À la pipée

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À la pipée
Débuts littéraires (1883-1890)François Bernouard1 (p. 160-166).



À la Pipée



— Quoi, alors ? des pendants d’oreilles ?

— Non, j’en ai.

— Un petit couteau qui se ferme ?

— Non, ça coupe l’amitié.

Yvon s’acharnait.

— Tu trouveras pas, dit Yvone.

— Dis, toi.

Yvone avoua son désir :

— Je veux manger des oiseaux : mène-moi à la pipée.

Yvon ne s’attendait pas à celle-là et n’osait répondre. Lequel des deux se moquait de l’autre ? Mais Yvone avait tout l’air tranquille d’une fille peu encline à mal faire.

Il fit l’indifférent.

— S’il ne faut que cela pour te contenter ! dit-il.

Il la prit par la main pour monter au bois.

— As-tu des pipeaux pour imiter les cris ? dit Yvone.

— Point n’en est besoin, dit Yvon.

— Et de la glu ?

— Ne t’inquiète pas de ça.

Il balançait son corps nonchalamment, d’une façon gauche, fusé.

Des chèvres brunes, dont les cornes ressemblaient à des dents de herse, des moutons floconneux rentraient par troupeaux mêlés. Aux cris des bergers : — trie, trie, trie, — ils se divisaient docilement, et chaque bande rentrait à son toit.

Le soleil se couchait.

— C’est le moment, dit Yvon ; l’horizon communie.

— S’pas ! nous ferons des guirlandes d’oiseaux morts !

Cependant un doute vint à Yvone.

Tout le monde lui parlait de la pipée, et, jusqu’à ce jour, personne n’avait voulu l’y conduire. On riait même, en se dérobant à ses prières pressées.

— Si c’était une menterie ? dit-elle.

Yvon jura sur tout ce qu’on voudrait.

Puis il coupa deux baguettes longues et flexibles dont il ôta soigneusement les feuilles et les nœuds.

— Tiens, comme ça ; un seul coup sur la tête quand ils dorment, et ils tombent comme des prunes mûres.

— Je n’y croyais point, dit-elle.

Il ajouta, pour paraître plus nature :

— On les manque souvent.

— Mais les pipeaux et la glu ?

— Nous les trouverons là-bas ; même y en a qui s’en passent.

Ils marchaient entre deux haies, sur un gravier lisse qui devenait lit de torrent aux gros orages.

Une vieille femme en haillons, courbée sous une besace de pain, leur cria :

— Je vous souhaite ben de l’agrément.

Yvon avait, comme un berger d’opérette, des sabots de bois blanc d’où sortaient des brins de paille, une culotte courte et, sur sa chemise, une peau de mouton dont les deux pattes de devant se nouaient autour du cou.

Yvone, en corset, portait une jupe à grandes raies rouges sur fond bleu. Ils se poussaient et se bousculaient, comme ivres, et Yvone l’était un peu de tout le plaisir qu’elle se promettait au carnage des oiseaux.

Exubérante, pleine de santé, elle parlait et riait avec tapage.

Toute la campagne éclatait comme une peinture fraîche, avec des horizons d’odeurs. Des deux côtés du chemin les mûres rouges saignaient ; les cenelles rouges saluaient ; les gratte-cul rouges haussaient la tête ; les prunelles, encore vertes, couraient, éparses comme des perles de colliers brisés. Yvone, animée, avait grande hâte d’arriver et s’imaginait des rangs serrés d’oiseaux perchés sur les branches, endormis, la tête sous l’aile, tout exprès pour un petit massacre amusant.

— Toc ! — quelque chose de blanc, une gouttelette coulait de leur tête, et ils roulaient dans le tablier grand ouvert, l’un après l’autre, sans un cri, les pattes raidies.

On les enfilerait, puis on reviendrait tout enrubannés, comme des bohémiens en parade.

Du bout de sa baguette, elle abattait des fleurs pour se faire la main.

— Tu pourras choisir, dit Yvon.

— J’aimerais les mésanges, disait Yvone.

— Cependant, les pinsons…

— Oui, mais le rouge-gorge…

— Le roitelet est doux.

— Le pic maçon est tendre.

— Je prendrai le bouvreuil et je te laisserai le gobe-mouche, dit Yvon avec esprit.

Yvone ne comprit pas ; elle faisait la revue des oiseaux et se décida :

— J’aurai beaucoup de fauvettes avec assez de moineaux et un peu de linottes.

Yvon, peu sérieux, voulait badiner.

Il la couronnait de traînasse, comme une mariée, lui fourrait des cétoines dans le cou, la tachait avec des mûres.

— Tiens, ton bonnet saigne du nez !

Mais elle n’était pas venue pour des jeux futiles.

— Cependant, à ton âge, un galant…

— J’y pensais ; que je t’y prenne, à deviser d’amour !

— J’en vaux un autre.

— T’es un beau gars ; mais j’vas te donner des coups de tape.

Par politique, Yvon, futé, s’en tint là.

Ils traversaient un chaume vallonné. Çà et là des flaques d’eau miroitaient au milieu des bosses de terre fraîchement remuées.

— C’est le cimetière des bêtes, dit Yvon.

Il était environné de vignes où un peu de brise se lamentait.

Yvone eut un frisson ; elle se rapprocha d’Yvon. Ils arrivaient au bois. La nuit s’annonçait douce et sereine.

— Il est trop tôt, dit Yvon.

Ils attendirent au bord. D’un coup de bec délicat des piverts piquaient des mouches sur l’écorce des arbres. Des bécasses fusaient, comme lancées sur les clairières amoureuses. Dans le crépuscule le bois se couvrait de brumes blanches. Elles s’accrochaient à des pointes de branches comme à des doigts complaisants, se creusaient en lits, se gonflaient en édredons, s’enfonçaient à travers les feuilles, s’envolaient en filoches capricieuses ou restaient suspendues en l’air, retenues on ne sait où, immobiles, comme si des laveuses invisibles eussent étendu leur linge. Elles s’épandaient partout, sur les bruyères, sur la terre labourée. Le village nageait tout entier dans une teinte d’ardoise. On n’apercevait plus que le coq du clocher, dont le bec de fer chantait l’heure. Les champs bariolés dégringolaient à la rivière, qui se cachait derrière un rideau de vapeurs.

On eût dit qu’il se préparait une scène et que toute la terre montait dans les nuages.

Au loin une meute aboyait.

— Regarde, est-ce tapé ? dit Yvon.

— Oh ! moi, ça m’est égal ; les oiseaux, les oiseaux !

— Es-tu maligne ! T’as ben le temps ; laisse-les s’endormir.

Yvone avait peur.

— Si un fantôme s’allongeait et nous touchait du doigt !

— Ça arrive quelquefois.

Pour l’effrayer, Yvon se cachait dans l’ombre.

Elle criait :

— Où que t’es donc ? Où que t’es donc ? d’une voix basse, et se serrait contre lui, effarouchée.

Afin de s’étourdir, elle l’entraînait dans le bois, à la tuerie.

— Laisse-les donc s’endormir !

Cependant il la suivit.

Ils marchaient sur la pointe du pied, comme des voleurs. Les feuilles sèches craquaient sous leurs pas. Yvon alluma une lanterne sourde. Il la promenait le long des branches, sans bruit, sous les feuilles. Yvone le tenait par sa peau de mouton. Tout son corps tremblait. La baguette levée, prête à frapper, elle ouvrait les yeux, ne voyait rien.

— Où donc qu’ils sont ?

— Minute ! disait Yvon, la lune va se lever ; viens plus par là, plus par là.

En attendant, tous les deux désiraient des yeux de chats.

Yvone fit voir l’injustice :

— En effet, pourquoi les bêtes ?…

— Tais-toi !

Yvon retint son souffle.

— Un nid, disait Yvon ; vois-tu ?

— Non, disait Yvone.

— Penche la tête.

Yvon écartait les branches et les ronces. Une toile d’araignée se tendait. Il semblait que l’oiseau avait eu l’esprit de la laisser là pour tromper les dénicheurs.

— Où donc ? disait Yvone.

— Baisse-toi, disait Yvon, plus bas, plus bas.

Cependant, au milieu d’un nuage, comme entre deux lèvres, la lune pénétrait le bois de tant de clarté que le bois semblait être dans la lune.

Il y eut comme un réveil, un clapotage de petits cris, de battements d’ailes doux comme des baisers aériens, un concert diffus, tout le bruissement que ferait un immense sourire épandu.

Tout sortait du silence comme pour surprendre un mystère. Des souffles remuèrent les branches, les feuilles se soulevaient comme des paupières.

Les yeux s’ouvraient à des rais de lumière ; chaque oiseau, mal endormi, tendit la tête et regarda.

Sur une mousse grise, dans une pulvérulence lumineuse, Yvon et Yvone, côte à côte, dormaient, plus près encore, les doigts unis.

Yvon avait la tête appuyée entre deux branches, près du nid défait.

Yvone rêvait qu’enfouie dans un lac de plumes elle donnait à boire à Yvon, dans le creux de sa main, un peu de sang tiède de rossignol.

Par terre, entre les baguettes oubliées, la lanterne sourde veillait sur eux, comme une étoile descendue.