À la veillée/3/2

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C. Darveau (p. 56-64).

II

marie la couturière

Le secret de tout ceci était bien simple pourtant.

Si, le dimanche précédent, on était passé devant la porte de la modeste maison du père Couture, sise au pied d’une de ces jolies collines qui traversent le village de Sainte-Anne, on aurait aperçu le cabrouet de Cyprien, dételé et remisé sous le hangard.

Ce jour-là, bayant aux corneilles, fatigué de courir la pretentaine et de fainéantiser, Cyprien avait appris l’arrivée de Marie la couturière.

Marie la couturière était une grande brune, ni belle ni laide, qui, avec l’œuvre de ses dix doigts, gagnait un fort joli salaire à la ville, où elle s’était fait une réputation de modiste. Elle était venue prendre quelques jours de repos chez l’oncle Couture, et Cyprien s’était levé ce matin-là avec l’idée fixe d’aller la voir.

Le petit Cyprien, le toupet relevé en aile de pigeon, avait fait son entrée triomphale, tenant d’une main son fouet, et de l’autre sa pipe neuve.

Marie était bonne fille. Cet air d’importance n’amena pas le plus petit sourire sur ses lèvres roses. Elle lui tendit gaiement la main, en disant :

— Eh bien ! comment se porte-t-on par chez vous, Cyprien ?

— Mais cahin-caha, mademoiselle Marie : l’oncle Roussi est un peu malade ; quant à moi, ceci est du fer, ajouta-t-il en se passant familièrement la main sur la poitrine.

— Savez-vous que vous êtes heureux d’avoir bonne santé comme cela, Cyprien : au moins, c’est une consolation, pour vous qui mettez sur terre tout votre bonheur, car pour celui de l’autre côté, on m’assure que vous n’y croyez guère.

— Ah ! pour cela, on ne vous a pas trompée, et je dis avec le proverbe : un tu tiens vaut mieux que deux tu tiendras.

— C’est une erreur, Cyprien ; on ne tient pas toujours, mais en revanche vient le jour où l’on est irrévocablement tenu : alors il n’est plus temps de regretter. Voyons, là, puisque nous causons de ces choses, dites-moi, cœur dans la main, quel plaisir trouvez-vous à être détesté de toute une paroisse, et à vous moquer continuellement de tout ce que votre mère n’a fait que vénérer pendant sa vie ?

— Quel plaisir ! mais, Marie, il faut bien tuer le temps, et je conviens, franchement, puisque vous l’exigez, que je, m’amuserais beaucoup mieux à Québec. Ici, pas moyen de dire un mot sans que de suite il prenne les proportions d’un sacrilège. Vous ne me connaissez pas d’hier, mademoiselle Marie, et vous savez bien qu’en fin de compte je suis un bon garçon, mais je n’aime pas être agacé, et dès que l’on m’agace, je……

— Eh bien, je…… quoi ?

— Sac à papier ! je ris.

— Vous riez, pauvre Cyprien ! mais savez-vous ce que vous faites ? vous riez des choses saintes. Dieu, qui de toute éternité sait ce que vous deviendrez……

— Vous lisez, mademoiselle Marie, vous lisez trop ; vos lectures vous montent à la tête, et quelquefois, ça finit par porter malchance.

— Ne craignez rien pour moi, Cyprien, et vos facéties ne m’empêcheront pas d’aller jusqu’au bout, car je veux vous sermonner tout à mon aise. Vous le méritez et vous m’écouterez, je le veux !

Cyprien, étonné de se trouver si solidement empoigné, se prit à se balancer sur sa chaise.

— Ça y est, Marie ; j’emprunte les longues oreilles du bedeau, et j’écoute votre aimable instruction.

— Aimable, non ; franche, oui. Regardez-moi bien en face, Cyprien ; je ne suis qu’une pauvre fille, qui a fait un bout de couvent, mais qui, restée orpheline à mi-chemin, a su apprendre et comprendre bien des choses. Ah ! Cyprien, ce n’est pas pour vous faire de la peine que je dis ces choses-là ; mais il est pénible de vous voir, vous, fils d’habitant, boire votre champ, au lieu de le cultiver. Dans quel siècle vivons-nous donc, grand Dieu, et où l’intelligence humaine s’en va-t-elle ?

Cyprien ne riait plus ; la tête baissée, les joues vivement colorées, il réfléchissait silencieusement.

Mauvaise cervelle, mais cœur excellent, il ne trouvait plus rien à dire et, comme l’oncle Couture venait de rentrer, après avoir fait le train des animaux et le tour de ses bâtiments, il dit tout simplement à voix basse :

— Merci ! merci du sermon ! il profitera : et maintenant, il faut que je m’en aille ; sans rancune, Marie, au revoir.

En route, il fut rêveur, et fit presque sans s’en apercevoir tout le bout de chemin qui le séparait de la maison Roussi.

Dès ce jour, il y eut un changement notable dans sa conduite. Ses amis ne pouvaient plus mettre la main dessus ; il était toujours absent, et même les mauvaises langues commençaient à chuchoter, car le cabrouet de Cyprien s’arrêtait souvent à la porte du père Couture.

Marie était légèrement malade depuis quelques jours ; le travail avait un peu ébranlé cette frêle constitution, et, sous prétexte d’aller savoir de ses nouvelles, le petit Cyprien passait ses après-midi à la maison de la couturière.

Or, un beau matin, comme Marie était à prendre une tisane, et que Cyprien tout distrait tambourinait de ses doigts sur la vitre de la fenêtre, il se prit à dire :

— J’ai envie de me marier, Marie ?

— Un jour le diable se fit ermite, murmura doucement la malade, en remettant son bol de tisane sur la petite table placée auprès de sa berceuse.

— Je ne suis plus le diable, pauvre Marie ; depuis un mois me voilà rangé. Voulez-vous être ma femme, Marie ?

— Vous allez vite en besogne, monsieur Cyprien, reprit la malade ; et vous profitez de l’intérêt que je vous porte pour vous moquer de moi. Vous ne vous corrigerez donc jamais de votre esprit gouailleur ?

— Dieu sait que je dis la pure vérité, Marie !

— Dieu ! mais tout le Village sait aussi que vous avez dit cent fois ne pas y croire.

— Mademoiselle Marie, Cyprien Roussi vient de se confesser, et il doit communier demain, répondit-il lentement. Marie se tut : une larme brilla dans son œil noir ; puis, faisant effort pour rendre la conversation plus gaie, elle reprit :

— Bien, Cyprien, très-bien ! après avoir été le scandale, vous serez l’expiation ; tout cela est raisonnable ; mais je ne comprends pas comment monsieur le curé a pu m’imposer à vous comme pénitence.

— Oh ! Marie, c’est à votre tour maintenant de railler ! mais écoutez-moi. Il vous sera facile d’être bonne quand je serai bon. Tenez, si vous dites oui, et si vous voulez être madame Roussi, eh bien ! je ne suis pas riche, mais je vous ferai un beau cadeau de noces.

— Et ce cadeau de noces, quel sera-t-il ?

— Je vous jure que de ma vie jamais goutte de liqueur forte n’effleurera mes lèvres !

Marie resta silencieuse un instant ; puis, étendant sa main vers Cyprien :

— Puisque vous dites la vérité, je serai franche avec vous : je vous aime, Cyprien.

Et voilà comment il se fit que deux mois après avoir communié, le petit Cyprien, toujours au grand ébahissement du village, était marié à Marie la couturière.