Aller au contenu

À la hache/21

La bibliothèque libre.
Éditions Albert Lévesque (p. 222-226).

XI

LE MESURAGE


Le charroyage avance. Les lacs se noircissent d’arabesques brunes. Le soleil de mars y dessine de la lumière neuve.

Tout le jour durant, le marteau des toiseurs assomme l’air, printanier déjà.

Au lac Clair, MM. J.-Bte Desrochers, si intelligent, Aurore Laporte, au profil bourbonnien, Julien Brunelle, galant inné, Bourbeau Lefebvre, Dave Watson, Victor Marchand, Albert L’Heureux et nombre d’autres allongent les pieds de bois sur leurs planches en chêne. Ils vont d’un chantier à l’autre et font damner cuisiniers et commis, en gais lurons. Et, lorsque la première chaleur caresse les vitres, tous s’éveillent, mangent et courent à leur travail.

Le toiseur, de son crayon en mine très dure, marque ainsi : I I I I I, sur une carte épaisse. Puis, à tout cinquième billot, il fait un trait, en diagonale, sur les barres enregistrées. Ce procédé rend le comptage plus facile, surtout le soir, lorsque chacun parle des femmes et organise des voyages de nuits bleues, lorsque juillet tournera sa boule au billard du temps.

L’assistant-toiseur joue au pic-bois, toute la journée. Son marteau est infatiguable. Et le bruit tombe en grêle, sur tous les échos. Aux extrémités des bûches, il frappe sans arrêt, en tonnant :

— Souche de pin, 12 pouces ; sommet de sapin, 8 ; souche de cyprès, 5 ; sommet de pruche, 9 pouces…

Essences et diamètres sont enregistrés à part. Après le coup de marteau, de sa main libre, il donne un rien de fard aux rondelles gaies.

Lorsqu’un billot mesure 12 pouces à la souche et que le sommet ne donne que 6 pouces, le toiseur concède la valeur marchande de 6 pouces seulement à l’entrepreneur. La balance, presque le tiers, dans nombre de billes trapues, avec le système de mesurage actuel, dans la province de Québec, est un cadeau du gouvernement local aux grandes compagnies.

Tout bois est mesuré par sa plus petite extrémité. Réforme à accomplir pour le politicien qui préfère les colons aux millionnaires de la pulpe…

Lorsqu’un billot n’est pas étampé, l’assistant doit tourner la tête de son marteau et se servir de l’autre bout, dans lequel est gravé en relief, la marque de commerce des compagnies. « L. P. » au lac Clair.

Cette étampe entre profondément dans le cœur du bois et y laisse ses dents nombreuses. Lorsque la nuit claire jette ses gamines lueurs, les coups de crayon, rouge de lèvres, noir de sourcils, complètent l’illusion de milliers de débutantes souriant leur rêve dans un repos allongé.

Cette marque est le seul moyen, lorsque les écorces sont enlevées, pour assortir et séparer les millions de bûches descendant ensemble la rivière Saint-Maurice, à tous les étés.

Le toiseur a toujours l’œil très exercé. Il lui faut cela. Un mur de 13 pieds d’épaisseur le sépare de son compagnon. Comment peut-il savoir lequel des billots subit l’attaque de l’acier ? Le choc du marteau réalise une vibration complète, traversant les masses cordées haut, et fait tomber, en face du toiseur et souvent dans ses paupières, les particules de racines, mousses, poussières et flocons de neige, invariablement attachés à la pièce. Très simple, mais ici surtout il faut avoir la mesure dans l’œil et l’appliquer au bon endroit.

Parfois, oh ! très rarement, un entrepreneur essaie de jouer au finaud. Ainsi, il y a quelques années, l’un d’eux, lorsque son bois était mesuré dans la forêt, coupait de minces lisières aux extrémités, juste pour y enlever les empreintes du marteau, et charroyait le tout, à plusieurs milles de distance. Le toiseur, confiant, remesurait le même bois. À cause de ces abus, tout bois ne peut être reçu que sur les lacs ou rivières aujourd’hui.

Un autre, décédé il y a cinq ans, avait un moyen encore plus original. Un jour de mars, Victor Marchand et Archie Elliott se rendent au lac Jérôme, pour y mesurer son bois. Aux premiers coups, l’assistant Elliott enfonce son marteau d’un pied, dans la pile, une bûche de 10 pouces de diamètre. Les cheveux lui redressent sur la tête. Il se tâte le bras, croyant avoir hérité soudain de toute la force de Samson.

Tout surpris, il gronde à son compagnon Marchand, au travail de l’autre côté de la pile :

— Vic, moa pas fait mal à toa ?… Moa fort hein ?… Moa pousse gros billotte sur toa…

Marchand riposte :

— Archie, tu as été assez longtemps loin de Saint-Michel pour ne pas avoir les bleus ?

Elliott se fâche et, prenant le manche de son outil à deux mains, il essaie un autre billot. « Bang ». Il enfonce comme le premier. Jetant au loin son outil il court à Marchand et apeuré cette fois il déclare :

— C’est moa pas comprend… Le diable est après moa… Viens voar… Je ai beaucoup la peur…

Le toiseur intrigué traverse du côté opposé. Il voit les excavations et essaie lui-même en frappant une bille, au hasard. Elle recule aussi. Les deux employés se regardent un moment. Tout à coup, au-dessus d’eux, tombe une rondelle légère, suivie d’un lièvre qui saute, aveugle de peur, au derrière d’Elliott.

Marchand dût retenir son assistant car il courrait encore, avec le lièvre. L’incident solutionna le mystère. En dépilant la jetée, ils trouvèrent 300 rondelles, toutes d’une longueur de huit pouces, à diamètres variés et soigneusement placées au bord de la pile, entre des billots complets. Les milieux faisaient, dans le vide, le paradis des lièvres — demandez à Elliott — et des mulots.

Inutile de dire que les 25,000 bûches de l’entrepreneur furent toutes examinées et repliées plus loin. Il reçut paiement pour 20,000 billots. Ce qu’il avait coupé d’ailleurs.

On ne voit plus de ces abus maintenant.

L’ami Elliott n’oubliera jamais sa peur, tout en se souvenant avoir été Samson… l’espace d’un matin…