À la veillée/2/2

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C. Darveau (p. 46-50).

II

L’amiral pleura toutes ses larmes en cinq minutes ; car, une fois son désastre bien constaté, il se tourna flegmatiquement vers Paradis et lui dit froidement :

— Monsieur, je vous avais donné le choix entre la barre ou la drisse de mon hunier ; vous serez satisfait de moi, vous aurez les deux. A hoy ! lieutenant, faites monter le capitaine d’armes. Brown, mettez les fers à ce gaillard-là et faites-le déposer à fond de cale en attendant que justice se fasse.

Ce qui fut ordonné fut fait.

Pendant six longues semaines le père Paradis, enchaîné, ne vit ni ciel ni jour, comme dit la chanson. De temps à autre, le geôlier, en lui jetant sa pitance, lui donnait par-ci par-là quelques nouvelles. C’est ainsi qu’il apprit comment Walker s’était fiancé à miss Routh. Le soir même du bal chez la reine Anne, un lord quelconque lui avait remis son brevet d’amiral, avec ordre de partir la nuit même pour Boston. De grand matin, le nouveau commandant s’était rendu au port d’embarquement, et là, pour éviter les soupçons, il avait mis sa fiancée à bord du convoi, décidé à se marier le jour où la prise de Québec aurait fait tomber tout le Canada sous la domination anglaise. Mais, hélas ! le bras de fer du vieux Paradis avait éparpillé tous ces rêves, et maintenant la fiancée de l’amiral dormait dans les sables de la côte du Labrador, en face de l’Île-aux-Œufs ayant quinze cents cadavres anglais pour monter la garde autour de son cercueil virginal. Tout avait été perdu dans la catastrophe, et les quelques bâtiments chargés de blessés et de survivants, n’avaient pu même remporter le lourd trésor de la flotte que le geôlier ébahi avait vu enterrer sur l’île, au milieu d’un morne qui, d’après ses calculs, ne devait pas être loin de l’endroit nommé aujourd’hui la Pointe-aux-Anglais.

Ces causeries du geôlier aidaient à tuer le temps, lorsqu’un beau jour un choc infernal ébranla la cale où gisait l’arrière-grand’père de Jean. Il perdit connaissance, et à quelques jours de là, il se retrouvait dans une maisonnette bâtie sur les bords de la Tamise. Tout ensanglanté, il avait été ramassé sur le rivage par des pêcheurs qui avaient eu pitié de lui et l’avaient porté jusque-là.

Le pauvre amiral Walker, paraît-il, en revoyant les côtes de son pays, avait songé à la réception que lui ferait la reine Anne. Prenant une résolution bien triste, il s’en était allé mettre un tison dans les poudres de la sainte-barbe, et s’était fait sauter. Le capitaine Paradis et une couple de matelots furent seuls sauvés.

Paradis parvint à passer en France, et à trouver là le commandement d’un vaisseau, l’Espérance de Nantes, en partance pour le pays.

La traversée fut heureuse, et, chose extraordinaire à cette saison avancée, il ne rencontra aucune brume sur les bancs de Terreneuve.

Ce navire filait comme s’il eût été béni par le pape, et déjà il était arrivé à la hauteur des Sept-Isles, lorsqu’une accalmie se fit, et le capitaine se trouva saisi par le brouillard qui le força à rester stationnaire. Debout sur son banc de quart, l’oreille et l’œil au guet, il cherchait à interroger ce vague gris qui absorbait l’horizon. Peut-être songeait-il à l’anglais, lorsqu’il entrevit la silhouette d’un vaisseau, puis de deux, puis de huit, puis de vingt, qui s’avançaient à travers l’impénétrable banc de brume. Le père

Paradis croyait rêver, et pourtant il n’y avait pas à douter, c’était L’Edgar qui glissait silencieusement sur le flot, suivi de son convoi. À mesure que les navires filaient, le brouillard semblait courir dans leur sillage, et bientôt, à l’exception de L’Edgar et de quelques autres, tous doublèrent la Pointe-aux-Anglais, entrèrent dans la passe et allèrent s’évanouir sur les récifs de l’Ile-aux-Œufs.

C’était Walker.

Depuis, chaque fois que sur le Golfe la brume s’étend froide et serrée, « l’amiral du brouillard » revient croiser en ces parages.

Derrière lui voguent les vaisseaux surpris dans ces endroits désolés. Sans que les matelots le sachent, il les entraîne à sa suite, — et c’est ainsi que chaque année il y a tant de navires qui périssent dans le Golfe Saint-Laurent.