À la veillée/8

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C. Darveau (p. 152-187).

MEXICO


Champlain écrivait, il y a deux cent soixante-quinze ans :

« Tous les contentements que j’avais eus à la vue des choses si agréables de la route, n’étaient que peu de chose au regard de celui que je reçus lorsque je vis cette belle ville de Mechique, que je ne croyais pas si superbement bâtie de beaux temples, pallais et belles maisons. »

Je fus pour le moins aussi agréablement frappé que Samuel de Champlain, et pendant que nous franchissions les fortifications provisoires qui ferment l’entrée de la ville et sa garita, je n’eus que le temps de lire ces deux phrases de Gustave Aymard, sur lesquelles j’étais tombé par un curieux hasard :

— L’étranger qui arrive à Mexico au coucher du soleil, par la chaussée de l’Est, une des quatre grandes voies qui conduisent à la cité Aztèque, et qui seule aujourd’hui reste isolée au milieu des eaux du lac de Tezcuco sur lequel elle est construite, éprouve, à la vue de cette ville, une émotion étrange dont il ne peut se rendre compte. L’architecture des édifices, les maisons peintes de couleurs claires, les coupoles sans nombre des églises et des couvents qui couvrent, pour ainsi dire, la capitale tout entière de leurs vastes parasols jaunes, bleus ou rouges, dorés par les derniers rayons du soleil à son déclin ; la brise tiède et parfumée du soir, qui arrive comme en se jouant à travers les branches touffues des arbres, tout concourt à donner à Mexico un air tout à fait mauresque qui étonne et séduit à la fois. »

Cette description de l’ancienne capitale de Maximilien ne manque pas de vérité, et ma curiosité était excitée au plus haut point, lorsque nos mules, toutes frémissantes d’impatience, entrèrent au galop dans la vaste cour de l’hôtel Iturbide.

Les claquements formidables du fouet de notre cocher nous annoncèrent que nous étions arrivés dans cette ville de fée, que notre naïve imagination de moutard nous représentait toute bâtie d’or, avec des pavés de saphirs et d’émeraudes.

Rien n’égale la sensation de bien-être que l’on éprouve lorsque l’on quitte une diligence mexicaine, pour mettre le pied dans une chambre bien proprette, où l’on peut secouer la poussière de la route dans un grand bassin d’eau fraîche, étirer ses membres engourdis, chausser une paire de bonnes pantouffles et fermer l’œil à volonté.

C’était la réflexion que je me faisais, en poussant derrière moi la porte vitrée du numéro 59, jolie chambrette de l’Hôtel Iturbide.

Il était déjà huit heures du soir, et en grignottant une cuisse de poulet froid, je me mis à feuilleter un des neuf in-folios de l’œuvre rare et fort recherchée par les bibliophiles, que Lord Kingsborough a écrite sur Les antiquités du Mexique, publication princière dans laquelle le noble pair d’Angleterre a englouti toute son immense fortune.

À mesure que les planches magnifiques où sont venus se décalquer les débris de ce que furent jadis les cités populeuses de Cholula, de Ténochtitlan, de Mitla, de Palenqué, de Tlascala, etc., s’échappaient de mes doigts distraits, pour faire place à d’autres monuments et à d’autres ruines, le passé, grand et mystérieux, du sol que je foulais maintenant, secouait la poussière des siècles qui s’était affaissée sur lui, et se dressait devant moi comme le spectre d’Hamlet.

Le front appuyé sur mes deux mains, je me mis à faire ce que Volney faisait sur les ruines de Palmyre : j’essayai de reconstruire pour un instant tout ce passé ténébreux qui était descendu dans l’oubli, en emportant avec lui jusqu’aux traditions les plus simples qui l’avaient illustré.

Alors les questions les plus extraordinaires tourbillonnèrent dans ma pensée.

Comment expliquer cette migration mystérieuse des Toltèques au Mexique vers le septième siècle, chassant devant elle les tribus qui l’habitent, comme les moissons de l’Orient disparaissent devant les courses périodiques des terribles sauterelles du désert, et apportant avec elle des sciences et des arts inconnus jusque-là dans les riches montagnes de l’Anahuac — nom sous lequel était désigné l’empire aztèque — l’architecture, la mécanique, l’agriculture et la civilisation ?

Pourquoi, lorsqu’on s’est habitué à admirer les mœurs douces et polies de cette nation, la voit-on disparaître avec tant de mystère, après quatre siècles de domination, sans presque laisser de trace derrière elle ?

À quelle origine faire remonter ces fières tribus de Chichimèques, d’Alcohuas et d’Aztèques, qui sortent tout à coup des vastes et mornes solitudes du nord, s’installent avec leurs habitudes rudes et austères, avec leurs traditions semblables à celles du peuple de Dieu, sur les foyers encore fumants de la race toltèque et y fondent un puissant empire ?

Lorsque le savant veut percer les mystères de ce passé perdu, il se trouve en face des plus singulières hypothèses, des conclusions les plus contradictoires.

En vain croit-il mettre le doigt sur la solution du problème proposé, en retrouvant tout entière, dès ses premières investigations, la tradition primitive du déluge tel que le rapporte Moïse, avec Tezpi — le Noé Mexicain — sauvant sa femme et ses enfants dans une grande barque d’animaux et de graines de toutes sortes, puis lâchant, au bout de quelques jours de navigation, un vautour qui oublie sa mission sur les cadavres des géants noyés, et ne quittant son arche que lorsque le colibri, plus fidèle à son message, est venu lui rapporter un peu de verdure.

En vain reconnaît-il Ève sous les traits charmants de la femme serpent, la déesse Cihuacohuatl, qualifiée dans les rites sacrés de la religion aztèque du titre de « notre Dame et notre Mère.

En vain se découvre-t-il devant la sereine majesté du Dieu mexicain Theotl — presque le Theos des Grecs — ce Dieu que le grand-prêtre appelait dans ses prières : « le Dieu qui donne la vie, présent partout, qui connaît toutes les pensées et dispense tous les biens ; sans lui l’homme n’est rien ; dieu invisible, incorporel, seul Dieu d’une perfection parfaite et d’une égale pureté ; sous ses ailes, l’homme trouve un sûr abri et le repos. »

En vain s’étonne-t-il de voir mêlé à toutes ces légendes de l’ancien Testament, le saint emblème de notre Foi, la Croix sculptée en bas-relief sur les murs des temples de Palenqué.

En vain retrouve-t-il, lors de la conquête, une de nos plus pures croyances, le Baptême, ne s’administrant, parmi les peuplades de ces lointaines contrées, qu’après une touchante invocation à la déesse Cihuacohuatl « pour que le péché introduit parmi nous dès le commencement du monde, ne s’attache pas à cet enfant, mais que lavé, au contraire, par ces eaux, le nouveau-né puisse vivre et recevoir une nouvelle naissance ! »

Toutes ces pieuses traditions, tous ces saints souvenirs d’une foi plus pure, viennent se heurter, se briser et disparaître devant les rites affreux d’une abominable idolâtrie, qui se pratiquaient par un million de prêtres dans les quarante mille temples de l’empire mexicain.

Alors ces pages poétiques qu’on dirait détachées de la Bible, ce Dieu d’une perfection si rapprochée de celle qui est décrite par Saint Jean dans une de ses plus belles pages, cette sainte institution du baptême, cette croix plantée sur une région inconnue par les mains basanées de quelques modestes apôtres du Christ, s’effacent devant les yeux terrifiés du penseur, qui n’entend plus que les cris sinistres des victimes humaines que l’on offre de tous côtés à des dieux de pierre, et qui essaie rapidement de chasser tout cet horrible cauchemar de poitrines ouvertes, de cœurs sanglants et de mains fouillant ces chairs toutes palpitantes.

J’ai vu cette pierre dans la collection d’antiquités mexicaines conservée au musée de Mexico. Lors de la dédicace du grand temple de Huitzilopochtli en 1486, soixante-dix mille captifs y furent immolés. D’après un chroniqueur, ils étaient rangés par file, et leur procession occupait près de deux milles d’étendue. Un voyageur qui a parcouru le Mexique en 1854, M. Just Girard, dit que le chiffre des victimes annuellement immolées dans ces contrées était vraiment incroyable. À peine trouve-t-on un historien qui l’évalue à moins de vingt mille.

J’ai apporté avec moi les fragments d’une idole de Huitzilopochtli trouvés au fond d’un téocali indien — tombeau — au milieu des ruines d’une ancienne ville aztèque, découverte à quelques kilomètres d’Acatlan, état d’Oajaca, par deux officiers de la colonne dont faisait partie mon bataillon. Ces fragments, ainsi que quelques débris de poteries zapotèques sont aujourd’hui dans le musée de l’Université Laval.

Comme à côté des plus beaux feuillets des annales d’Athènes, de Carthage, de Jérusalem, ou de Rome, l’historien ou le chroniqueur, en voulant pénétrer trop avant dans les brouillards qui enveloppent le passé du Mexique, trouve toujours le beau appuyé sur l’horrible, l’idéal accouplé au réalisme le plus hideux et le plus repoussant.

Regardez-le compulser les volumineuses relations des premiers missionnaires espagnols.

Le voilà qui s’arrête avec bonheur sur la figure douce et paisible du dieu de l’air, de Quetzalcoatl, — l’homme blanc — qui, défendant tout sacrifice sanglant, ne voulait offrir à la divinité que les prémices des fleurs et des moissons, se bouchait les oreilles quand on lui parlait de la guerre, occupait ses loisirs à régler le calendrier mexicain, ordonnait les jeûnes et les prières, exhortait les hommes à la concorde. Il disparut soudainement, lorsqu’il crut sa mission de paix accomplie pour aller du côté où « le soleil se lève. »

Déjà le penseur commence à se croire au milieu d’une terre promise. Tout lui sourit, ce ciel pur, cette atmosphère embaumée de senteurs balsamiques, cette religion presque hébraïque ; mais hélas ! il va bientôt voir son beau rêve s’évanouir.

Voici les Aztèques qui arrivent avec leurs fêtes de sang, et pour en donner une faible idée au lecteur curieux, je lui cite textuellement un passage de l’ouvrage de M. Girard, dans lequel il décrit les solennités qui accompagnaient la fête de l’Âme du monde :

— « Ce Dieu était représenté sous les traits d’un beau jeune homme. Une année avant sa fête — l’année mexicaine se composait de dix-huit mois — on choisissait pour remplir le rôle de cette divinité un captif d’une beauté parfaite. Les prêtres lui apprenaient à jouer son rôle avec la grâce et la dignité convenables. On le couvrait de vêtements magnifiques ; on lui prodiguait l’encens et les fleurs dont les Aztèques n’étaient pas moins amateurs que les Mexicains d’aujourd’hui. Lorsqu’il sortait, il était accompagné d’une multitude de serviteurs, et s’il s’arrêtait dans les rues, la foule se prosternait devant lui, pour lui rendre hommage comme au représentant de la bonne divinité. Quatre jeunes et belles filles, portant les noms des principales déesses, étaient choisies pour être ses épouses. Ses jours s’écoulaient dans la mollesse, dans les festins que lui offraient les principaux nobles, empressés à lui rendre les honneurs dus à un dieu.

« Mais le jour fatal arrivait ; le terme de ses courtes splendeurs était proche. On le dépouillait de ses riches vêtements ; il disait adieu à ses belles épouses ; une des barques royales le transportait au-delà du lac dans un temple construit sur ses bords à quatre kilomètres environ de la ville. Tous les habitants de la capitale accouraient alors pour assister au dénouement de la tragédie. À mesure que la procession gravissait les flancs de la pyramide, le pauvre captif déchirait ses guirlandes de fleurs, et brisait les instruments de musique qui avaient charmé les heures de sa trompeuse félicité. Six prêtres l’attendaient au haut de l’édifice. Ils saisissaient la victime et l’étendaient sur la pierre du sacrifice, bloc de jaspe, convexe dans sa partie supérieure. Cinq prêtres tenaient la tête et les membres du patient, tandis que le sixième, couvert d’un manteau rouge, emblème de son sanglant ministère, ouvrait la poitrine de la victime avec un couteau aigu d’istely — obsidienne — substance volcanique presque aussi dure que l’acier, et plongeant la main dans la plaie, il en retirait le cœur palpitant, le présentait au soleil, objet d’adoration dans tout l’Anahuac, et le jetait aux pieds de la divinité à qui le temple était consacré. La triste histoire du prisonnier était offerte en exemple, par les prêtres, comme le type de la destinée humaine, brillante à son début, mais trop souvent terminée dans la douleur et l’infortune. »

Encore si le drame sanglant se terminait sur l’horrible pierre, on pourrait lui donner peut-être pour excuse les rites inflexibles d’un culte diabolique ; mais le cœur se soulève à le dire, le soir, ces pauvres membres tout déchirés étaient apprêtés de la manière la plus délicate possible, et servis sur des tables fastueuses, toutes chargées de poteries chatoyantes, encombrées de breuvages délicieux et entourées de l’élite de la noblesse qui avait reçu une éducation raffinée dans les solitudes du temple.

Puis, au sortir de ces orgies et de ces dîners d’apparat, tous ces graves magistrats, ces illustres sénateurs gorgés de chair humaine, allaient au tribunal punir de mort le meurtre, faire lapider les adultères, rendre esclaves les voleurs, condamner à la peine capitale l’homme qui reculait les bornes de la propriété de son voisin, qui altérait les mesures établies ou qui ne pouvait pas rendre compte des biens de son pupille. Les généraux et les guerriers s’enfermaient dans leurs casernes pour étudier leur tactique, s’y préparant à conquérir bravement un des trois ordres de chevalerie institués par leurs empereurs, ou allaient visiter dans les hôpitaux leurs camarades ou leurs soldats blessés, traités aux frais de l’État par des médecins spéciaux, « beaucoup plus honnêtes que ceux de l’Europe — dit naïvement un chroniqueur espagnol, Torquemada — car ils ne retardent jamais la guérison pour augmenter les honoraires. » Les femmes, la lèvre encore toute vermeille du sang de la victime, oubliaient l’horrible festin pour se livrer au merveilleux travail des mosaïques en plumes d’oiseaux, et les enfants, encore barbouillés de sauces et de bonbons, allaient en rechignant, apprendre par cœur quelques-unes des poésies du roi malheureux, Nazahualcoyolt, dont les poèmes se ressentent un peu de cette grandeur sauvage qui règne dans les chants d’Ossian ou sur les Hellas Scandinaves, tempérées, jusqu’à un certain point, par la verve épicurienne d’Horace.

Puisque le mot poésie est venu se glisser si à propos sous ma plume, qu’on me permette de citer ici deux fragments des œuvres du royal poète.

La philosophie légère et pétillante de l’un, et la grave mélancolie du second, contribueront peut-être à nous faire oublier toute cette odeur de chairs rôties et de sang torréfié :

— « Bannis les soucis, s’écrie le barde mexicain ; si le plaisir a des bornes, la plus triste vie aura aussi une fin. Tresse donc ta guirlande de fleurs et chante les louanges du Dieu tout-puissant : la gloire de ce monde se fane vite. Réjouis-toi dans la verte fraîcheur de ton printemps : le souvenir de ces jours t’arrachera d’inutiles soupirs. Lorsque le sceptre passera dans d’autres mains, on verra tes serviteurs errer, désolés, dans les cours de ton palais. Toute la pompe de tes victoires et de tes triomphes ne vivra plus que dans leurs souvenirs…… Le bien que tu as fait sera toujours un titre d’honneur. Les grandeurs de cette vie, ses gloires et ses richesses ne te sont que prêtées ; sa substance est une ombre illusoire, et les choses d’aujourd’hui changeront demain. Cueille donc les plus belles fleurs de ton jardin pour en couronner ton front, et saisis les joies du présent avant qu’elles ne périssent. »

Le second fragment roule sur les vanités des choses de ce monde. On y reconnaît la touche grave, rêveuse et mélancolique qui caractérise presque toutes les poésies et les ballades des peuplades du Nord :

— « Toutes les choses de ce monde ont un terme rapide. Au milieu de leurs splendeurs, la vie les abandonne ; elles tombent en poussière. Ce vaste univers n’est qu’un sépulcre où tout ce qui s’agite à la surface sera bientôt enseveli. Les rivières, les torrents, les ruisseaux se précipitent vers leur destinée commune. Aucun ne remonte à sa source fortunée ; tous courent se perdre dans le sein profond de l’Océan. Ce qui était hier n’est plus aujourd’hui. Ce qui est aujourd’hui ne sera plus demain. Les cimetières sont pleins de la vile poussière de corps autrefois animés par des âmes vivantes, qui occupaient des trônes, présidaient des conseils, dirigeaient des armées, subjuguaient des provinces, se faisaient adorer comme des dieux enflés par les chimères du luxe, de la puissance, de l’empire.

« Si je vous demandais où sont les os du puissant Achalchicihtlanextzin, premier chef des anciens Toltèques, et ceux de Necaxetmitl, le pieux adorateur des dieux ; si je vous demandais où est la beauté incomparable de la glorieuse impératrice Xiuhtzal…… Toutes ces gloires se sont éteintes comme la terrible flamme du cratère du Popocatepetl, sans laisser d’autres traces de leur existence qu’une page dans les chroniques ; comme les bouquets de fleurs qui passent de mains en mains, qui se fanent et qui finissent par disparaître du monde.

« Les grands, les sages, les vaillants, les beaux, hélas, où sont-ils ? Ils sont mêlés à la terre. Le même sort nous attend, et ceux qui viendront après nous. »

Ne dirait-on pas une lamentation tombée des lèvres de Jérémie pleurant et priant sur la cendre, au lieu d’un chant composé peut-être au sortir d’une de ces sinistres orgies qui laissent bien loin derrière elles tout ce que le sensualisme et le cynisme romains ont pu inventer.

Pourtant, il ne faut pas trop se hâter de venir poser un stigmate sur le front de cette civilisation, d’après les simples données que la science moderne a su découvrir jusqu’à présent.

Son dernier mot n’a pas été dit.

Les travaux de la commission scientifique du Mexique, fondée par Napoléon III sur les mêmes bases que le fameux Institut d’Égypte, n’ont pas été tous publiés, et je serais étonné de voir se confirmer le jugement défavorable de l’histoire — malheureusement trop vrai jusqu’à présent — contre une nation qui aimait les sciences, les arts, la peinture, la musique, les fleurs et la poésie.

Qui sait ? peut-être ces travaux ajouteront-ils une nouvelle page à l’histoire du Canada ; car on prétend avoir trouvé au fond du Yucatan, une tribu entière d’Algonquins.

Quelle mystérieuse bourrasque d’automne aurait pu arracher et emporter sur ses ailes, si loin des bords du Saint-Laurent, cette feuille morte de nos forêts ?

De tout temps, le costume national du Mexique a servi de thème à l’imagination descriptive de ceux qui se sont occupés de ce pays.

Romans, nouvelles, récits de voyage, lettres particulières, il a trouvé moyen de s’installer partout, et j’avais presque l’intention d’être original en lui fermant ma porte au nez, si un mien ami, qui a la fantaisie d’avoir toujours des habits bien confectionnés, doublés de bonnes et grasses notes de tailleur, ne m’eût assuré que ce serait là une lacune irréparable dans ces croquis esquissés à heures perdues.

Pour satisfaire à cette fantaisie, je débute donc par la culotte, ordinairement en cuir, ouverte sur les côtés, au moyen d’aiguillettes en or ou en argent, — quelquefois de véritables doublons espagnols — et parsemée ainsi d’un système de ventilation on ne peut plus ingénieux.

Au-dessus du pantalon, vient tout naturellement le gilet, veste courte, brodée en fils métalliques précieux et bouffant légèrement sur la poitrine, de manière à laisser entrevoir une fine chemise de batiste.

Une large ceinture en soie sert de trait d’union entre ce dernier vêtement et les inexpressibles.

Le tout a pour sommet un sombrero, immense chapeau en laine brune ou blanche de vigogne, orné d’une toquille et d’arabesques ou de fleurs or et argent ; pour base, des botas vacqueras, produits de cordonnerie, chamarrés de dessins décalqués par des formes en bois.

Voilà le costume du Mexicain à pied.

À cheval, il faut lui passer de longues guêtres en poils d’ours ou de jaguar, destinées à protéger ses calzonillas contre la pluie et la poussière. D’épouvantables éperons damasquinés sortent, en faisant un tapage d’enfer, de dessous ces fourrures ; et sur le côté gauche de la selle bat son fidèle machete, longue épée très-étroite, au fourreau de cuir, et portant le plus souvent, incrustée sur la lame, la fière devise Tolédane, devenue une amère dérision au Mexique :

Non me saques sin razón,
Non me embaines sin honor !


Ne me tire pas sans raison,
Ne me rengaine pas sans honneur !

De l’habit à l’homme, il y a une transition naturelle, et j’en profite.

On a beaucoup écrit et causé sur le type créole ; les uns le donnent comme un modèle de beauté parfaite, les autres le citent comme le suprême du goût et de l’élégance. Tous ces romanciers et ces feuilletonistes ont été plus heureux que moi ; car pendant les quatorze mois que j’ai eus à ma disposition pour l’étudier, je ne lui ai rien découvert de toutes ces bonnes qualités.

Les hommes ont tous un peu des fourberies de Scapin, mélangées d’orgueil espagnol et de cupidité indienne ; le tout enjolivé d’une pointe de stylet italien.

Comme ces bourbiers marécageux qui enfouissent sous le noir poli de leur vase infecte des gouffres sans fond, le Mexicain, sous sa démarche endormie et nonchalante, cache des passions et des vices terribles, qui se développent chez lui avec la rapidité de la végétation de la zone sous laquelle il vit.

Quand il ne passe pas son temps à faire des révolutions — pronunciamentos — et à essayer d’obtenir une position élevée, à force de bousculer les autres et de se hisser sur les cadavres qu’il couche devant lui, il tâche de devenir riche par tous les moyens possibles, afin de satisfaire son terrible penchant pour le jeu.

Il faut alors le voir jeter tout son avoir sur une seule carte à la roulette ou au monté, et doubler ou perdre, avec une indifférence suprême, la fortune qu’il a mis tant d’années à s’amasser.

Pendant les fêtes de Tlalpam, petite ville située à cinq lieues de Mexico, j’ai vu un fermier — ranchero — perdre au monté, sur une seule carte, la jolie somme de $15,000. Cela ne l’empêcha pas de continuer à rouler entre ses doigts la fine cigarette de maïs qu’il était en train de se faire, lorsque le croupier lui annonça cette excentricité de la roue de fortune.

Tous les officiers français qui sont passés par Mexico ont dû rencontrer dans la rue fashionable de la ville — la calle de los Plateros — à l’heure où l’on va au café prendre l’absinthe du soir et faire sa partie de piquet, un petit vieillard tout courbé, marchant avec peine sur son bâton d’épine. Tous ont dû jeter une aumône dans cette main suppliante qui se tendait silencieusement vers eux, mais aucun n’a sans doute songé à se faire raconter le roman incroyable de ce mendiant, jadis un des millionnaires de la cité impériale, et qui, après avoir perdu ses trésors dans une seule nuit, joua son fringant équipage piaffant à la porte, les livrées de son cocher et de ses deux chasseurs, et — la fortune continuant à lui être défavorable — sa montre, son anneau d’or, puis sa garde-robe !

Des faits terribles comme celui que je cite font bien vite juger du moral d’un peuple, surtout quand ces récits peuvent se multiplier à l’infini.

Du reste, en donnant au Mexique les gouttes de son sang volcanique, l’Espagne lui a légué aussi ses vices, qui se ressentent un peu des âpres et brûlantes caresses du vent des Pyrénées.

Le Mexicain — à quelques nobles exceptions près — est aussi vindicatif, rancunier et fanatique que l’Espagnol, moins honnête et moins énergique que lui.

Je suis sévère, mais j’ai le droit de l’être.

Pendant mon séjour dans le pays, je l’ai vu peu souvent à nos côtés comme allié fidèle, presque tout le temps derrière la toile de nos tentes, ou mieux encore, aux coins de ses sombres ruelles comme lâche assassin, rarement devant la gueule de nos canons comme franc et loyal ennemi.

Ses goûts dégradés et sanglants se manifestent jusqu’au milieu de ses amusements les plus frivoles et les plus inoffensifs.

À Mexico, les combats de coqs font courir toute la ville. On bat des mains et l’on se lance des bouquets quand ces pauvres bêtes sont parvenues à se déchiqueter avec les longs éperons de fer qu’on leur a mis aux pattes, et le président Santa-Anna lui-même aurait quitté son fauteuil de dictateur plutôt que de manquer à un spectacle aussi entraînant.

Chaque dimanche, il y a combat de taureaux au Paseo de Bucareli, et jamais je ne me rappelle avoir entendu pareils cris de joie, et avoir ouï de plus frénétiques applaudissements, que le jour où je vis la victime ne se faire tuer qu’après avoir éventré deux chevaux, tué raide un toréador, cassé le bras à un des picadores et désarçonné trois cavaliers qui caracolaient dans l’arène.

Mais je n’ai pas tout dit.

— « Sur le vaste territoire mexicain on aperçoit de distance en distance, écrit M. de Barrès, au bord des routes et des sentiers, de petites fermes mal cultivées, mal tenues, abandonnées à la bonne ou à la mauvaise chance des saisons. Çà et là, un champ de maïs, une prairie aride dans les temps de sécheresse, touffue de mauvaises herbes à l’époque des pluies, quelques bœufs broussaillant autour des haies et regardant d’un œil morne passer les voyageurs. Si vous pénétrez dans cette demeure, vous vous sentirez glacé par le vide et l’aspect sordide du lieu : de meubles point ; une ou deux nattes sur les briques, quelques escabeaux graisseux ; sur le mur de la salle un trophée énorme de plats de toutes couleurs, de jarres et de petits pots de formes grotesques, modelés en chiens, en canards, en tarasques ; en face une image de la Vierge sous verre ; mais si vous pénétrez dans l’appartement intime, vous y découvrirez des selles plaquées d’argent, des harnais, des éperons, des armes, deux ou trois zarapes de prix, une guitare, et presque toujours une belle fille affairée à la besogne du ménage et au soin des enfants. C’est la femme, ou le plus souvent encore la maîtresse de l’homme de l’endroit. Mais le secret de cette mystérieuse existence est dans l’arrière-cour ; deux ou trois chevaux dressés à toute la voltige des grandes routes, irréprochablement bouchonnés, attendent l’heure du repas ou de l’expédition. Il est évident que le propriétaire de cette ferme ne compte pas sur le revenu des champs et qu’il a d’autres ressources que celles de l’agriculture.

« Ce fermier-là est presque toujours un voleur de grand chemin, joueur de coqs et de monté, d’ailleurs fréquentant à ses époques de loisir les courses de taureaux, les foires et les fandangas.

« Dans presque tous les villages du plateau mexicain, on voit chevaucher sur la grande place des cavaliers brodés sur toutes les coutures du pantalon à grelots et de la veste de cuir, le sabre croisé sous les courroies de la selle et le lazo en croupe. Ils vont d’une traverse à l’autre, s’enquièrent des arrivages et des départs, interrogent les venants d’un air protecteur, s’informent du mouvement des grandes routes, des colis acheminés, de l’état des barrancas — ravins qui se transforment en torrents lors de la saison des pluies — tout cela très-naturellement comme à la Bourse. Ces centaures-là sont des chevaliers de la nuit ; ce soir, ils seront des brigands, demain on en fera des généraux.

« Un de ces généraux au service de l’état de Guanajuato, devait simplement dix-neuf morts avant son entrée en campagne. Il s’en défendait légèrement et en tirait une certaine gloire, comme Lauzun qui souriait en avouant que ce n’étaient pas six millions de francs, mais cinq millions seulement qu’il devait à ses fournisseurs de Paris. »

Aussi de 1535 à 1864, le Mexique a vu passer sur son sol tourmenté soixante-et-trois vice-rois, deux empereurs, treize dictateurs, trente-et-un présidents ! Toutes les nuances possibles sont venues se fixer un instant, pour disparaître aussitôt, sur la peau ridée et flétrie de ce gigantesque caméléon qui finira de mort subite. De 1535 à 1821, le pays a été vice-royauté espagnole : de 1821 à 1822, indépendant ; de 1822 à 1823, empire ; de 1823 à 1824, gouvernement provisoire ; de 1824 à 1837, république fédérative ; de 1837 à 1841, république centrale ; de 1841 à 1844, dictature absolue ; de 1844 à 1846, république centrale ; de 1846 à 1853, république fédérative ; de 1853 à 1860, dictature ; de 1860 à 1862, république simple ; de 1862 à 1864, gouvernement provisoire, puis, empire de nouveau jusqu’en 1866, et maintenant, anarchie absolue, jusqu’au jour où les États-Unis voudront bien se l’annexer.

À tout prendre, la race indienne qui se traîne et languit auprès de la population créole a peut-être quelque chose de plus franc et de plus accusé dans son caractère.

Si, à force de lui faire comprendre son infériorité et de lui inculquer l’oubli de ses nobles traditions, le gouvernement des vice-rois espagnols a réussi à l’abâtardir et à la rendre paresseuse, joueuse et insouciante, elle ne s’en est pas moins conservée douce, affectueuse et naïve comme autrefois.

Ce ne sont plus, il est vrai, ces fières tribus indiennes que l’on est habitué à voir traverser encore furtivement les clairières de nos forêts, et le voyageur perdrait son temps à chercher le dernier rejeton de l’aristocratique lignée aztèque parmi tous ces Meztitos qui passent nonchalamment devant les ruines de leur race — las viejas piedras, les vieilles pierres, comme ils les appellent, — sans même se demander ce qu’elles étaient autrefois, « avec cette dignité des sauvages que rien n’étonne, qui prennent les accidents de leur existence comme nous prenons les caprices du sommeil. Ces gens-là, je le veux bien, disait Paul de Molènes, sont inférieurs aux habitants des villes ; mais on ne peut nier qu’ils ne participent à cette splendeur mystérieuse que Dieu donne aux arbres, aux plantes, à tout ce qui vit sous le regard du ciel. »

La civilisation n’a pas réussi à extirper une de leurs meilleures qualités, et une fois leur amitié donnée, les Indiens ne la retirent pas à la légère. À preuve, le fidèle Thomas Mejia et le brave Ramon Mendez tombés à côté de l’empereur Maximilien.

Mexico, malgré son air de jeunesse qui s’en va, renferme peu de monuments dignes d’attirer l’attention.

Le collège des mines est d’une architecture assez pure, mais trop massive pour le terrain mouvant sur lequel il s’élève ; et quant aux maisons particulières, leurs grilles et leurs peintures bariolées d’après le goût espagnol, suffisent pour leur donner un faux air de prison peu invitant. Quelques-unes, néanmoins, font exception, entre autres celle de la riche comtesse del Valle de Orizava, toute bâtie en faïence qui imite assez la porcelaine du Japon, et le fastueux palais de M. Francisco Schiafino de Salinas, dans la rue del Indio Triste, qui a coûté une somme fabuleuse.

Lorsqu’on y pénètre, on rêve involontairement à l’un des contes les plus fantastiques des Mille et une nuits — Aladin ou la lampe merveilleuse.

On oublie alors devant ces statues en marbre de Carrare, ces vases antiques, ces tentures de Damas et d’Ispahan, ces tableaux des grands maîtres, ces chinoiseries qui défient l’imagination la plus capricieuse, devant tout ce luxe asiatique que M. Schiafino a conservé en souvenir de ses longs voyages en Orient, l’inquiétante population de puces qui habite la masse informe du palais impérial.

Son vaste parallélogramme, bon tout au plus à faire de magnifiques écuries de cavalerie, n’offre à l’admirateur du beau que des murs blanchis à la chaux, de l’épaisseur d’une fortification permanente, assez forts pour résister, en cas de pronunciamientos, aux canons de l’hôtel-de-ville, leur jaloux voisin. Dans ce vaste carré sont entassés pêle-mêle bureaux de ministère, départements des postes, caserne de la garde et logements de Leurs Majestés et de la cour.

La cathédrale si vantée de Mexico n’a pas du tout l’air d’un édifice qui a coûté deux millions et demi de piastres.

Sur le côté droit de la cathédrale est encastrée cette fameuse pierre du zodiaque, découverte par un curieux hasard, en 1790, au milieu de la grande place, où elle était enfouie depuis des siècles. Elle ne contient plus que la moitié du calendrier aztèque — neuf mois. L’autre moitié dort sur le rond-point de la Plaza, attendant qu’une main amie des sciences et de l’histoire vienne épousseter la poussière qui en ronge les mystérieuses ciselures.

L’anarchie et l’ambition mal guidées sont encore les malheureuses causes de cette impardonnable indifférence affichée par les Mexicains pour tout ce qui touche à leur passé.

Les antiquités les plus rares et les plus curieuses du pays sont presque toutes exilées dans les bibliothèques d’Europe ou dans les collections particulières.

Tous les jours, le voyageur rencontre au Mexique des vieux temples, des tombeaux, des villes entières que l’on dirait abandonnées d’hier par leurs anciens habitants.

Mais ces antiquités une fois trouvées, il faut les classifier, les transporter précieusement d’un bout à l’autre d’un département, écrire leur histoire, nommer un curateur pour en avoir bien soin, et cela est fort ennuyant pour des hommes habitués à ne marcher qu’au pas accéléré de leurs viles passions, et à n’écouter que la voix enrouée de leurs canons sexagénaires.