À mort/00

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E. Monnier (p. vii-xxix).
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PRÉFACE



Il est deux heures de l’après-midi. Violent coup de sonnette, je vois entrer chez moi un employé de M. Monnier, qui a l’air très pressé :

« Mademoiselle !… manque trente pages pour finir volume. Passez vite chez éditeur… couverture prête… bonnes feuilles aussi, mais pas pouvoir tirer le reste sans les trente pages… se dépêcher de nous les apporter !… »

Stupeur de ma part. Voilà bien M. Monnier, mon excellent éditeur ! Trente pages et probablement les faire en vingt-cinq minutes ! Oh ! le monstre !

La dernière fois il s’agissait de soixante et onze lignes à retirer au moment de paraître… sans toucher à l’intrigue…

Je prends mon chapeau, je cours au numéro 7 de la rue de l’Odéon.

« Monsieur Monnier, vous êtes fou !

— Pas même décadent, ma petite Rachilde, je veux mon compte rond dans mes feuilles, me faut mes trente pages… !

— Vous ne voulez pas que j’ajoute à l’intrigue une situation corsée : une histoire si convenable !!…

— Non… cherchez du neuf, c’est votre métier.

Je garde une attitude tellement malheureuse que M. Monnier se déride :

« Je vous plains, pauvres petits ! Ces romanciers ? pas l’ombre de littérature spontanée. Quand il s’agit de fournir des choses que personne ne leur demande, ils sont toujours disposés, les misérables ; mais quand on veut obtenir d’eux le nécessaire, n’y a plus de cerveau. Eh bien ! faites une préface… bête, mais j’aurai mes trente pages.

— J’ai une antipathie marquée pour les préfaces, surtout pour celles de l’auteur.

— Moi aussi.

Un silence. M. Monnier mordille le bout de son porte-plume ; moi je regarde la robe de madame M… qui est d’une soie compliquée et changeante comme une éclipse de soleil vue au travers d’un cristal fumé. Elle est charmante, madame M… brune, de teint mat, puis si bonne ! C’est elle qui arrête le courroux de l’éditeur quand celui-ci tonne contre les bévues de ces pauvres petits (les romanciers) je l’entends murmurer, compatissante :

« En mettant beaucoup de blancs autour du texte… peut-être…

— Oh ! oui, mon cher éditeur… mettez des blancs, des vignettes, des machins de lampe… des fleurs, des oiseaux, enfin (je me redresse, très digne), enfin des pages immaculées et préparatives…

— Immaculées et préparatives me plaît ! fait M. Monnier en me regardant d’un méchant œil.

Je sens que je perds l’estime de mon éditeur.

Pourtant, trente pages ! sur sa table… comme ça tout de suite… D’ailleurs, c’est mardi, mon jour, les camarades sont là-bas, au moins quelques-uns, devant ma porte avec des nez de mauvaise humeur. Oscar Méténier devait me lire Décadence, une étonnante nouvelle, Jean Lorrain m’offrir Très russe, Louis Tiercelin me communiquer l’Amourette qu’il a l’intention de me dédier, Langlois frères me montrer des portraits exquis, le grand Tanchard m’apporter Les Lèvres roses, Allard, Rouanet, Ajalbert… Mais que dire dans ces trente pages ?… et puis le jeune poète Georges Vanor dont le sourire… ensuite je ne peux pas écrire avec les plumes de M. Monnier, détestables ces plumes ! Il fait trop chaud, la chaise est trop basse, le papier… c’est stupéfiant comme son papier boit !…

« Monsieur Monnier !…

— Comment… vous n’avez pas fini ?

— Hum !… pas encore… si vous me donniez une petite idée… oh ! une idée et du papier qui n’aurait plus soif.

Mon éditeur examine un vieux volume illustré avec un luxe merveilleux, un volume acheté à la vente de la princesse Médiana : Les animaux peints par eux-mêmes… et en me tendant une feuille de demi-chine.

« Parbleu ! faites votre portrait !… tenez là-dessus ! » dit-il sans cesser de caresser du regard le vieux volume… Il aime les belles illustrations polychromes, mon éditeur.

Alors, l’idée n’étant pas de moi, je m’incline et j’ose commencer en ces termes :

Mlle Rachilde — de son véritable nom Marguerite Eymery — est née près de Périgueux. Un pays fort beau, le Périgord, des sites charmants, de l’eau, des collines, des prairies, un ciel bleu, des… Les habitants de ce pays sont très sales, très cancaniers, très vantards : le Midi et demi, moins l’envolée félibresque et l’amour des arts qui distingue la Provence. — À l’horizon vermeil de la Dordogne il est impossible de préférer le plafond fuligineux de Paris. On respire dans ces campagnes paisibles un air si pur ! — Seulement la terre de cette contrée bénie porte à son centre un petit point noir, emblème des raffinées pourritures ; la truffe, et pour chercher l’ignoble produit aphrodisiaque les porcs abondent. Ils sont de bonne qualité, du reste, ces porcs. Mais leurs gardiens, nos paysans périgourdins, la vilaine race ! poltrons, gourmands, paresseux et jamais débarbouillés… c’est le point noir qui s’étend ! — Les citadins sont tous de jolie noblesse ; en Périgord on a les de Senzillon, les de Rouffignac, les d’Abzac de Ladouze, les de Malé, les de Bastard ; le bonapartisme est grandement représenté ainsi que le royalisme, sans oublier le cléricalisme le plus sincère avec un ou deux échantillons de socialisme de mauvais goût. — Il en résulte qu’on ne se salue guère dans les rues du chef-lieu ; les préfets sont l’objet de haines éperdues, on jette souvent de la boue aux voitures de maître qui descendent des châteaux voisins, et les dévotes font mourir de chagrin les pauvres filles de joie des bas quartiers. — La moisissure quand même ! toujours la truffe, fruit malsain mûri dans les ténèbres et qui lutte sournoisement contre les estomacs solides, contre les esprits sains ! — Moi je déteste les truffes, je n’aime pas le porc, je n’aime pas les paysans, je n’aime pas les bonapartistes ni les royalistes, ni les socialistes, ni les dévotes, ni les préfets, — À part ces différentes choses, l’air pur me va et j’admets la fille de joie.

Mademoiselle Rachilde naquit en 1860 au Cros (ça veut dire trou en patois) entre Château-l’Évêque et Périgueux. Ce Cros était une propriété humide autour de laquelle poussait trop de pervenche, trop de lierre, trop de vigne vierge, trop de saules et trop de truffes. Devant la maison, des grenouilles dans un étang ; derrière, des fermes remplies de petits enfants peu légitimes, malpropres. Au jardin l’humidité empêchait les fraises de rougir, les radis étaient mangés par une bête qu’on ne voyait jamais, et les vaches de l’étable, quand elles s’égaraient dans ce jardin, tarissaient. Les confitures de cerises prenaient des moustaches quinze jours après leur fabrication ; en revanche il y avait des folles-avoines s’agitant partout avec l’insolente morgue d’une aigrette de reine.

Rachilde vint donc au monde dans une chambre du Cros en face de la mare aux grenouilles, côté des folles-avoines. Son père était un officier un peu taciturne, sa mère… au fait ! je trouve une mère tellement compromise par la naissance d’une Rachilde que je m’abstiendrai désormais de parler de cette dame, une douce et honnête créature. — J’ajouterai que la famille, fort respectable, était absolument désunie sans savoir pourquoi et perdait en des détails de discussions futiles toute une grosse somme de tranquillité (comme je ne suis pas parent je dis ce que je pense).

Il paraît que Rachilde en venant au monde était d’une pâleur mortelle, une histoire de cadavre aperçu tout à coup par la jeune maman, et cette mortelle pâleur, la pauvre petite l’a toujours conservée, ce qui lui nuit dans l’esprit de certaines gens.

À six semaines, Rachilde voyageait sur les genoux de sa nourrice, une rousse bien laide, mais bien aimée de sa nourissonne ; cette rousse s’appelait Lala et on ajoutait : Rouk, quand on était musicien. Lala et Rachilde allèrent de garnisons en garnisons. La première ne savait pas lire, la seconde ne voulait pas apprendre à lire : c’était une belle combinaison d’entêtements. Aussi à huit ans Mademoiselle Rachilde, un peu idiote, toujours pâle et très silencieuse, faisait le désespoir de ses parents, mais le bonheur de sa nourrice qui la mettait encore dans son panier à provisions pour aller au marché.

Instruction religieuse ?… néant ! (comme on le voit sur les notes des écoliers.) Histoire de France : quelques faits d’armes… Géographie, ignore la position de l’Allemagne sur la carte. Morale : si on te donne une tape rends-en deux et ne joue jamais avec les petits garçons, parce qu’ils te prendraient tous tes bonbons, ni avec les petites filles, parce qu’elles voudraient partager avec toi… Talents d’agréments : dessin, musique, fables de La Fontaine et les contes incohérents de Lala.

À dix ans, Mademoiselle Rachilde ne s’était pas encore confessée, elle avait dérobé une dragonne à son papa pour habiller sa poupée, se faisait battre par tous les gamins de son âge, étant donné qu’elle rendait les tapes qu’elle n’avait jamais reçues et que naturellement on se réunissait, dans les coins, pour la piler. (Les enfants d’un caractère peu sociable sont toujours pilés en ce monde).

La nourrice retourna au pays pour se marier (il y avait dix ans qu’elle ne nourrissait plus). La guerre fut déclarée à la Prusse, le père partit avec un dolman de laine blanche qu’il avait commandé à sa femme pour se faire voir de loin aux ennemis ; la petite fille fut embarquée pour le Cros… il y eut enfin de grands événements, ce dolman par exemple, il était brodé de rouge d’un dessin tourmenté comme un chagrin extrême, et par ci par là on y remarquait des brandebourgs de soie noire, larges, s’étalant avec une sombre vanité. Rentrée au bercail des grenouilles, Rachilde, durant le terrible hiver de 70, fit des boules de neige et dirigea une armée de petits paysans mal nourris, sans souliers, mais ayant des pistolets de plomb.

La guerre terminée, les boules de neige fondues, le papa n’ayant pas été trop tué, on organisa la vie de famille : plus de départ tous les six mois, plus de chevaux à dresser et de conscrits à punir. Retraite sur toute la ligne. Ah !… c’est ici que l’on va respirer un peu !

— Monsieur Monnier, je n’ai plus de papier.

— Tiens, tiens ! vous aimez le demi-chine vous !…

— Je vous préviens que si vous me changez de papier, vous m’ôtez tous mes souvenirs d’enfance à la fois… quand j’ai commencé sur une toile, je ne peux pas dessiner sur une autre !…

— Tant pis… voilà des dos d’affiches bleu pâle… c’est excellent pour les souvenirs d’enfance… n’y a plus de l’autre, sacrebleu !

— Oh ! ces dos d’affiches… ils sont hérissés de petits poils rebelles… un désespoir !…

Rachilde fit sa première communion et devint très pieuse huit jours durant. Aux soirs des mois de mai, quand la nuit semble n’être qu’une longue aurore criblée de lune, d’étoiles, de mouches phosphorescentes et de ces rayons incertains qui paraissent monter des eaux dormantes, la fillette, en jupe presque longue déjà, descendait les collines le chapelet à la main, les yeux vagues, cherchant Dieu : elle trouva la poésie, non celle qui s’écrit, mais celle qui se voit, elle la rencontra au coin d’un buisson d’églantier, coiffée de corolles emportées et de mousses aux parfums étranges ; moitié folie à grelots, moitié paysanne délurée, et cette gnome se mit à danser devant celle qui priait le bon Dieu de lui pardonner le vol d’une pêche fait sans aucune vergogne, elle lui cria, la toquée : « Viens… nous partagerons la pêche… » Hélas !… voilà Rachilde qui naïvement raconte à son retour, sur un cahier relié en bleu intitulé journal, que madame la Poésie née d’Églantier-moussu permet de voler les pêches du voisin et même de laisser inachever un chapelet commencé. (Je crois que Rachilde aurait mieux fait ce matin-là de se ficher à l’eau ; je ne serais pas obligée d’écrire sur elle ces trente maudites pages !)

Elle griffonna régulièrement tous les matins à partir de la fatale rencontre, dans le cahier azuré, tantôt en imitant fort mal les rythmes des chansons entendues derrière les haies, couplets de gardeuses de moutons traînants et mélancoliques, perpétuel regret d’une payse qui attend son pays « parti pour la guerrrre » ; ou cris grossièrement accouplés des laboureurs dont la voix est généralement fausse comme celle des taureaux. L’amour était représenté dans ses inutiles tentatives littéraires par un jeune homme qui avait un pantalon garance et une tête d’enfant de chœur.

Le plus horrible, le plus contre nature mélange : la force des mâles du plein air, la mièvrerie du curé poupin qui orne perpétuellement une statue de femme, tantôt en blanc tantôt en bleu. La petite n’avait pas de livres.

Et si parents furent coupables, ce furent les siens qui n’osèrent pas l’enfermer en une bibliothèque de puissants ouvrages, où elle eût été dégoûtée de sa faiblesse tâtonnante, où elle aurait perdu, en étudiant, l’envie, atrocement ridicule, de se faire étudier.

« Sévère mais juste ! » murmure M. Monnier, qui est à la table d’en face… il paraît que j’écris tout haut maintenant.

…La névrose se manifesta…

« Ah ! il y a une névrose… » demande M. Monnier inquiet « … c’est bien vite amené ! »

Ce diable d’homme !… il a deviné que je passais peut-être quelque chose.

« … Par une de ces nuits de mai pendant laquelle la petite, assise devant sa fenêtre ouvrant sur le lac aux grenouilles, songea que tout ce qui finit est bien court, selon saint Augustin. Douze saules pleureurs autour d’une mare dont le fond est limoneux est-ce assez de spectateurs pour quelqu’un qui chante les partis à la guer-rr-re ? ou encore le plaisir de trouver son institutrice (Rachilde avait pour maîtresse d’école une demoiselle pieuse et douce qu’on nommait Eugénie Sauvinet), la plus grande artiste de la contrée ? Non !… faire des sonnets à son institutrice pour qu’elle vous punisse peu ou vanter les vocalises du rossignol « sous la feuillée », n’est pas toujours le comble de la gloire.

Et puis… la famille se querelle trop, décidément, se disait Rachilde, je voudrais voir des tas de gens qui se disputeraient sans nous. Car c’est si joli les disputes… de loin ! Je voudrais avoir une chambre verte et trois chevaux blancs… Quand j’ai fini d’écrire… je suis fatiguée d’être assise et n’ai pas envie de me remuer cependant. Je voudrais sans faire un pas voir un monde entier, je voudrais porter des cols non amidonnés ; mes cols me déchirent le cou ! Qui donc voudrait penser pour moi ? Je suis bien grande pour jouer aux barres avec mes paysans, je suis encore petite pour aller toute seule en voiture ou en chemin de fer. Je n’ai aucune envie de me marier. Merci… si j’allais épouser papa… D’ailleurs j’ai des petits boutons sur la figure depuis quelque temps et je me sens malade. Maman prétend que c’est naturel, moi je trouve que c’est inutile et gênant.

J’ai envie de me farder pour cacher les petits boutons. À propos, je serai jolie c’est décidé, on me fera la cour, annonce maman, j’ai la main d’une haute aristocratie, le nez un brin de travers… nous le formerons, l’oreille est réussie. Combien aurai-je de robes cette année ? Huit ! c’est raisonnable. Château-l’Évêque sera plongé dans la stupeur. Dieu, cette mare est bien sombre… et s’agite singulièrement. Comme je m’ennuie ! j’irais volontiers au théâtre. Le théâtre est un endroit où il y a des hommes et des femmes qui répètent ce que disent les hommes et les femmes ailleurs, mais ils crient plus fort… il y a des scènes d’amour, alors les demoiselles bien élevées comme moi ne doivent pas y aller.

À ce moment de son monologue Rachilde vit une chose monstrueuse s’élever au-dessus de l’eau sombre du mystérieux étang, une sorte de grand, d’immense cadavre blême les bras tendus en avant, la tête ballottant sur les épaules, et l’eau tout autour semblait se soulever d’horreur en grosses vagues muettes. Elle eut un frisson, ouvrit la bouche pour appeler au secours. Ce noyé difforme marchait dans l’eau, il s’éloigna dans la direction des saules, les saules s’écartèrent pour le laisser passer… et une voix qui n’était pas humaine cria à travers la nuit ; « Tu ne parleras jamais, jamais. »

… Quand Rachilde s’éveilla elle était dans son lit, le jour souriait à sa fenêtre doublée de rose. « J’ai rêvé, » pensa la demoiselle bien élevée qu’elle était encore, et par éducation, elle ne raconta point ce rêve. D’ailleurs quand les jeunes filles se forment, disait-on devant elle, les jeunes filles ont des rêves étranges. Il était diablement étrange ce rêve et apportait avec lui un trouble peu charmant.

De semaine en semaine elle eut ce cauchemar : elle se mettait à la fenêtre, le noyé faisait de grands gestes désespérés ou bien levait la tête, une tête verte et gonflée ; de son côté, la pauvre demeurait là, cramponnée à cette fenêtre, le lendemain elle se réveillait dans son lit. Ce qui étonnait surtout Rachilde c’était devoir fleurir quand même les pervenches et les roses près de la mare à jamais empestée du souffle du mort. Rachilde obsédée d’une idée fixe, voulut un jour avoir le cœur net au sujet de ce rêve maudit, elle s’approcha de la mare… et tomba dedans, en criant : Maman ! On fit courir le sot bruit qu’elle s’était suicidée… Mais non…

Une simple imagination de jeune fille qui se forme, n’est-ce pas ?…

Elle prit un petit rhume, ce fut tout ce qu’elle sut du noyé.

Alors elle se mit à lire beaucoup, elle épuisa la bibliothèque de M. Feytaud, juge de paix à Thiviers (Dordogne). Son grand-père avait trois mille volumes au moins. Elle apprit des choses inutiles, mais comprit à peu près la superbe ironie de Voltaire (relié en veau chagriné avec fers à froid orné de rouge napolitain sur les tranches). Cette ironie lui fut d’un bon secours contre son obsession, les conseils du curé ne suffisant plus. Ainsi de radieuses pensées peuvent servir à combattre une idée obscure… qui demeure tenace malgré ces coups de rayons, car rien n’est tenace comme l’absurde !

Elle avait même essayé, la jeune fille bien élevée, de s’enamourer d’un héros quelconque, entendant dire que l’amour est le consolateur des affligés ; mais l’amour idéal est une chimère, les chimères ne se mangent pas entre elles.

Rachilde était touchée par l’incohérence ; sa pâleur s’accentua davantage. « Ne parle jamais ! hurlait la voix de l’Inconnu. Qui donc ici comprendrait l’immensité de ton trouble ? trouble pareil à celui de cette eau glauque au fond de laquelle il n’y a rien… rien !… »

Adieu la poésie tranquille ! Adieu les courses au chapelet dans les bois. Adieu la douceur d’Eugénie Sauvinet ! Adieu les petits paysans sales ! Adieu les chevaux blancs, les américaines que l’on conduit seule le fouet à la main ! Adieu les couronnes de pâquerettes ! Adieu le ciel ! Adieu les amours enfantines nimbées de cheveux fluides… adieu la sainte Vierge ! Adieu… Rachilde se détourna de l’eau pour se précipiter sur un verre de poison, elle fut bien malade et eut à vomir d’une façon vulgaire !… Sa rage de suicide la prenait chaque fois que le noyé se représentait, et ce gueux (bien que depuis longtemps la jeune fille eût acquis le droit de se marier) revenait, revenait comme un revenant quoi ! Ah ! s’il était permis de tuer les morts !…

On s’acharnait à la sauver, naturellement, et elle en voulait au genre humain pour cela. Elle devint lunatique, assommante, parla de Paris… on essaya de la marier, elle s’y refusa énergiquement. Tantôt le prétendu avait de l’embonpoint, tantôt il était trop maigre, ou elle voulait se faire religieuse, ou elle désirait visiter la Chine : bref, la folie et quelle folie ?… toutes les phases ; magie, spiritisme, mysticisme, les chats noirs et les merles blancs, les coups de fouet aux domestiques, les colères contre la famille ahurie, pardessus le marché la bravoure à outrance, bravoure de soldat qui se révolte contre la peur, les courses dans les montagnes la nuit, les stations évocantes à la fosse des chiens, lieu légèrement sinistre, et tous les ridicules des névrosés malheureux : les cosmétiques, les parfums irritants, les souliers de satin dans la boue, les silences graves durant des journées pleines, les tressauts désordonnés de la bête en cage…

Une folie librement développée, au grand air des champs… Une folie ayant pour cabanon la splendide nature !

Les parents de cette folle sont absous de l’avoir jetée dans le gouffre littéraire, car, pour que tout soit bien anormal dans cette histoire, ils ne l’empêchèrent point d’écrire.

Mort et passion !… Entendez-vous ? Lisez-vous ? « Ils ne l’empêchèrent point d’écrire » et elle fit son premier voyage à Paris en compagnie de madame sa mère, laquelle mère comprenait de moins en moins… étant de système dévoué et d’idées fort justes.

Rachilde emportait avec elle des collections de tous les journaux de son pays, échantillons de sa prose, la rime étant pour toujours délaissée.

Elle pénétra d’emblée au fond du gouffre, sûre de ne plus rencontrer de noyé, que lui importait le reste ? Elle piqua sa pauvre tête au beau milieu, traînant ses jupes de pucelle dans les rédactions, des bouges pour les femmes comme il faut. Et on lui prit sa copie, pas encore le menton, on la sentait riche, indépendante, on la voyait hautaine, d’esprit cassant, de parole brève et peu aimable… Ensuite la mère venait la chercher en voiture, le père était un officier pouvant se battre, et elle ne plaisait qu’à demi, cette enfant de quinze ans, d’une volonté fixe, portant au fond de ses yeux assombris je ne sais quel reflet de la mare lointaine.

Rachilde cherchait son milieu, se sentant dépaysée parmi les bas-bleus savants et pédants, aussi parmi les frivoles qui écrivent des bouts de chroniques de mode entre deux canapés. Elle aurait voulu connaître madame Georges de Peyrebrune, mais Georges était de son pays et Rachilde haïssait ce pays de truffes, de méridionaux bêtes et suffisants, de fermiers paresseux, de dévots scandalisés par ses articles un peu soufrés.

Pour elle, les défauts saillaient d’abord dans une étude et non les qualités ; son pays avait des mares, donc il était croupissant, ce sacré pays, et elle ne voulait plus y croupir ni même savoir que des beautés sereines, des talents tranquillement développés pouvaient s’y être épanouis à la lueur de son ciel innocent, le ciel, ce miroir que le reflet des terres boueuses ne ternira jamais !

Elle évita donc Georges de Peyrebrune… et la pression de cette main loyale ne lui vint que plus tard, lorsque le danger ne pouvait déjà plus se conjurer.

Elle eut cependant quelques amitiés de femmes… Seulement Rachilde ne savait pas aimer sans être ombrageuse, et de susceptibilité en soupçon elle secoua cette amitié comme un enfant secoue par caprice un arbre fleuri : les fleurs tombent sans laisser de fruits à l’arbre… Plus tard, elle devait comprendre la tristesse horrible d’être seule de son avis… Trop tard !

Les parents de mademoiselle Eymery terminèrent un beau jour leurs querelles intestines en se ruinant les uns les autres, ils vendirent vivement leurs propriétés, se distendirent dans un parfait désaccord, et il y eut le calme, le vaisseau s’étant pour toujours enfoncé…

La propriété vendue, mais c’est le cauchemar terminé. Pardieu !… s’écria Rachilde qui avait appris de son père à jurer en fumant la cigarette.

Elle fit une nouvelle attendrissante qui épongea ses larmes de demoiselle bien élevée et pensa à gagner sa vie…

« Monsieur Monnier, du papier jaune s’il vous plaît ! j’ai besoin d’une toile représentant la dèche ! »

M. Monnier souriant :

« Rachilde ne faites pas plus de trente pages !… hein… »

La misère ?… Eh bien ! mais c’est tout simplement ridicule à Paris… pire, c’est bête le matelas par terre dans un coin, pas de feu, pas de bouillon et la leçon de piano que va donner, chez des gens point nés, la mère dont les mains douces deviennent rudes et dont les gants se déchirent parce qu’ils coûtent treize sous ! La misère ! allons ! cela est passé de mode, vieux, usé, écœurant.

« Vous nous couvrirez bien cela d’un voile ? » ricane le public.

« Oui certes, je n’aime pas plus que vous le ridicule, ami lecteur !… »

Pardieu ! que nous peut faire que Rachilde, en toilette trop simple et en cerveau trop compliqué, ait été frapper inutilement aux portes de nos rédactions parisiennes, espérant dans sa suffisance de jeune névrosée que les premiers succès lui donnaient le droit de revenir. Il importe peu en effet !… Passons.

… Oh ! les soirées dans lesquelles on va après avoir pris au Bon Marché une fleur de 50 centimes, tout son horizon. La soirée qui vous permettra de rencontrer le rédacteur un tel qui sera plus affable entre deux jolies femmes décolletées et deux coupes de champagne. Cette soirée attendue, la fièvre aux joues, le cœur serré, et qui se termine par l’affront d’une voiture offerte dans un baiser derrière les manteaux du vestiaire. Cordieu ! l’effroyable haine montante et débordante ! Quelle rage implacable ! quelle envie de crier à ces femmes qu’on aborde le sourire aux lèvres :

« Mais malheureuse… je n’ai pas de diamants, moi !… et je suis jeune, je ne suis pas laide. » Quel désir intense de hurler devant M. le rédacteur un tel ? « Eh ! va donc, vendu !… »

Ignoble, n’est-ce pas, l’indignation de l’enfant pauvre qui veut du gâteau ? Comment pardonner à cette créature le regret qu’elle a, de temps en temps, de ne pas être aussi sale que la prostituée d’à côté ? Mon Dieu ! Rachilde s’arrêtait souvent le long des parapets des ponts regardant, du fond de l’abîme plus fangeux de la Seine, se lever le noyé de jadis.

À l’eau ! la fille sans cœur qui ne sait pas dans une sage répartition de son être donner de baiser et prendre le bien qu’on lui tend ; et si cela est lamentable, cela est aussi immoral, car cette créature a sans doute une affection… qui ne lui rapporte pas.

M. Détroyat, ex-directeur de l’Estafette, après avoir offert une collaboration payée dans un de ses nombreux journaux, prétendit que cette pauvre Rachilde entendait de travers ce qu’on lui disait et se plaignait de persécutions imaginaires… il abandonna naturellement sa protégée quand elle aurait eu le plus besoin de ses appointements… aussi Rachilde ne se plaignit plus ! Tant pis pour toi… petite… tes écrits sont légers, légère tu dois être, eh ! saute, enfant, sur les genoux de nous, les hommes miséricordieux !

Mais elle a gardé bien avant dans son cœur le bon sourire de madame Détroyat, une nièce des de Girardin, spirituelle comme eux, et si elle doit ses débuts heureux à quelqu’un, c’est à la femme, non au mari.

Les femmes sont des magiciennes, en faisant croire au bien, ou en apprenant le mal, quelquefois capables des deux choses… Rachilde, élevée plus en garçon qu’en femme, ne sut jamais les comprendre ; elle allait à elles les yeux fixés droit dans leurs yeux répondant « oui ! non !… » disant tout haut ce qu’il fallait dire tout bas, s’indignant, serrant les poings ou se réservant stupidement dédaigneuse. Elle les comprit plus tard, toujours trop tard !…

Et elle descendit un à un les échelons de la misère littéraire, la pire misère. Son premier roman Monsieur de la Nouveauté, édité chez Dentu, lui rapporta deux ans après son apparition 256 francs !… C’était beau. M. Dentu est mort ; de son vivant j’aurais dit : C’était peu. Et Rachilde, pour comble de plaisir, s’offrit un transport au cerveau sous le spécieux prétexte que Catulle Mendès était un homme séduisant. Je vous assure que tout est absurde dans cette histoire… Elle vit Catulle Mendès, l’écouta, ne l’aima pas, mais faillit l’aimer. Or, aimer le beau Mendès, pour une folle c’était la folie furieuse, car, en vérité, on n’est pas la maîtresse de Catulle lorsqu’on a une valeur quelconque… il faudrait s’humilier tant et tant à côté de cette péremptoire personnalité… sans compter l’inconstance prestigieuse de l’homme. Elle ne fut donc pas la maîtresse de Catulle, et le docteur Lassègue dut venir (visite de charité) étudier l’étonnant problème de l’hystérie arrivée au paroxysme de la chasteté dans un milieu vicieux.

Rachilde fut sauvée, point par l’éminent docteur, par sa mère, simplement… C’est toujours ainsi que les médecins sauvent les enfants, ils se font aider par les mères. Quelquefois on les paye pour cela. Rachilde resta deux mois paralysée des jambes, repliée sur elle-même, recevant les seules visites des excellentes amies de sa mère (qui avaient d’elle une peur affreuse) et d’une femme de cœur constant, quoique dure dans ses critiques, madame Camille Delaville, un journaliste très redresseur de tort en parole, mais très généreuse en action, comme toutes les femmes de race.

La vie revenait lentement… le souvenir de Catulle s’effaçait. Rachilde un matin se trouva debout, ses yeux brillèrent : « Je sors » dit-elle fièrement « Pourquoi faire ? demanda la maman. » « Pour regarder les étalages », murmura l’entêtée qui avait son idée. Elle descendit son quatrième étage en y mettant une heure, puis attendit un omnibus ; elle se rendit rue de Tournon et remit à l’un des nombreux commis de Lalouette une enveloppe contenant cinq francs, le prix d’une course en voiture, avec prière de placer cette enveloppe sur le bureau où Mendès corrigeait ses épreuves. Rachilde s’était rappelée qu’elle devait une voiture à Mendès. Elle conservait cette douce monomanie de son transport au cerveau. Ah ! bien pénibles de telles monomanies quand elles sont accompagnées d’un teint pâle, de deux yeux creux et de gestes à l’impératrice romaine. Bien pénible !

À partir de ce moment béni de la convalescence, Rachilde fut reprise de ses idées d’indépendance à tous crins. Elle s’installa dans un hôtel borgne par boutades, puis le bruit de baisers qui s’échangeaient derrière la cloison l’empêchant de dormir, elle chercha un autre coin : elle avait quelques sous de par un courrier de mode régulier à la Chronique parisienne ; elle allait de côté et d’autre sans trop de pensées bizarres ; le noyé avait disparu depuis longtemps ; elle songeait à un roman qu’elle avait entrevu son transport durant… elle entra un soir dans un café, le café de l’Avenir ; on y disait des vers. Rachilde fronça d’abord les narines. Hum ! des bocks, de la fumée, une odeur de gens peu soignés qui boivent beaucoup. Elle vit, se détachant des groupes. Léo Trezeniks, Jean Moréas, Laurent Tailhade, les Margueritte, Verlaine, Taboureux, de Guaita, Marsollo, Ycres, Jules Renard, Joseph Caraguel, Mélandri, Paul Marrot, Joseph Gayda, Haraucourt, Rameau, Darzens, etc… elle entendit des névrosés, des névrosés comme elle, mais mieux équilibrés qu’elle. (Le mot décadent n’était pas encore à la mode). L’odeur de taverne l’énervait ; pourtant certaines têtes aux allures indépendantes lui allaient. Ah ! si elle pouvait causer et marcher ! À présent elle était réellement sauvée ! En réalité, comme elle était venue toute seule on la prit pour une grue, et elle fut trouvée maigre.

Alors, elle se passionna pour Taboureux, sentant bien que ce bohème ne lui ferait jamais la cour et qu’il était bon… Taboureux l’appelait petite pintade. Elle ne sut jamais si cette injure pourrait devenir mortelle. Les jours de grande dèche, elle fermait hermétiquement sa porte pour que Taboureux ne pût pas lui passer une invitation à dîner, et Taboureux affectait des airs de poète aux prises avec la rime lorsque c’était son tour de ne rien palper à la Chronique parisienne. Vint l’heure de l’absolue pauvreté quand même ; Rachilde se dit qu’il fallait gaiement se jeter dans le ruisseau ou… écrire en deux semaines cette œuvre immonde : Monsieur Vénus. Ce fut le plus scandaleux triomphe, non comme argent, mais comme vice. Ce cerveau surchauffé par un désespoir égoïste, car c’est de l’égoïsme que de vouloir vivre sans payer un juste tribut à la nature et à la société, ce cerveau exacerbé fournit la carrière du cheval, qui désarçonne le cavalier ; pour courir plus vite il jeta tout par terre et un petit nombre de lecteurs (dix mille) apprirent qu’une femme qui se nommait Raoule de Vénérande pouvait faire d’un homme, Jacques Silvert… une maîtresse. Le triste succès du roman ne fut pas dans le souffle de passion qui soutenait sa littérature étrange, mais… Ô siècle, voilà de tes coups !… parce que, le sexe de Rachilde n’ayant jamais été suffisamment constaté, on se demandait si elle ne se représentait pas dans la virile Raoule. Rachilde, Raoule, et puis le souvenir de Mendès auréolant le tout… Pardieu !… la plus étonnée était encore Rachilde, elle croyait qu’on ne la lirait pas, elle s’était même un peu suicidée littérairement dans ce livre par défi et par désespoir de sentir que son talent, si elle en avait jamais eu, devait mourir avant elle. Le Gil Blas déclara que c’était là un livre obscène. Sully Prudhomme dit devant quelques-uns « c’est un curieux ouvrage ! » Les femmes en défendirent la lecture à leurs maris, M. Henri Fouquier, sous le pseudonyme de Colombine, hurla que l’auteur qui avait les cheveux jaunes et les yeux verts était un monstre dangereux. Cet homme cravachant la figure d’une femme en prenant d’abord le masque de la femme perverse, Colombine, alors que le pauvre auteur de Monsieur Vénus n’avait ni cheveux jaunes ni yeux verts, fit aller merveilleusement la vente… il corsait la situation d’un Jacques Silvert d’un nouveau genre !… et l’autorité de son talent poussa les badauds aux vitrines des libraires. Rachilde envoya un huissier au Gil Blas ; pour répondre dans le Gil Blas elle dépensa quinze francs soixante-quinze centimes, en l’étude de maître Dablin et… l’affaire demeura suspendue.

Une ère nouvelle commençait pour la petite bohème encore femme du monde. Elle comprit enfin quelle était la place qu’on réservait dans le Paris des lettres aux créatures sans hôtel, sans protecteur et cependant sans préjugé. Elle dépouilla la bonne éducation complètement, trancha de l’Incohérente (avec un grand I), porta le costume d’homme traditionnel, courut les bals publics en compagnie de décadents héroïques. Il y eut engouement chez les jeunes qui sont braves et ont souffert, plus petite grue, plus pintade ; on disait mon cher et on lui faisait place au café de l’Avenir. Seuls, les Périgourdins, Goudeau, par exemple, lui tenaient rigueur ; le Périgourdin est si prudent !… Elle haussa les épaules.

Elle avait envie de s’amuser, elle avait vingt-quatre ans ! Lutèce, ce journal acerbe, lui consacra quelques articles, à elle une femme, elle une Sociétaire des gens de lettres, jadis patronnée un instant par Houssaye. Ô joie ! un article dans Lutèce, la poignée de main de Moréas qui murmurait « Vous êtes une léoparde très héraldique !… » et l’œil d’un maître vénéré entre tous, Barbey d’Aurévilly, fixé sur elle affectueusement.

Ce fut alors que Monnier accepta Nono. La première entrevue de l’auteur et de l’éditeur fut drôle : Vous êtes donc la marquise de Sade ? » demanda Monnier avec son rire moqueur.

« Oui, » répondit catégoriquement Rachilde, qui avait peur de remporter son manuscrit.

Après Nono, la Virginité de Diane, entre temps Queue de poisson, les Histoires bêtes, puis le procès de Monsieur Vénus en Belgique, pays de la pornographie, où il avait paru. Condamnation de l’éditeur Brancart, descente d’un mouchard chez Rachilde, et douceur du parquet de France, qui, ne comprenant pas le livre, jugea sage de ne pas le poursuivre.

Rachilde, sans rouler sur l’or, eut à manger pour elle, pour son chat noir et son serin jaune.

Camille Delaville ne ferma pas son salon à l’auteur prohibé, Georges de Peyrebrune lui tendit la main, courageusement.

En réalité, Rachilde devenait amusante, et quand on amuse un certain Paris, il vous pardonne tout. La réputation du jeune romancier fut plus écharpée que jamais. On l’accusa d’aimer les hommes, les femmes, les chiens, les chats et les cochers de fiacre.

Il y a quelques inexactitudes dans les appréciations des journalistes !… espérons le !… Mais la névrosée qui ne craint pas le poids d’un cadavre sur sa réputation, qui va jusqu’à la tache de sang sur sa robe blanche, est capable de bien des choses inavouées, n’est-ce pas ?… Le fanfaron de vice est déjà vicieux… la décadence nous tient à la gorge… On ne passe pas sans se déchirer aux pointes de fer hérissant la grille qui sépare la vie obscure de la célébrité. Où sont les leçons d’Eugénie Sauvinet… Pauvre petite marquise de Sade !

Et Rachilde aujourd’hui compte des ennemis dans cette vallée de larmes comme si elle n’était ni femme, ni jolie, ni jeune.

Tant pis pour elle ! jetée en pâture à l’extravagance, elle est devenue sa proie tout entière, elle doit être étrange ou ne plus être, et c’est encore bon d’être quand on a une mère compatissante, du pain, des amis dévoués, une excellente concierge… et 25 ans !…

Oui, Madame, c’est bon… Vous qui, riche, heureuse, ayant un mari et des petits enfants, disiez un soir en buvant du thé : « On prétend que Rachilde a failli mourir de faim avant Monsieur Vénus… pourquoi ne mourut-elle pas ?… c’était si simple !… On pouvait se passer de ce monstre ! »

Ah ! Madame ! c’est que vivre est encore pour les monstres comme pour les autres la suprême joie !…

Et il est des monstres sachant demeurer des hommes d’honneur, Madame, ils ne savent pas se venger d’une femme, ils n’oseraient !…

 

Ô maître, très illustre et très écouté, Barbey d’Aurevilly, c’est en pensant à vous que je viens d’écrire cette histoire… vous suivez Rachilde des yeux dans ce dur sentier de l’existence littéraire ; votre assentiment doit suffire à son cœur plein d’amertumes incomprises. Maître passé en élégances hautaines, créateur gigantesque de l’Ensorcelée, soyez remercié pour cette royale aumône de votre regard qui permet à Rachilde d’espérer l’estime d’un vrai littérateur, si elle a le mépris de la foule !…

« Monsieur Monnier… j’ai fini… »

— Pourquoi diable pleurez-vous, ma petite Rachilde ? » interroge mon éditeur.

 
RACHILDE.