À la hache/12

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Éditions Albert Lévesque (p. 135-148).

II

UN BAL À L’HUILE


L’activité reprend, vivante.

Deux cents hommes s’apprêtent à commencer les coupes. Depuis cinq jours, ils arrivent, en grappes joyeuses.

Le programme de la Laurentide Company est élaboré ; 8,000,000 de billots devront alimenter, pour une période de deux années, les spacieux moulins à papier de Grand’Mère.

Les douze chantiers du lac Clair regorgent de lits. Édredons de paille, matelas de fougères, oreillers en branches. En plus, vingt-cinq tentes sont montées autour de la baie et laissent les rires et les chants glisser sur leurs toiles claires, vers les collines qui les prennent alors pour les offrir à l’écho.

Almanzar et Laurence jubilent. Leurs cheveux blancs sont des auréoles. À toute minute, une voix, encore émue des serments du village, monte dans le jour clair : « Bonjour, le vieux !… Salut, le pére ! »

Inutile de dire que Cailleron et Jeanne sont gâtées. Dois-je les plaindre ? Non. Elles y gagneront à bien connaître ces futurs rois de la ferme, qui apprennent la justice, le devoir et l’amour, au livre ouvert de Dieu, par la forêt.

Chantecler boude. Il n’est pas jaloux. Mais l’audace des bûcherons qui violent les poulaillers ! Le mal serait moins grand si les voleurs avaient la décence d’attendre que les œufs blancs et bruns soient refroidis, avant de les ouvrir et en boire le vivifiant liquide au nez… des poules même, lesquelles ne savent quoi penser.

Aussi, le coq se venge. Il sait que la plupart des dormeurs rêvent toujours à la promise qu’ils viennent de quitter. Alors, juste au moment où l’aube commence à tracer des sourires sur les érables avec son fusain rose, Chantecler menaçant, collette sur les tentes, et claironne.

— Coco chaud… Il fait beau… co… co… ri… co !

Les hommes s’éveillent en pétant. Et furieux, désabusés, ils répondent :

— Ah ! l’maudit coq !

La cuisine ne dérougit pas. Que dire des poêles ? Desrochers, O’Neil et Morissette tripotent la mangeaille, d’un soleil à l’autre.

Partout, dans la cour, les meules tournent. Les haches s’aiguisent et jettent des brins d’éclair dans les regards des bûcherons.

Je retrouve toutes les vieilles figures du printemps. Agapit Desrosiers, son cousin Dionne, Dulac, Boisvert, le jeune L’Épicier, Boischer, C… de… C…, Flamand le jeteur d’ancre, Caraquette, etc., etc.

Ce dernier est reçu comme un doge. Une réunion monstre, quasi électorale, emplit son logement, comme un candidat emplit ses mandataires. Le surintendant entre.

— Trois hourras pour le grand « boss ! »

À peine a-t-il ouvert la porte, qu’un tonneau dissimulé dans le pignon lui vide son contenu sur la tête. Quarante gallons d’eau glacée le saluent et mêlent leurs glouglous cinglants aux rires des employés. Ce baptême d’automne d’un surintendant est de tradition sacrée, au lac Clair. Le forgeron, toujours aidé de l’inséparable Laurence, avait travaillé pendant deux soirs afin d’installer le baril, quand Deslauriers annonça par téléphone son départ de Saint-Michel. Une corde adroitement tirée par la porte elle-même fit le reste.

Demain partent deux équipes. Paul Charette, de Joliette, un bon nouveau, qui ne cesse de faire allonger ses moustaches en les tirant et des lèvres et des doigts, construira un chantier en haut du lac Caribou. Cinquante hommes l’y accompagneront. Ferdinand Boisvert, avec le même nombre d’employés, se dirige au lac Boisvert et occupera d’anciennes masures. Tous deux doivent couper 200,000 billots chacun, d’ici les Fêtes. Ça va gronder…

Le départ est prêt. Voitures remplies de tout et seize chevaux, huit noirs, huit blancs, attendent dans les écuries. Les charretiers, choisis à l’avance, ont même natté crinières et queues. Ils passeront un dernier coup d’étrille, à minuit. Admirable, l’amour de ces rustres pour leurs bêtes. L’un d’eux, « Bougon » Bazinet, conduit « Togo » depuis cinq ans. Il a même acheté une bride de 25 dollars, avec ses économies.

Oh ! si les meneurs d’hommes avaient la bonté, la douceur des meneurs de chevaux du lac Clair, nous n’aurions plus besoin des conférences de la paix, du désarmement, que sais-je ? Et Mussolini même y gagnerait à venir passer un hivernement chez nous…

Grande fête ce soir. Le bal à l’huile, sous les lampes à pétrole, infiniment plus morales que les clairs de lune, se donne en l’honneur des chanceux, appelés les premiers à inaugurer les travaux d’automne en coupant une première souche. Et cette première souche, qui offrira aussitôt sa sève morte aux écureuils, est, sachez-le, la pierre angulaire de tout l’édifice national.

Combien glorieuse est son histoire !

C’est elle qui sourit, dans sa chair de pin droit, à Louis Hébert.

Elle encore, la blessure d’érable, aux flancs du Mont-Royal, à l’éclosion de Ville-Marie.

Toujours elle, offrant le pieu d’immortalité, à la palissade de Dollard, au Long-Sault.

Première souche, de la première mansarde du premier hameau de Québec, comme tu es grande !

On t’a blessée pour donner un peu de soleil au petit cimetière neuf. Tu offris tes racines à la solidité du premier couvent, comme tu les donnas ensuite à toutes les œuvres.

Les beaux serments échangés sur ton fauteuil dur ! Aussi l’épouvante glorieuse de leur fécondité…

Je ne te blâme pas, ô souche ! de te prétendre de vraie noblesse. Il est facile de comprendre pourquoi tu dédaignes les fauteuils de 1930, les chesterfields, ayant participé à la naissance du Québec, prêté ton cœur au premier berceau et sanctifié la planche de la première tombe, en retournant, avec le mort, dans la terre d’où tu étais sortie !…

Symbole, exemple, programme, incarnation, gloire, tu es tout cela, souche rugueuse de ma forêt !

…Approchez, débutantes, blondes et brunes, au dos nu ! Venez, jeunes premiers, dans l’étouffement de vos collets empesés ! Regardez, concluez…

***

Le plancher du grand hangar luit de toutes ses planches, usées par des générations de pois et de fèves. Les hommes sont assis, nombreux. Sièges d’orchestre : caisses à tomates, raisin, pommes et pruneaux. Parterre : rangées à coussins blancs, des sacs de farine. Galerie, en amphithéâtre : des piles d’avoines, en leurs enveloppes de lin. Accessoires : dix lanternes, des étoiles aplaties, mais brillantes. Matous et chattes s’étendent sur les entraits. La musique les charmera voluptueusement tout à l’heure.

Les deux grandes portes sont ouvertes. La forêt y engouffre ses parfums et ses chants. Le soleil y poudroie un crépuscule de chair rose.

Dionne Desrosiers entre avec son violon, chaussé de bottes aux genoux, avec lacets traînants. Sa poitrine velue se gonfle sous la laine. Pas de soie ici, à fleur de peau. Il prend place sur la balance, où trône un énorme sac de gru, moelleux, à lettres rouges, entourant une couronne royale.

Applaudissements prolongés. Chacun se pousse du coude. Regards d’attente heureuse. Chuchotements.

— Y t’la frotte, lui, l’archet…

— C’est l’meilleur poignet du canton. Et ses complaintes, donc !

— Y fausse des fois, mais on sait ben qu’y a pas eu d’professeur…

Un cri général.

— Dionne, ane gigue à deux !…

Puis, toutes les voix, délirantes :

— L’Épicier, Laurence, Jos., Manzar…

Les deux vieux s’avancent. Il faut bien se moucher. Aussi, un coup de pouce aux bretelles. Les pantalons doivent demeurer en place. Enfin, deux crachats de chique dans la porte ouverte. L’un d’eux assomme Cailleron, qui se sauve conter l’aventure à Jeanne…

Les « danseux » se donnent la main, tournent sur eux-mêmes, par deux fois, se font une révérence, toussent et regardent le violonneux.

— Gratte-nous le « reel » du pendu !

Tous les titres sont bons pour Desrosiers. Il commence une gigue endiablée. Avec quelle justesse mes amis augmentent leurs pas et s’accordent.

— Tique, tique… Tique, tique, Tique, tique, Tique, taque…

Deux cents semelles, sur le plancher, à l’unisson : Tique, tique… Tique, tique…

Le cou des admirateurs s’étire… Les bottes des danseurs tapent les planches avec plus de force. Ils se prennent la main, rapidement, changent de place, se saluent, recommencent. L’Épicier manifeste sa joie par des cris et se donne des coups de talon au derrière, alternativement. Laurence bombarde de puissants « Cré gué ! », se touche aux semelles, de la main avancée, avec rythme. La ronde s’accentue. Les gigueux tournent, sautent, font deux pas de côté, avancent, reculent. Et toujours, le bruit tombe en grêle sur le tambour en pin sec.

— Tique, tique, tique, tique…

Les applaudissements, les hourras, encouragent nos héros. Leurs mouchoirs planent, horizontalement, au-dessus des épaules. La sueur laisse des coulisses blanches sur leur front poudreux. Le violon court, vole, tonne. Les champions suivent essoufflés. Voici les deux genoux qui se touchent en un petit saut rapide. Un talon droit frappe le bois, pendant que la semelle gauche fait de même. Derniers cris. Deux sauts énormes, bras en l’air. Triomphe.

Le joueur de violon, épuisé, s’est arrêté avant les danseurs. Ces derniers ont gigué pendant vingt minutes. La décision de Deslauriers, montre en main, collé à une lanterne, est digne de foi.

Comme j’aurais aimé voir ces deux braves, à 20 ans, giguant leur bonheur, avec leurs muscles d’acier, au jour du mariage, chez le beau-père, après la soupe !…

Intermède. Les conversations s’allument, les pipes fument. Rafraîchissements. Un couvercle de boîte à raisin vole. On passe le plateau à la ronde. Et chacun place un mot.

— Les foins ont bien donné.

— Douze mariages, à Saint-Zénon, depuis mars.

— La femme à Beaudoin, à Sainte-Émélie en est rendue à sa quatrième paire de bessons.

— Le gouvarnement va bâtir ane route dans l’rang des Coquerelles, à Larnouche.

— Le curé Labelle y faisait ben marier ses jeunesses à quinze ans… Y parlait de ça en plein prône.

Toute la mélodie radieuse d’un peuple jeune, fort et heureux de sa vitalité, y passe.

Deuxième appel.

— T’as r’pris ton vent, Desrosiers ?…

— Philias, Philias ! ane gigue simple. Montre-nous ça, pour voir si tes jarrets sont aussi bons que ceux du bonhomme ?…

Le jeune L’Épicier approche.

Les mouvements recommencent, plus rapides encore. J’ai à peine le temps de suivre cette agilité nerveuse. Les deux pieds, à la fois, sautent en l’air pour retomber en pétarades suivies. Écartement et rapprochement des deux jambes, bout de semelle sur le plancher, suivi d’une tape sur les cuisses. Enfin, toute la beauté de cet exercice, légué par les aïeux. Peu surprenant qu’avec de tels jarrets, ils aient couvert un monde…

Philias dans un dernier saut va s’étendre sur une barrique de mélasse. Il a battu, par 10 minutes, le record de son père. Ce dernier se lève et s’en va lui donner la main. Une voix :

— Quiens ! l’père Laurence y est pus ? J’gage que la fatigue l’a couché.

Le bonhomme saute alors dans le hangar. Sa voix victorieuse couvre le bruit.

— Moé couché ? J’peux vous endormir toute… J’ai rien qu’été charcher ane belle surprise. La v’là…

Il sort de sa poche un paquet qu’il ouvre. Il invite le forgeron à l’aider. Un drapeau se précise. On accroche les ficelles au sommet des deux portes, et le Tricolore apparaît, dans la poussière dorée, faite d’atomes de froment, de sueurs humaines.

Laurence montre l’oriflamme et crie :

— Vive Québec !… Vive la première souche !… Vive les déchifreurs… Et j’vous donne ane maxime de « pas trop vieux » :… « L’bonheur, c’est la fécondité de l’emblème… La ster… l’athée… J’m’en rappelle pus, estusez-là… »

Il m’est impossible de rire, mon cœur bat trop vite. J’examine le symbole sacré. Un sac de toile bien lavé, deux dos de chemises rouges et un carré de flanalette bleue, cousus ensemble, avec du fil à ligneux. Jamais un drapeau n’a soulevé mon enthousiasme plus que cette loque.

Et quel choix, naturellement sans recherche, de la part du cher Laurence. Blanc de farine qui donne la chair. Rouge de chemise, ayant vieilli à boire les fatigues. Bleu de couverte, gardant tout l’avenir avec ses secrets d’alcôve. Et ce fil, brillant comme de l’acier, noir autant qu’une glaise riche… Tout, enfin, proclame la sublime grandeur de ces humbles…

Avec de tels gardiens, un peuple ne doit pas, ne peut pas mourir !…

La fête continue. Morceaux d’accordéon, par Réal Archambault, jeune commis qui fera l’inspection des billots.

— Réal, brasse-nous « La Marseillaise » !

— Frotte-nous la « Madelon » !…

— Défripe la « P’tite Tonkinoise » !…

— Étire-nous donc « Isabeau » !…

Les airs demandés se succèdent parmi les vivats et les rires de satisfaction. Le musicien joue ensuite : « Minuit, Chrétiens », « Vive la Canadienne », « Par derrière chez mon père », « C’est la mère Michel », « Ô Carillon », « La casquette du père Chaput ». Archambault est artiste et comprend, lui aussi, la beauté de ceux qui l’entourent. Il termine par une nouvelle « Marseillaise » et tous fixent le Tricolore, soulevé par la bonne chaleur montant de ces corps sains.

Et je revois trois siècles de travaux héroïques, de martyres, continués par les fils qui m’entourent…

Trois musiques à bouche charment à tour de rôle. Puis, Boisvert joue un air de guimbarde, ou ruine-babine si vous aimez mieux. En terminant il remarque :

— Les ceuss qui veulent avoir la paix dans l’mariage, y n’ont qu’à enseigner c’te musique à leu’ belles-mères…

Deux farceurs, Louis Durand et Guy Desaulniers, entrent en scène avec deux compagnes. Personne ne les a vus se créer des robes de bal, coupée selon la mode, à hauteur du genou, dans des couvertes légères. Ils causent à voix basse avec Desrosiers et Archambault. Ces derniers jouent un fox-trot, puis un two-step, deux tangos, et finissent par un charleston.

Le grotesque des danseurs. Quelle mimique parfaite. Jamais je n’ai tant ri. Et la saveur des observation tombant du parterre, fusant de l’orchestre et des galeries…

— Tu la colles pas assez !…

— Embrasse-la dans l’cou !…

— Fais pas ça, a pourra pus danser !…

— Eh ! la demoiselle, attention, vous allez vous blesser l’genou !…

— Amène-la dans l’jardin. A l’aime ça, voir la lune !…

— Lâche-la… lâche-la… v’là sa mère !…

Il semble que la grande licence moderne répugne instinctivement à ces bûcherons naïfs.

Allez-vous reprocher le manque d’éducation, la grossièreté, l’impolitesse, à mes amis ?

Ils peuvent répondre.

Vous voulez connaître leur opinion ?…

— Si vous aimez pas nos moqueries, vous aimez pas vos péres. C’étaient des rudes, des forts, des hommes comme nous autres… torrieux !…

Une danse carrée termine le bal d’État.

Les filles sont choisies. Quatre gars solides se laissent attacher des mouchoirs bleus au coude. Le « set » commence. Deslauriers est choisi pour « câler »…

— Promenade !…

Salute your partner !

— Swing la baquaise !…

— A la man a lef (Gentlemen to the left)…

Les guirlandes humaines se forment. Avec quelle énergie les couples tournent, sans attouchements équivoques.

— Les des center, gents round… (Ladies in the center. Gent’s around)…

All swing. (Tournez tous).

Les toupies de chair tournoient. Ici et là, un pas de gigue. Des cris : « Au jour, au jour » !… Violon, musique à bouche, guimbarde, hurlent leurs symphonies. La danse se termine dans la joie, la franchise, la fatigue reposante et la bonne gaieté du xviiie siècle.

Telle a été l’une des soirées au lac Clair, pour ouvrir une saison rude offerte au pays par ses plus valeureux enfants.

L’aube s’éveillait lorsque je m’endormis.

Et mon sommeil fut léger comme le bourdonnement des guêpes et des mouches au dehors, sur le mur, se battant pour toute la possession du soleil.