À la veillée/1/1

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C. Darveau (p. 5-9).

I

né pour faire un monsieur

Il s’appelait Jérôme Tanguay, et comme c’était un vrai Canadien du pays, ainsi qu’on se plaît à nommer nos francs lurons, pour lui la vie consistait en un mauvais calembourg, auquel il avait voué une foi robuste ; il s’évertuait, partout où le menait la recherche du pain quotidien, à passer le temps gaiement.

Scieur de long, orfèvre, marin, maçon, charpentier, mesureur de bois, cordonnier, il avait une verve d’avocat, le tact d’un médecin, le cœur d’un curé. Une seule chose manquait pour le rendre complet : Jérôme n’avait jamais réussi à avoir la gravité d’un notaire.

Cela le chagrinait. Le soir, lorsqu’il revenait chez sa femme Hélène, appuyé mélancoliquement sur la petite table où s’étalait un fricot au lard et des patates fleuries dans le sel, Jérôme ne cessait de répéter qu’il était victime d’un sort jeté à sa mère par un vieux mendiant, et que sans cela il serait né pour faire un monsieur.

Quoi qu’il en soit, il avait certainement du guignon ; jamais malheureux ne fut condamné sur terre à parfaire de plus gros ouvrages, sans les chercher, sans les demander. S’il se trouvait une rude besogne, c’était son lot, à lui. Quand il n’y avait plus de farine dans la huche, ni de lard dans le saloir, il se mettait au rouet, raccommodait une horloge, sciait des billots, faisait le solage d’une maison, réparait une batterie de cuisine, ressemelait les vieilles bottes de la paroisse et de ses environs ; puis, l’argent dans sa sacoche de cuir, il retournait flâner au logis, et cela durait tant qu’il y avait du pain sur la planche, car, avant tout, Jérôme Tanguay était homme à principes, et le travail continuel aurait pu contrarier la terrible mission que la Providence lui avait départie : — faire un monsieur.

Lorsque j’eus l’honneur de lui serrer la main, il était scieur de gang au moulin de la Grande Rivière Blanche. La journée était excellente pour tout le monde, paraît-il. D’abord, il y avait de l’eau plein l’écluse, ce qui faisait aller gaîment le travail ; puis, Jérôme avait sous le bras une cruche contenant un gros gallon de whisky.

Il était alors en conversation animée avec le foreman, qui avait réussi à réunir une corvée extraordinaire pour mettre en marche les scies rondes, et il lui disait en ce moment :

— Monsieur, je viens vous annoncer que je suis à la veille d’une.

— D’une quoi ? reprit la grosse voix de l’honnête ingénieur.

— Oui, monsieur, j’ai l’honneur de vous informer que j’en fais trois par année.

— Comment ? trois billots ! fit d’un air surpris M. Nicol, à qui on avait vanté Jérôme comme un rude travailleur.

— Je vous présente mes excuses ; ce sont trois petites fêtes que je célèbre avec cette ponctualité que vous aimez tant : l’une à la Noël, l’autre aux Rois, la troisième vers la première quinzaine d’août. Je ne suis point exigeant, quant à la date.

— Je ne défends pas que l’on prenne un coup, deux, trois même, reprit M. Nicol ; cela n’empêche pas le travail. Un homme sait ce qu’il peut porter.

— Certainement, monsieur, je me range respectueusement à votre avis, avec une légère différence, néanmoins. Lorsque j’en prends une, je reste à la maison. Le travail me donne sur les nerfs alors, et j’éprouve le besoin de le perdre de vue pendant quelques jours ; car voyez-vous, j’étais né pour être comme vous un véritable monsieur. D’ailleurs, soyez tranquille ; elle n’est pas grosse, fit-il en frappant avec conviction sur le ventre de sa cruche ; j’espère revenir demain, si je rencontre quelques amis.

Vous serez des nôtres, monsieur Henri, continua-t-il en s’adressant à moi ; vous n’êtes pas fier, vous, pour les pauvres gens ; on fumera, on dira des contes et l’on chantera ; vous aussi, M. Nicol, vous viendrez, n’est-ce pas ? car si l’on me laisse tout seul, ça prendra plus de temps. Allons, à ce soir, messieurs.

Il partit en se dandinant, sa cruche sous le bras, comme un officier anglais qui porte son sabre.

Et voilà comme ce soir-là je veillais en joyeuse compagnie chez mon nouvel ami, monsieur Jérôme Tanguay.