À la veillée/1/3

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C. Darveau (p. 26-34).

III

la poésie des pauvres gens

Ces terribles gasconnades, cousines germaines des aventures merveilleuses du Baron de Munchausen, et que je rapporte textuellement, telles qu’on les conta ce soir-là, pouvaient durer toute la nuit.

— Moi, dit Bidou, j’ai tué une baleine avec de la cendrée…

— Dans le comté de Kamouraska, interrompit le capitaine Létourneau, il m’est arrivé une mystérieuse aventure, et je regrette de venir vous la conter, après les gigantesques prouesses de Jean Bart et de Bidou ; personne ne me croira.

— Contez, contez toujours, capitaine, cria toute la maisonnée, on sait que vous êtes franc comme le bois de votre mât de misaine.

— Merci, mes enfants, merci. Je vous dirai donc qu’il y a sept ans, étant à Sainte-Anne de la Pocatière, j’ai eu l’insigne honneur de souper avec le Juif-Errant. C’était un grand vieillard dont le visage était tellement recouvert par sa longue barbe blanche, que cheveux, favoris, moustache, barbiche se trouvaient dans un pêle-mêle indébrouillable, et n’offraient qu’une imperceptible éclaircie aux rayons fauves qui se dégageaient de ses prunelles noires. L’estomac appuyé sur la table, la tête courbée dans son assiette, il gardait une position qui ne permettait pas de juger de la fraîcheur du costume que portait le contemporain de Notre-Seigneur ; mais son énorme toison blanche et le gigantesque gourdin déposé auprès de l’horloge étaient plus que suffisants pour arrêter mes soupçons. Sans prendre le temps d’achever mon souper, j’avertis cinq matelots de mon équipage, et nous courûmes nous placer sur le pont Saint-Denys, où devait passer l’éternel marcheur. À peine étions-nous installés en embuscade, que nous aperçûmes dans la nuit sombre scintiller les fils d’argent de la barbe du juif. Il passa ; nous lui adressâmes un respectueux bonsoir, et lui fîmes des offres d’hospitalité ; mais lui, sans répondre à nos civilités, continua son impitoyable marche, et, une demi-heure après, il traversait le village de Kamouraska, qui se trouve à une bonne distance de l’endroit où nous étions. Le lendemain, je trouvai sur les planches du pont Saint-Denys quelques gouttes de sang caillé. Elles avaient suinté des pieds endoloris de celui qui, rencontrant Jésus sur la route du Calvaire, se mit à rire de ses chutes, puis à ridiculiser son pas alourdi par les péchés de l’homme, et en expiation fut condamné, lui et sa race, à faire sans cesse le tour du monde.

Cette légende, très-populaire dans nos campagnes, eut pour effet de calmer Bidou. D’ailleurs, il n’y avait guère moyen de contredire le capitaine : c’était un rude matois, au poing velu, qui ne souffrait pas l’interruption.

Si Jérôme Tanguay était né pour faire un monsieur, Létourneau avait eu pour lot, en venant au monde, de se trouver à point pour voir les choses les plus extraordinaires de la terre. Une de ses plus fortes croyances de marin était celle qu’il avait vouée à la sirène.

Malheur à celui qui l’aurait contredit sur ce chapitre-là ! L’une d’elles ne l’avait-elle pas prévenue de l’approche d’une épouvantable tempête, alors qu’il était ancré aux Sept-Îles, l’année qui vit périr onze goëlettes dans ces parages redoutés ?

À son avis, un sien ami manqua, il y a quelques années, l’occasion de faire une jolie fortune. Il avait appareillé sa barge pour aller pêcher la morue sur les fonds du Cap Chastes ; déjà son embarcation s’emplissait à vue d’œil de beaux poissons, lorsqu’en voulant retirer son hameçon pour le bouetter, il sentit qu’il y avait prise au bout. Il se mit à ramener sa ligne, brassée par brassée, dans cette attitude penchée, tête hors bord, que savent prendre tous les vrais pêcheurs de morues : horreur ! il aperçoit, à une profondeur de huit pieds, une tête de femme qui montait vers lui ! C’était une sirène que le malheureux avait accrochée par le coin de la lèvre supérieure.

— Elle était toute jeune, disait Létourneau, à peine vingt-deux mois, et ne parlait pas encore ; car les sirènes parlent comme de vraies créatures, ajouta-t-il. Son teint était frais comme de la belle chair de flétan, sa figure comme celle d’une jeune fille : un voile de peau fine partait de son front, ombré par une abondante chevelure, et retombait jusqu’à la ceinture où sa forme humaine se confondait avec celle d’un poisson ordinaire. Comme elle se plaignait fort tristement, le pêcheur, tout effrayé, la reconfia fort doucement à la mer et jura de ne plus remettre la main sur une ligne.

— Il a tenu parole, ajouta Létourneau, mais il a refusé une fortune ce jour-là…… Tout de même, termina-t-il avec conviction, à sa place j’en aurais fait autant.

C’était aussi l’avis de l’auditoire ; car pour certains pêcheurs il y a des poissons auxquels on ne touche pas. Exemple : l’espèce de morue que le commerce désigne sous le nom de hadock et que le vulgaire appelle le poisson de Saint-Pierre. La légende veut que ce soit la première pièce tirée hors des filets par le grand apôtre, au jour de la pêche miraculeuse. Depuis, le dos grisâtre du poisson porte en noir l’empreinte de trois des doigts du chef de l’Église.

En ce moment, madame Tanguay, debout devant moi, une assiette de faïence à la main, me disait :

— On est loin des vieilles paroisses, ici ; et nous n’avons pas toujours ce qu’il nous faut dans une place nouvelle ; mais prenez toujours ceci, et excusez du peu.

C’étaient des beignes cuits dans l’huile de pourcil ; tout le monde y mordait à belles dents. Je fis de même, et, ma foi ! ce n’était pas mauvais.

Pendant que nous nous rafraîchissions, Jérôme, ne pouvant rester inactif, se prit à nous chanter une jolie ballade.

Mais à ce moment le petit Descoteaux, penché vers la fenêtre depuis quelques instants, cria d’une voix chevrotante :

— Prends garde, Jérôme, les marionnettes sont sur la maison.

Ce curieux avertissement rendit Tanguay muet comme un poisson. C’est une croyance commune à beaucoup de pêcheurs et d’habitants qui vivent sur le littoral du bas Saint-Laurent, qu’un air d’instrument ou une chanson dite le soir, lorsque le temps est calme, fait danser les marionnettes à volonté. Malheur à l’imprudent Orphée qui s’amuse à jouer avec les sylphes mystérieux qui tressent les blonds fils de l’aurore boréale. À mesure qu’il les regarde nouer leurs valses, il se sent fasciné : et le lendemain matin, on le retrouve immobile sur la grève. Son âme s’en est allée se mêler à la danse vertigineuse des marionnettes.

Un soir, ajouta Descoteaux en m’expliquant cette poétique croyance, nous étions allés faire une promenade au large, lorsqu’un de mes oncles s’avisa de les faire danser. Petit-à-petit leur cercle de feu vint se rétrécir au-dessus de notre tête ; les marionnettes se mirent à tournoyer autour de la berge et à nous passer le long des oreilles avec une rapidité étourdissante. Mon pauvre oncle ne faisait plus un mouvement, et les regardait avec de grands yeux fixes. Heureusement nous touchions aux galets ; nous le transportâmes sans connaissance à la maison, et ce n’est qu’au contact d’un rameau bénit qu’il reprit ses sens.

La vieille horloge de Jérôme se mit à sonner onze heures. Dans l’ombre, les chandelles de suif allongeaient leurs mèches fumeuses hors des goulots de bouteilles qui les retenaient, et le lumignon du plafond tremblottait dans son bec de fer où l’huile commençait à se faire rare. Chanteurs et conteurs demeuraient silencieux et fatigués ; seule la mer, toujours rajeunie, déferlait au loin le ressac. Le père de madame Tanguay, le vieux Jean Pierre, se leva, et secoua sa pipe. Ce fut le signal de la prière.

Puis, chacun alla se coucher. Et c’est ainsi que les bonnes gens d’en bas s’acheminent sans regrets, sans désirs et sans remords, vers le coin obscur du cimetière de leur paroisse. Ils ont en partage la seule poésie et le véritable bonheur d’ici-bas : l’immensité de la mer et le calme pur de la conscience. Contents de leur sort, chez eux, joies, deuil, travail, tout se passe simplement et uniment, sous l’œil et en la sainte garde de Dieu.