À la mémoire d’Alexandre Bivort

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À la mémoire d’Alexandre Bivort.

Les hommes qui acquièrent une renommée légitime et qui la doivent à leurs propres labeurs ou à leur persévérance dans le bien, sont assez rares de nos jours. Beaucoup plus nombreux sont ceux qui, par l’opiniâtreté de leur caractère et plus encore par la machiavélique souplesse avec laquelle ils confisquent à leur bénéfice le travail des autres, dociles instruments dont ils savent s’entourer, réussissent à usurper une certaine notoriété dans le monde. Mais combien vite celle-ci s’éclipse ou s’efface, quand ceux qui en sont l’objet viennent à disparaître de la scène. Leur nom surnage peut-être au dessus de l’abîme que s’est creusé leur folie, mais il est dégagé désormais de toute auréole, et la vérité, juge implacable, étrangère à l’adulation comme à la crainte, jette à la foule avide les faiblesses et les fautes de celui qui n’est plus. Tel n’est point le cas pour le pomologue distingué dont nous allons retracer les modestes travaux et dont la mémoire survivra honorée et sans tache aux recherches de la plus sévère critique.

Alexandre-Joseph-Désiré Bivort est né à Fleurus le 9 mars 1809. Son père, Amand Bivort de la Saudié, avait vu s’anéantir presque toute sa fortune au choc de la révolution du dernier siècle et avait échangé avec courage la vie du gentil homme de campagne avec celle du négociant. Lancé dans l’industrie, il voulut donner à son fils une éducation dirigée dans cette voie. Alexandre commença ses études à l’école de Melle, une des meilleures écoles industrielles de l’époque ; il les continua au collége d’Alost où il acheva sa rhétorique à l’âge de quinze ans. Mais l’excès de son application avait compromis la santé de l’adolescent et, malgré les succès qui couronnèrent ses humanités, il fut obligé d’arrêter là des études que son intelligence eût si bien voulu continuer.

Dès qu’il fut suffisamment rétabli, le jeune homme se rendit à Jumet, à la Société des charbonnages d’Amercœur, dans lesquels étaient engagés les intérêts de sa famille. Surveiller ceux-ci eût été pour lui une occupation heureuse, si ses goûts ne l’avaient poussé impérieusement vers une autre carrière. Tout en donnant la meilleure part de son activité aux soins que son père lui avait confiés, Alexandre Bivort aimait à s’occuper d’agriculture. Il avait vu de près le bonheur paisible de ceux qui s’y adonnent et résolut de s’y vouer complétement.

Bientôt il s’établit dans un petit village brabançon, St Remy Geest (ou Geest St Remy), à 4 kilomètres à peine de Jodoigne, dont les semis de poires de M. Grégoire-Nélis ont fondé depuis longtemps la renommée pomologique. C’était là aussi le lieu natal de Mme Bivort.

Depuis quelque temps déjà, Bivort se livrait à l’agronomie et à la culture des fleurs et des fruits ; ces derniers étaient même devenus l’objet de sa prédilection, quand il apprit la mise en vente des pépinières Van Mons. Admirateur du professeur de Louvain, Bivort voulut sauver les épaves des recherches si longues, si ardues et à la fois si heureuses de celui-ci. Il devint acquéreur des collections de Van Mons. C’était en 1840. Dès lors il s’occupa tout spécialement de pomologie. Il conserva les jardins de Van Mons à Louvain pendant quelque temps et transporta ensuite successivement dans sa pépinière de St Remy Geest les semis de Van Mons déjà très vieux et qui eurent auparavant à subir toutes sortes de vicissitudes[1].

Ces semis étaient au nombre de près de vingt mille ; ils reprirent généralement. Ce résultat peut donner une idée des soins dont ils furent l’objet et des frais que dut occasionner leur transport de Louvain à St Remy Geest.

Si Bivort n’avait posé que ce seul acte d’avoir sauvé, comme il le fit, les fruits de Van Mons, pour en répandre les meilleurs aprés les avoir jugés, n’aurait-il pas des droits indéniables à la reconnaissance de tous les pomologues et à celle de ses compatriotes ?

Mais à cela ne se borna pas son activité. Stimulé par Laurent de Bavay chez qui il avait acheté ses premiers arbres fruitiers, Alexandre Bivort prit à cœur la tâche difficile de redresser la nomenclature fruitière encore partout défectueuse. Réalisant le premier un vœu émis au Congrès agricole de 1848, il osa seul entreprendre la publication de son bel Album de pomologie dont quatre volumes avaient paru et jouissaient « d’une estime et d’une faveur méritées[2], » quand le Gouvernement, sous le ministère de M. Ch. Rogier, le protecteur le plus éclairé et le plus zélé qu’aient eu les intérêts agricoles en Belgique, institua, en 1852, la Commission royale de Pomologie en vue de la publication d’une Pomologie belge et étrangère, L. de Bavay, A. Royer et notre vénérable ami et digne confrère M. le professeur Aug. Hennau composaient avec Al. Bivort, secrétaire, le comité rédacteur des Annales qui acquirent bientôt une grande autorité.

Bivort collabora sans relâche à cette œuvre nationale ; chacun des huit volumes renferme des articles nombreux émanant de lui. Continuateur des travaux de Van Mons, il expose parfaitement la théorie du célèbre professeur, dans la 2me partie de l’introduction des Annales, et il en déduit les conséquences pratiques. Il termine son travail par une série de conseils que les semeurs feraient bien d’étudier, et par l’indication des présages qui annoncent ordinairement un bon fruit.

C’est lui aussi qui clôture l’ouvrage resté incomplet. Dans ses derniers articles, il fait connaître, avec un rare talent descriptif, le superbe Brugnon Galopin (publié déjà en 1862, par M. G. Barlet, dans la Belgique Horticole), la pomme tardive de Joncret (du Hainaut ?), la Cerise de Gembloux, obtenue par hasard chez M.Staquet ; deux bons produits de M. X. Grégoire, les poires Sœur Grégoire et Madame Grégoire ; la pomme Louise Renard gagnée à Orp-le-Grand et la jolie Reinette de la Rochelle, dont l’origine n’est pas indiquée.

Nous citons tout exprès ces noms parce qu’ils prouvent que ses connaissances embrassaient toutes les spécialités de la pomologie et qu’il était trop modeste pour n’accorder la place qu’à ses propres obtentions, ainsi qu’il aurait pu le faire. En effet, parmi les gains de Van Mons qu’il avait acquis et dans ses propres semis, obtenus d’ailleurs par le système des générations successives et par voie de sélection des fruits et des pépins eux-mêmes, il possédait de quoi remplir des livraisons entières. Il dota l’horticulture moderne d’un grand nombre de fruits très estimés, gains posthumes de Van Mons ou obtenus par lui-même. M. B. C. Du Mortier, dans sa Pomone Tournaisienne en donne une longue liste ; il suffirait de citer : Alexandre Lambré, Amand Bivort, Beurré Berckmans, Duc d’Aumale, Duchesse Hélène d’Orléans et Mgr Affre, que beaucoup d’amateurs classent au nombre des meilleures poires.

En 1853 des convenances de famille le ramenèrent à Fleurus et le décidèrent à se séparer de ses collections. Celles-ci furent même sur le point d’être dispersées, quand Aug. Royer parvint à arrêter ce vandalisme et à combiner les bases de la Société Van Mons. Celle-ci se constitua en 1854, comme un indispensable corollaire de la Commission royale de Pomologie. Alex. Bivort en fut le directeur. Cette Société était appelée à rendre d’utiles services. Elle répandait parmi ses membres non seulement les meilleurs fruits du pays, mais aussi ceux qui, au nombre de 800 variétés, lui furent envoyés de tous les points du globe. Il est regrettable que le jardin dût être confié à des jardiniers sans expérience et que le directeur ne pût pas y consacrer tous ses instants.

Avec la mort de Royer, Bivort perdit un appui sérieux, et au bout de quelques années d’existence, la Société Van Mons fut dissoute. Néanmoins, Bivort ne quitta pas la brêche et il se mit à publier un ouvrage plus populaire que ses autres : les Fruits du Jardin Van Mons. Ce fut sa dernière œuvre, œuvre généreuse qui ne lui coûta que des peines et des pertes matérielles et qu’il dut laisser inachevée.

Jusque dans ces derniers temps, Bivort fut en correspondance suivie avec les principaux pomologues du monde entier qui le tenaient en haute estime. Lors de l’Exposition universelle de Paris, le président de la Société d’Agriculture des États-Unis, avec qui il échangeait des lettres depuis un quart de siècle, M. Marshall D. Wilder vint tout exprès à Fleurus pour témoigner sa sympathie à notre pomologue dont les fruits de table venaient tout juste de remporter le 1er prix. Parmi ses correspondants nous citerons encore MM. de Trauttenburg, à Prague ; Oberdieck, à Jeinsen ; A. J. Downing, le célèbre pomologue américain ; F. Girokuti, à Pesth ; Millot, à Nancy, sans compter tous ceux qui s’occupent sérieusement de fruits dans notre pays.

Il ne dédaignait pas de montrer ses produits aux expositions, parce que c’était encore pour lui une occasion de répandre la bonne nomenclature et de faire connaître les variétés d’élite. Nous le voyons depuis 1840 jusqu’en 1868 prendre part à un grand nombre de concours et remporter toujours des palmes méritées. Souvent aussi, durant cet espace de vingt-huit années, nous le trouvons parmi les juges des expositions tant à l’étranger que dans le pays même, et bien des Sociétés avaient reconnu les services qu’il rendit à la cause de l’agriculture et lui avaient conféré des diplômes d’honneur, telles sont : la Société pomologique de Philadelphie, la Société agricole du Massachusetts, la Société pour l’avancement de l’horticulture de Berlin, la Société centrale de Rouen, l’Académie nationale de Paris et un grand nombre d’autres.

Le 23 août 1858 il fut nommé chevalier de l’Ordre de Léopold. Cette distinction fut pour lui la récompense de ses longs et utiles travaux.

Depuis la fondation de la Fédération des Sociétés d’horticulture de Belgique, les suffrages de ses nombreux amis l’appelèrent à siéger au sein du comité directeur de cette association. Quand la Société Van Mons cessa d’exister, Bivort renonça à son mandat et dès lors il vécut plus retiré dans sa ville natale. C’est là qu’il mourut le 8 mai dernier, entouré de l’affection d’une famille qui l’aimait sincèrement et regretté par tous ceux qui connurent ce cœur droit et pur, ce caractère ouvert et toujours aimable.

Alexandre Bivort a puissamment contribué à relever notre pomologie nationale à laquelle son nom demeurera lié pour toujours.

Le Cercle d’Arboriculture de Belgique dont il était membre, en publiant son portrait, qui rappelle sa bonté naturelle et sa grande simplicité, a voulu honorer sa mémoire.

  1. Voir Éd. Pynaert : Éloge de Van Mons, in Bull. du Cercle, 1871, p. 227.

    Voir aussi A. Quetelet : Théorie Van Mons, Paris, 1834.

  2. Voir A. Royer : Notice sur la Commission royale de Pomologie, in Bull. de la Fédération etc., 1860., p. 140.