craignez parler, craignez voir ; si votre songe est bon, respectez votre songe ; je suis la simple fille, non couronnée, l’ordinaire et pauvre mélancolique fille des jours banals.

— « L’heure avance, et les promeneurs sont plus rares, et moins de bruit est, moins de bruit, mon amie. »

… Ainsi, ainsi nous parlons, les immobiles, qui ne nous regardons, assis l’un près l’autre, en une proximité des corps aveuglés et voyants…

— « Oui, mon amie, la nuit avance ; tout à l’heure derrière les rideaux paraissait la clarté de la lune ; maintenant le dehors est noir et muet.

— « Les promeneurs s’arrêtent, par groupes las, et voyez qu’ils se sont assis : écoutez cette musique ; quelle, cette mélodie ? je retrouve un air de Pergolèse, un chant de clavecin grêle.

— « Aussi les lumières sont moindres ; les bougies dans les candélabres s’effacent ; semble que les fleurs et les feuillages soient apâlis.

— « Aux fins de nos soirées, tel se fait un silence, et une ombre ; non les croissantes folies ; mais en la nuit plus tardive, des recueillements, et dans les salles, des ombres et des silences.

— « Le murmure des bruits et des lumières se fait plus doux autour de nous.

— « J’aime cette mélodie ; j’aime ces musiques qui sont un caché bruissement et qui plaisent et que l’on n’écoute pas ; mon ami, nul autre peuple ne sait l’art des musiques, seul le peuple dont bercent les musiques la causerie et somnolence ; la musique est une qui accompagne.

— « Yeux clos, oreilles closes, ne rien voir ni ouïr, et je ne vois ni n’ouïs rien ordinairement ; ma demoiselle, vous êtes au près de moi, et vous êtes assise, doucement fixe ; je sens l’ondoiement immobile de vos robes, et que vous êtes là ; je me rappelle des jours de songe ; des jours d’attente furent, oh créature, et voilà que vous êtes, oh mon songe ; je me réveille ensemble ; je suis moi ; et tout ce qui est moi, pensées, désirs, regards, l’univers, par l’attirance invincible de vous vers vous roule ; et vous êtes lumineusement belle en l’inconnue beauté ; surgie en ma cité, à qui je parle, oyez, à qui je parle, que bas et que doux je vous parle, et que sereinement. »

… Donc nous sommes, qui disons des mots, les deux, les immobiles, les absolument amoureux…

— « Vos jours vont gaiment, mon amie.

— « En des solitudes qui ne sont point tristes.

— « À l’écart des communes choses vous vivez.

— « Ainsi que dans une attente, à l’écart des autres choses,

— « Je vous envie les promenades longues, solitaires, la conscience des solitudes.

— « Ainsi irons-nous les deux, ainsi irons-nous, mon ami.

— « Près la ville sont des lacs et des avenues.

— « Gaies, gaies aux marches lentes, des avenues ombragées qui serpentent longuement.

— « Et des ombres.

— « Des silences longs. »

… Nous nous taisons ; dans le lointain la voix d’un piano chante ; nous demeurons, l’un près l’autre, immobiles, les deux.
VI


Oh visions des temps, choses qui furent en les siècles de mes années, joies enfantines très suaves, faux amours, pleurs des rêves, cris des aspirations, pitiés à Dieu, oh religiosités très profondes et anciennes, vie passée, oh ce qui fut le mien, les rochers nus et les frémissements des vents obscurs, bonnes paroles maternelles, oh quand j’ai désiré, et quand prié, voulu, loué, achevé, chanté, quand j’ai erré, oh visions, oh précurseurs à l’attendu… Une ombre immense est par devant, une apparence de route et d’arbres et de choses, une ombre, des chemins doux et des rives fluviales, des feuillages pâles stellairement et des haleines printanières chaudes aux nerfs, des décors de musiques lointaines, des tristesses, et des subtiles couches voluptueuses aux corps étreints, des ailes angéliques avec des larmes… Oh cieux, noir ciel, points étoilés, rideaux feuillus, oh terre noire, nuit, oh nuit propice aux destinées, — je vois un vague très confus où ma pensée irait pour d’amoureuses élections.


VII


Entre mes mains je prends une main d’elle ; elle me laisse sa main ; muettement ; elle me regarde, très pure, en ses yeux clairs ; je la regarde ; elle me regarde, pâle au front mat, et ses grands yeux sont de tendresses ; chaude, douce, et amoureuse, mes mains pressent sa main ; nous nous regardons ; je vois ses yeux, son rond visage, et sa poitrine, ses cheveux, ses yeux mélancoliquement à moi ouverts ; j’attire à ma bouche sa main ; j’ai sur ma bouche la chaleur amoureuse et douce de ses doigts et leur caresse ; et lentement elle ferme ses yeux ; un gonflement lent de sa gorge, un renversement de sa tête lent ; elle ferme ses yeux adorants ; de ma main gauche je touche sa tête au dessus de sa nuque, et plus près à elle je me penche ; mes doigts ont la courte touffe et le cadre de ses cheveux, et sous mes lèvres j’ai sa chevelure ; je me pâme jusqu’à mon cœur ; entre mes bras un corps ; une poitrine contre mon cœur ; dans mon cou une haleine moite ; et sur mes épaules deux mains faibles ; dans mes mains chante la chevelure ; et, dans mes yeux, la chevelure noire de la ronde tête ; sous mes lèvres la chevelure ; et la tête insensiblement ne se relève-t-elle pas ? sous mes lèvres, au travers des cheveux, le front ; la féminine peau ; des rares cheveux voletants ; sous mes lèvres un parfum de soie vivante ; la peau très douce ; et la tête encore peu à peu ne se lève-t-elle ? mes lèvres battent faiblement en le vide ; je vois un front blanc, des yeux clos blancs ; la tête encore se lève ? et les yeux s’ouvrent, et, touchant mes yeux, je vois ses yeux ; la splendeur des grands yeux clairs, triomphalement suaves, où je me vois, et où nous sommes, oh communies pensées, éternelles des enlacées ; et sa face pâle, radieuse balsamiquement, et radieuse d’amoureuse à l’amoureux ; et sur mes lèvres ses lèvres ; j’ai sur mes lèvres ses lèvres ; sur ses lèvres mes lèvres ; elle se meurt comme d’une possession ; sa poitrine se presse à ma poitrine ; ses reins en mes mains ploient ; ses mains, éparses sur mes épaules, glissent ; sa gorge exulte ; je me meurs d’elle ; en mes bras son corps s’efface, des robes infrangibles vêtu ; et je hume son souffle et sa vie en ses lèvres, je l’aspire et je la respire et nous nous transsubstantions, gloire du nom d’immaculée… Yeux très clairs ; blanche face ; lunaire incolorément ; chevelure exacte et diadémale ; hors les macules, au loin des affinées extases, si tu demeures, vierge, sois glorieuse… Les yeux où est l’amour de moi me regardent infiniment ; et sous mes doigts le noir corsage des seins cachés, vaguement les flots des robes disparaissantes, les voiles des pudeurs subtiles et l’incompréhensible et très vain sexe, et ces plis longs ; les noirs fuyants des prolongements de visions ; l’air trouble ; des bruits, des ombres, rien qu’un brouillard, un obscurcissement, une nuit où luit la noirceur des robes vastes ; une brume avec des ombres et des bruits ; un ennuagement qui pédale mon rêve ; un très vague ignoré, où tu montes, chair adorée montante, virescente vivante et blanche, seins cachés, oh corps blanc ignoré, blanche face encadrée, yeux clairs, âmes qui vous exhalez, et fontaines encharmantes, oh sources lèvres, lèvres, lèvres, délicieuses ensommeillantes, oh lèvres, oh tout puissantes lèvres ; elles se donnent, elles m’effarent, elles m’enfièvrent, oh lèvres qui te font à moi ; ensemble et solitairement ; et voluptueusement ; dans les sommeils ; dans le silence des envolées prodigieuses ; comme une entrée à quelque chose indéfinie.

J’ai dans mes mains ses mains ; nous fermons nos yeux ; nos bras et nos épaules se touchent ; nous sommes immobiles ; nos mains sont jointes ; nos genoux se sentent ; je revois son regard dernier ; un calme bon est à l’entour ; une demie lumière ; encore des musiques montent lointaines ; des ombres passent ; l’air est tiède ; nulle parole ; elle tourne vers moi sa tête ; ses yeux vers moi ; elle me sourit ; pâle, très tendrement elle sourit à moi ; nous nous sourions ; ses yeux se ferment ; sa bouche est entr’ouverte ; son cou est blanc sur la ligne noire des robes ; derrière la fenêtre est l’obscur et le frais de la nuit ; l’ombre profonde ; un boulevard avec deux rangées d’arbres ; deux lignes de maisons obscures ; la terre indécise ; nulle forme mobile ; nulle voix ; une étoile ; nuit d’indistinction ; très loin une lueur ; un banc de bois sous les arbres rangés longuement ; du monde mort les seuls vivants nous sommes.


VIII


Et je dis à mon amante, je lui dis, immobilement toujours, toujours ne touchant point elle, et regardant vers l’ombre, debout, appuyé au balcon sur la nuit, immobilement toujours, tandis qu’elle semblablement, muette encore et regardant en face, debout appuyée et immobile, est près moi, — ainsi, immobile, très bas, peut-être sans qu’elle m’entende, je parle à mon amie, et je lui dis :

— « Nous sommes deux qui sont ensemble ; mon amie nous sommes ensemble ; nous sommes des yeux qui pareillement voient ; nous sommes des mains qui sont unies, des cœurs qui battent mêmement ; nous avons deux âmes liées ; nous respirons des souffles réciproques ; nous marchons des chemins uns ; nous sommes des âmes conjointes ; et nous voyons ensemble, oh mon amie ; ensemble nous allons l’amoureuse vie ; j’ai votre main très doucement à moi ; votre présence en la course commune s’immiscie à la mienne inéluctablement ; nous nous avançons deux, parmi des ors vagues et brumeux ; nous allons au droit du plan chemin, dans une ombre qui nous reflète, entre des remparts de nues où tu progresses et qui te mirent, et je te vois uniquement ; derrière ces brumes étaient des songes ; mais ces brumes ne sont plus de brumes ; elles sont le néant hors nous, et dans ce vague de néant nous marchons, nous marchons, les deux, dans un effacement ; uniquement nous sommes, et nous nous voyons ; vous êtes au près de moi, muette amie, et vous vous avancez d’un pas au mien égal, parmi l’ondoiement de votre corps bercé ; je vais ainsi ; vous avez une senteur bonne, charnelle doucement de votre chair ; moi je suis embaumé de subtiles essences rares ; et votre chair adorable est près moi ; nos corps mystiquement se touchent ; nous avons des jouissements dont nos corps faiblement se pâment ; et nous nous revoyons, oh ma très belle femme ; votre face ronde et blanche reluit, tendre en le cadre de vos cheveux ; vos grands yeux clairs m’aiment infiniment, et vos lèvres frissonnent d’intérieurs baisers ; votre front, vos joues et votre cou, vos lèvres, vos prunelles et vos seins sont d’amour à moi ; votre face m’est d’amour ; et vous me regardez si mélancoliquement amoureuse ; votre face tendrement d’une amoureuse douce auréole luit ; je suis roi, je triomphe, je suis dieu, je suis mage ; je resplendis dans le soleil, je rayonne solairement et je suis solairement beau ; je vais, moi, haute tête, front illuminé, yeux brillants, joues roses, odorantes lèvres, je vais en une gloire ; triomphalement je marche ; et dieu, et triomphal, et vous voyant mon épousée, je vais près vous, magiquement, beau, rayonnant, resplendissant ; et vos robes fluctueusement fluctuent, flots fluents ; vos effilés bras pendent, vos minces mains ; et votre taille en ces corsages noirs monte et monte, votre sein caché, vos seins très miens, et vos à jamais indéniables virginités ; sur vos hanches larges, d’où roulent immensément les robes, sur vos hanches la rondeur des seins gonflés et vos épaules et vos bras, en le noir, qui m’appartiennent ; la noire ligne de votre cou, et la face qui est de moi, lunaire face au diadème mortel, oh vivante du rêve, oh rêvée du réel, incolorée face très mienne, miennes lèvres ; oh baisée véridiquement, que je baise en une ascension qui ne finit pas, conjointe à moi, mon enlacée du corps et des yeux grands mélancoliques, soyons heureux, exaltons nous, jouissons de nous, vivons nous, sacrons nous, adorons notre vie, soyons bons, soyons saints, aimons, jouissons, marchons, vivons, soyons, soyons ensemble ; ayons, mon épousée, nos éternels fiancements ; soyons nous ; et jubilons, choses, de ce que nous sommes ; fêtons nous d’être ; rêvons à la sécurité indubitable de la foi ; éternel, je jouis de moi, mon épousée, t’aimant…

« Car cela est ma pensée.

« Car cela est mon œuvre.

« Car je t’ai faite et je te fais.

« Et glorieusement, hors les apparences, hors toute relation et hors la vanité, insensiblement, sans quelconque occurrence, sans loi de vouloirs étrangers, idéalement et tout absolument, je te pense, âme, mon épousée. »

ENVOI


Douce est la volupté des baisers ; aimer est doux ; l’embrassement des bras est aux amants une joie douce toujours ; exalter sa vie en la création sensuelle, et lentement s’assoupir aux caresses des peaux amolies, et rêver, parmi les attouchements confus, un rêve où vogue l’être, en ces supérieurs parfums qui sont l’âme de la femelle. Vivre hors l’apparence est bon ; instituer, authentiques, par des mots, les univers rationnels. Rire plaît, donner, prendre, marcher, faire les uns misérables, se faire misérable. Ceci encore, regarder à l’inconçu, et terrir dans le mystère.

Vivants ! à fin seulement qu’en les rires ou les épouvantes vous jouissiez, vous voulez ceux dont l’attrait vous hante ; donc, loin le prétexte des hypocrites motifs, les mensonges, les duperies ! l’hymne où sont mes triomphes est né joyeusement, comme un corps et comme un monde, et, naturellement, à ma joie fut évoqué.

Belle, consentez qu’en ces songes vous vous glorifiiez ; ce tandis, que d’autres demeurent, et qu’on demeure et que l’on pleure et que l’on raille et que l’on soit ; que les isolés adorent le sang de l’agneau ; et que les charnels, hurlants ou mornes d’âcres faims, se paissent aux chauds ventres tressaillants.

Édouard Dujardin.

Janvier-avril 1886.

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N B Cette œuvre a été publiée à Paris, à la librairie de la Revue Indépendante, en décembre 1887, à 55 exemplaires numérotés, signés et estampillés par l’auteur, et imprimés sur velin français à la cuve.