À la mère polonaise (traduction, I)

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collectif
Le Polonais de 18331 (p. 288-289).

LA MÈRE POLONAISE, par Mickiewicz.

Traduction inédite,

Ô Mère polonaise ! si tu vois luire dans les yeux de ton fils la flamme du génie, si son front porte l’empreinte de cette noble franchise qui caractérisait nos aïeux ; si, quittant les jeux de son âge, il prête une oreille attentive aux récits d’un autre siècle, aux beaux faits d’armes de ses ancêtres ; ô mère polonaise ! prends garde à ton fils ! Arrête-le sur le penchant de l’abîme ; prosterne-toi devant la Mère de douleur, et contemple le fer qui lui déchire le sein. Hélas ! le même fer va te frapper toi-même. — Tandis que partout ailleurs les âmes généreuses sont appelées à combattre, à triompher et à vivre dans la postérité, ton fils, réservé pour des dangers sans gloire, subira le martyre ; mais obscurément, sans récompense, sans voir ses vœux exaucés. — Eh bien ! que d’avance il s’habitue aux cavernes sombres, aux vapeurs humides et malfaisantes ; qu’il voie ramper et s’agiter autour de sa couche les reptiles des marais ; qu’il apprenne à cacher ses douleurs comme ses joies ; que sa pensée soit impénétrable, sa parole sourde, son regard triste et abattu.

Le Sauveur du monde, aux jours de son enfance, jouait, dit-on, avec cette croix, emblème de son futur destin ; qu’à son exemple ton fils se fasse un jeu d’avance du sort qui doit l’atteindre. — Fais-le jouer avec des chaînes ; qu’il se plaise à pousser la brouette ; que la hache, que la corde lui soient familières. — Car il n’ira pas, comme les anciens chevaliers, planter l’étendard sur les murs de Solyme, ou, comme les guerriers des trois couleurs, arroser de son sang une terre libre et glorieuse. — Pour lui, dans sa sombre et triste carrière, il aura pour champ de bataille un cachot souterrain, pour adversaire un tribunal impie, pour arrêt immuable la volonté de fer d’un autocrate. — Alors ton fils disparaîtra, ne laissant pour souvenir de sa courte existence que le bois noirci d’un gibet, les pleurs passagers de quelques femmes, et de longues causeries à voix basse autour de la flamme d’un foyer !