À la hache/01

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Éditions Albert Lévesque (p. 9-15).

I

AU LAC CLAIR


Le poste de la Laurentide Company, au lac Clair, — touchant aux trois comtés : Berthier, Joliette et Maskinongé, — laisse ses dix chantiers dormir au soleil.

Les auges en cèdre fendu des couvertures luisent dans la lumière. Les mousses des joints coulent. De la peinture verte, le long des toits.

Le cuisinier, penché sur sa huche, dans un abri de branches, jette parfois des boulettes de pâte aux oiseaux nombreux. Tout à fait comique de voir les petits becs, les pattes se charger de blanc. Puis, une envolée subite, plus lourde, mais toujours joyeuse.

Je termine un rapport dans le bureau modeste. La grêle de la machine à écrire, sur le rouleau, éveille les premières cigales. Elles répondent au bruit, avec des voix chaudes.

Une chatte est étendue sur une souche de bouleau. On la voit s’étirer davantage, lorsqu’une brise plus douce frôle sa toison blanche. Les yeux, infimes boutons jaunes, suivent un lièvre rongeant des fleurs de trèfle, entre les poutres du vieux pont.

Deux perdrix se caressent dans les sapins, poussés droits, près du lac, où sont attachés les canots.

Dans la baie, les truites sautent. Elles décrivent une courbe mauve, sous les rayons du midi. Je quitte mon travail. Il faut que j’aille causer avec mon ami le forgeron.

Almanzar L’Épicier active un feu de forge, avec un soufflet en cuir d’orignal. Ses bras nus, noirs d’un poil de fauve, sont durs comme l’acier qu’il travaille. Le contremaître Arthur Deslauriers lui a commandé 200 gaffes neuves pour les équipes de flottage du bois. Ces dernières partent de Saint-Michel-des-Saints, dans deux jours, afin de commencer les opérations du printemps.

J’entre dans la « boutique ». Le marteau écrase des étoiles. La sueur inonde le front du bonhomme et les minces crochets de fer tombent, un à un, dans une cuve pour y chanter l’agonie du feu. La forge s’emplit d’une vapeur de rouille. Le forgeron s’essuie du revers de la main en laissant sur son front des coulées de suie. Ensuite, il mord dans une torquette de tabac, toujours prête, sur son établi. Almanzar chique comme une bénédiction. Les lourds crachats tombent sur le parquet en gaules et s’écrasent comme des prunes trop mûres, entre les pièces usées avec les bottes des hommes, jaunies par l’urine des chevaux.

Les poissons, là-bas, se montrent plus nombreux. Je m’écrie :

— À la pêche, ce soir, père Manzar ?

— Çartin que oui. Le vent va timber et vis-à-vis la Pointe de Roche j’ai ane vraie cachette. Le lac Clair est ben poissonneux, mais y faut trouver les trous… et j’sus un peu là…

Content, j’aide au bonhomme et m’accroche au souffleur.

À cinq heures, le cuisinier Désiré Desrochers, de Saint-Damien, frappe sur un triangle en fonte, avec une énorme fourchette à viande, et appelle ainsi au souper les rares habitants du dépôt. C’est l’Angelus de la forêt, doux comme des Ave.

Chacun se lave au bord du lac, à pleines mains. L’eau inonde les faces et retombe, en perles grasses, sur le sable roux. Des canards sauvages continuent à plonger, sachant bien que les humbles travailleurs sont des amis. On court à la cuisine. La table, recouverte d’un tapis en toile cirée blanche, offre ses mets délicieux : haricots au lard cuits sous la cendre ; pains sortant du four ; thé noir, épais comme du rhum ; pommes de terre et ragoût de castor. Le dessert : des prunes bleues, flottant dans un sirop d’ambre.

Sept heures. Je ferme la porte du bureau avec un clou et caresse, en passant, un chien de traîne, puis me sauve au lac. L’Épicier sort de sa petite mansarde, avec aviron et trôle. Il me fait asseoir au milieu du canot. Au départ, le vieux me donne un avis formel :

— J’vous défends ben de grouiller même un ch’veu… Vous savez l’eau est frette en torrieu…

Le crépuscule jette des fraises, au sommet des érables, et se colle délicieusement aux premières feuilles. Le lac est calme. Le jour se repose avant de crever. Le sillage du canot fabrique des écus d’or qui vont s’entasser et se perdre sur la rive. L’aviron chante, en soulevant une dentelle purpurine, laquelle tombe et se déchire, à chaque coup du rameur.

Les yeux noirs de mon compagnon sont fixes. Ses lèvres rudes, closes. J’en respecte le silence. Il songe, sans doute, à la grandeur, au charme de sa vie modeste. N’est-il pas un roi, dans toute cette majesté de nature sauvage ? Peu lui importent les bruits, les fatigues, les dangers de la ville. Ici, l’air pur, lourd de sève, entre dans les poumons sans se contaminer. Ici, l’infini de l’espace s’unit à l’abîme liquide, et, seuls, trois rangs d’écorce nous permettent d’admirer le soir qui naît. La vie continue, intense, autour de nous. Et, dans les brousses voisines, les appels des renards intensifient davantage l’hymne de beauté, au milieu de la forêt laurentienne.

Nous côtoyons l’île Valade. Un chasseur de ce nom y habite depuis un quart de siècle.

Dans la passe, entre les grand et petit lacs Clair, l’eau est lisse comme une chevelure de femme. Les rives, blanches, de glaise pure, imitent de la chair. Et les vagues créées par notre esquif vont clapoter des étreintes sur les racines des pins.

Des castors battent la surface de leurs queues. On croirait entendre des coups de fusil, que l’écho se renvoie en jouant à la balle.

Mon compagnon modère la vitesse du canot. Il jette sa ligne. La cuillère brille, en étoile filante, et descend dans l’onde. La corde de soie glisse, glisse, attirée par les profondeurs, et imite un long vermicelle, dans la nuit devenue bleue.

L’odeur des fougères flotte, pénétrante. Des grenouilles annoncent l’heure d’amour, avec leurs gosiers ronds. Les étoiles distraites échappent leurs rubis dans le miroir du lac. C’est la nuit troublante de mai, avec son silence, beau et grand comme un dieu…

***

— Ça mord… Bonguenne, que ça mord !

L’Épicier, d’un coup sec, après avoir laissé jouer le poisson, pendant quelques minutes, tire, à longues brassées, et une truite frétillante tombe à mes pieds. Elle se débat rageusement. Ses muscles se raidissent, sa queue coupe l’air avec passion. L’hameçon en trépied déchire les ouies et je ne vois plus qu’un corps rose, gonflé, rigide, avec deux yeux froids. Des émeraudes où se condense déjà l’ombre. Quinze truites sont capturées, en moins de trente minutes. La plus petite pèse au moins six livres. L’Épicier, content, retire sa ligne et nous reprenons le chemin invisible du lac pour retourner au camp.

En repassant en face de l’île Valade, des hurlements viennent briser le silence. Mon compagnon déclare :

— Ses chiens nous sentent… Y en a douze et chaque nuit, beau temps mauvais temps, les saudits appellent les loups… Ces derniers leur répondent. T’nez, écoutez…

Au loin, par delà les monts, un roulement plaintif, affamé, monte des savanes. Rien n’est plus empoignant que ces plaintes animales où je retrouve les passions des hommes, criant, tour à tour, le désir, la volupté, les regrets…

Au moment d’atterrir devant la « boutique » de forge, la lune se montre, fureteuse, au-dessus d’un bosquet d’épinettes. La princesse est étendue sur des coussins jaunes, des édredons blancs. Elle mire sa forme arrondie dans le lac. Et des hiboux houhoulent, accrochés, par le vent qui s’élève, aux branches d’un arbre mort.