À la veillée/5/1

La bibliothèque libre.
C. Darveau (p. 96-102).

I

se souvenir, c’est chanter

Nous étions compagnons d’enfance, Jean et moi : même âge, même goûts, même joies, mêmes peines. Nous vivions porte à porte, et nous étions inséparables. C’était le même cœur qui battait sous deux poitrines différentes, et nos mères avaient pris l’habitude de nous appeler les frères siamois.

Je me rappelle encore nos jeux.

Lui, il façonnait de petits morceaux de bois en svelte et gracieuse chaloupe. Un bout de ruban rose faisait la voile ; quatre brins de soie représentaient les cordages ; un manche de plume remplaçait le mât, et, en poussant des cris d’admiration, nous livrions aux flots la frêle nacelle.

Alors, la ronde commençait, et Jean nous chantait de sa voix un peu fausse :

V’la l’bon vent,
V’la l’joli vent,
V’la l’bon vent,
Ma mie m’appelle.
V’la l’bon vent,
V’la l’joli vent,
V’la l’bon vent,
Ma mie m’attend !

Pendant que nous chantions, toute penchée sous la brise qui faisait à peine bercer les fraisiers en fleurs, notre balancelle voguait bravement, et s’en allait à tire-d’aile faire naufrage sur ces jolis cailloux de quartz argenté qui nous firent si longtemps envie, mais que nous ne pûmes jamais nous décider à aller quérir. Pour cela il aurait fallu se mouiller, ce qui nous aurait valu la grosse pénitence d’être solidement attachés par une corde de laine au pied du grand fauteuil de la bibliothèque. La voile du pauvre vaisseau clapotait tristement sur l’eau, au grand ébahissement des canards qui, le cou allongé, les pattes prêtes à nager, s’étaient effrayés pour si peu. Mais la panique ne durait qu’une seconde, et les coins-coins rassurés se remettaient à barbotter dans la mare tout à leur aise, dès qu’ils avaient vu frémir, puis se torde, quille en l’air, et rester là inerte sur l’eau, la terrible frégate de Jean.

Moi, pendant tout ce temps, je préparais un petit dîner sur l’herbe.

Nos assiettes n’étaient pas coûteuses : quelques feuilles arrachées aux érables qui poussaient en famille devant la maison paternelle. Nos doigts servaient de fourchettes. La nappe se mettait sur nos genoux, et nous croquions frugalement les noisettes du bois voisin.

Oh ! mes souvenirs d’enfance, qui me rendra vos saintes naïvetés et vos heures de joies si profondes qu’alors elles nous semblaient éternelles ! Vous nous quittez bien vite pourtant ; et l’enfant grandit si tôt qu’il sait à peine la valeur des minutes roses qui s’en sont allées ! Il ne vous comprend que plus tard, lorsque devenu homme il s’essaie à remonter vers vous. Mais, hélas ! la coupe en se vidant n’a gardé que le parfum de ce qu’elle a contenu. Heureux alors celui qui se rappelle les heures perdues, car c’est encore une joie de savoir les pleurer.

Un jour, il fallut dire adieu à toutes ces voluptés et à toutes ces innocences.

Nos mères nous annoncèrent que bientôt nous allions devenir des hommes ; et le soir, en famille, on se mit à parler gravement de notre première communion.

Nos pieuses mamans, pour être plus certaines de nous, nous confièrent alors aux Frères de la Doctrine Chrétienne. Ils avaient une maison en dehors de la porte Saint-Jean ; la règle n’y était pas trop sévère, et comme les fenêtres de la classe donnaient sur le glacis des fortifications, bien des fois les yeux de Jean et les miens se portaient sur ces pelouses où les enfants des soldats jouaient tout à leur aise aux barres, à la balle, à l’attaque.

Certes, les petits oiseaux en cage aiment bien à voir voler et à entendre gazouiller leurs frères du nuage ou du bois : ainsi nous aimions à suivre les ébats de la gent libre. La leçon ne s’apprenait guère pendant ces minutes de rêveries, et les pensums nous arrivaient souvent. Nous les faisions gaiement, et le lendemain cela recommençait, jusqu’à ce que la note nouvelle vînt nous dire, comme d’habitude :

— Travail, assez bien ; mais dissipé en classe.

Alors, on donnait un coup d’épaule pendant une semaine. Nous rattrapions les autres, et c’est ainsi que nous répondîmes merveilleusement au catéchisme, et que nous fîmes une bonne première communion.

Par ici, par là, nous avions un tant soit peu regretté la mare aux canards, les noisettes, les dîners sur l’herbe ; mais, pour être homme, il fallait connaître Lhomond à fond, jusqu’aux participes exclusivement : l’addition, la soustraction, la multiplication, la division n’avaient plus de secrets pour nous : nous prononcions à merveille le th anglais, et toute cette immense érudition nous avait fait trouver mûrs pour le Séminaire de Québec.

Là, notre cours classique s’était fait comme à l’ordinaire. Jean était trop méthodique pour se permettre de sauter une classe, et moi, si j’aimais la gymnastique, j’avais celle-là en horreur. Clopin-clopant, on se suivait ainsi d’année en année, et quand les vacances arrivaient nous passions nos veillées à dessiner, à faire de la musique, à rire et à causer. Ma sœur allait se mettre au piano et chantait :

V’la l’bon vent,
V’la l’joli vent,
V’la l’bon vent,
Ma mie m’appelle,
V’la l’bon vent,
V’la l’joli vent,
V’la l’bon vent,
Ma mie m’attend

Chacun se regardait en souriant.

On se sentait si heureux de vivre, et puis, partout où l’œil s’étendait sur les horisons de la vie, il n’entrevoyait que joies, fleurs, soleil et parfums.

Alors chacun faisait chorus à la chanteuse, et nous disions follement :

V’la l’bon vent !
V’la l’bon vent !

Nous avions dix-sept ans ; et à cet âge, se souvenir, c’est chanter !