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À mort/02

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E. Monnier (p. 11-22).
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II


Au moment où les deux époux revenaient à leurs invités, une scène étrange se déroulait.

Le salon était éclairé par une profusion de bougies disposées dans des appliques et des candélabres (il n’y avait pas de lustre), et devant ces appliques, ces candélabres, des messieurs, leur claque à la main, essayaient d’intercepter toute lueur. Les uns étaient montés sur des chaises, les autres juchés sur des meubles se transformaient en écran le plus possible.

Un musicien, le beau Guy… était assis au piano et ne frappait que sur un la avec une énervante persistance. À ses côtés un vieux général en retraite, décoré, indiquait le plafond, le doigt en l’air, les moustaches hérissées, comme furieux, et au milieu d’un cercle de femmes décolletées, ruisselantes de pierreries, était assise par terre une très maigre enfant de seize ans, vêtue d’une robe montante, qui regardait aussi le plafond d’un air hébété, sinon convaincu.

Le plus solennel silence régnait parmi ces gens que Soirès avait laissés en train de polker. Les gilets à cœur de l’assistance avaient, malgré leur jeunesse, la gravité qu’il convient de prendre dès qu’il s’agit de s’amuser selon l’époque.

Rien de plus grotesque que cette assemblée. Le couple Soirès, quoique au courant, faillit perdre contenance.

Il y avait chez les Soirès, comme dans tous les salons parisiens, au plus fort de l’hiver, un ou deux journalistes célèbres, des artistes dont le nom était déjà une signature, et dans les coins une douzaine d’ex-beaux regrettant l’empire.

Beaucoup de roture, quelques titres sonores sans généalogie possible. Et surtout, surtout, des femmes du monde ruinées, devenues d’aimables aventurières.

Une comtesse ayant dû épouser le troisième empereur et faisant un peu de politique européenne, sans inconvénient pour l’Europe, la veuve d’un Cacique, les deux filles d’un chanteur mariées toutes les deux au même mari, l’une plus, l’autre moins, enfin une espèce de cariatide distinguée, soigneusement vêtue d’un costume neutre, ayant une tête de chouette au cou, et qui se trouvait représenter l’élément pur de la société : une maîtresse de piano enrichie par ses seules leçons ! C’était là un monde comme tous les mondes !… à quelques salons officiels près, ou en exceptant certains boudoirs artistiques dans lesquels on cause sur des tapis qu’on ne décloue jamais. Les hommes étaient mis d’une façon très correcte, les femmes avaient des diamants…

— Tous fous !… bougonna Soirès à l’oreille de Berthe, et pourtant, lui aussi, se mit à regarder le plafond. Dans ce plafond, ovale, nageait un Amour d’une chaste hardiesse, ayant son arc bien placé et ses mollets bien vernis.

Il tressait une couronne d’un air insouciant. Cet Amour était là depuis la construction de l’hôtel.

Berthe alla s’asseoir près du piano. On échangea avec elle une foule de petits signes joyeux et des recommandations de silence.

La séance reprit. Le magnétiseur se donnait un mal extrême. La magnétisée ne voulait pas mordre à l’extase, et il s’agissait de lui procurer l’extase à tout prix.

Maigre, chétive, fille d’un ingénieur qui était mort ruiné, la jeune personne n’avait été introduite chez les Soirès que sous le prétexte de magnétisme. Elle devait sûrement tourner un jour très mal, mais, pour le moment, elle se contentait d’être un jouet nouveau, et son oncle, le vieux général, répondait de sa vertu… Elle ne s’entendait avec personne et tout le monde s’entendait avec elle : phénomène en rapport direct avec le magnétisme.

On n’ignore pas que dix êtres intelligents réunis peuvent former un assez gros résultat de sottises.

Mlle Sivrac, endormie de bonne volonté, ce qui est encore un terme du magnétisme, levait tantôt un bras, tantôt l’autre, elle avait déjà parlé, et cela encourageait le docteur Meauze à des croyances diverses, puisque selon les règles du magnétisme animal, et non de salon, on ne parle pas. (Nous ferions quelques exceptions à ce sujet, attendu que les magnétisées sont des femmes. Mais ces exceptions scientifiques nous entraîneraient trop loin ; ensuite il est tant de chevaliers d’industrie qui en vivent, que nous ne voudrions, pour rien au monde, diminuer la confiance et les recettes de ces charlatans. Ils n’auraient, mon Dieu ! qu’à se mettre à voler tout haut…)

Mlle Sivrac était laide, cependant nerveuse à souhait. On la trouvait jolie dans ses poses de somnambule, et il n’en fallait pas plus pour qu’elle continuât ses comédies. Elle jouissait de sensations exquises lorsque des femmes possédant des rivières et des idées mauvaises, venaient lui mettre, entre ses poignets de cataleptique, des lettres d’un brun épris respectueusement de leurs charmes.

Et c’étaient, dans les embrasures, des consultations à faire frémir l’antique Satan de la légende.

L’a névrosée s’en donnait à cœur joie.

Soudain dans la vibration d’un la s’éteignant peu à peu, et le religieux silence des spectateurs, une détonation vibra jusqu’aux croisées du salon. Mme Soirès se leva, toute pâle. Jean Soirès la foudroya d’un regard impérieux… L’opérateur remarqua que son sujet avait parfaitement entendu ce coup de feu, il résolut d’en profiter.

— Jane Sivrac, je vous adjure de dire la vérité… Que vient-il de se passer sous les fenêtres de cette maison ?

— Un malheur ! répondit lugubrement Jane, allant de l’extase à la parole avec une désinvolture très crâne.

— Mais, murmura le docteur Meauze, il faudrait lui enlever tout ce fluide, mon cher général, elle est convulsée cette petite ! Dégagez-la.

On commençait vraiment à s’amuser chez les Soirès. La maîtresse de la maison était d’une pâleur mortelle, son mari fronçait les sourcils, et Jane, réellement inquiète de cette détonation subite, ainsi que le sont toutes les pensionnaires au bruit de la poudre, prenait des allures effarées.

— Oui… oui… un malheur… mais je ne sais pas… c’est dans la rue… un homme qui a tiré…

Il est de toute évidence que les coups de feu sont tirés par un homme, quand c’est dans la rue.

Il y eut une rumeur, les dames firent entendre des exclamations de plaisir.

Le banquier se leva et s’approcha de sa femme qui tremblait.

— Berthe, lui dit-il en se penchant, ce ne peut être que lui ! M’aimes-tu ou l’aimes-tu ?… Que signifie ton trouble ?

— Je t’aime, mon cher mari, tu le sais bien… mais c’est horrible !… j’ai peur !…

— Non… c’est un brevet de vertu et de beauté qu’on te décerne… voilà tout !…

Si on avait dévisagé, à cet instant suprême, la physionomie de Jean Soirès, on aurait été étonné d’y découvrir autant d’intelligence mélangée à autant de cynisme.

La jeune femme, d’abord, hocha la tête comme une enfant qui s’éveille d’un songe pénible. La fille d’Ève finit par avoir le dessus.

— Alors, fit-elle, n’osant ni rire ni pleurer, ce n’est pas mal de né rien ressentir là ?…

Elle montrait la place de son cœur sur son corsage de satin.

— Les coquettes, Berthe, ont besoin de porter cuirasse ! Vous êtes coquette !…

— Et je ne dois pas avoir un remords ?…

— Je vous le défends, petite folle !…

Elle se dressa dans le déploiement superbe de sa robe, faisant cliqueter quelques perles, puis elle ouvrit son éventail.

— Eh bien !… vrai, je ne ressens rien… rien !…

Jean eut un sourire de triomphe.

— Poupée !… va !… répondit-il d’un ton bienveillant.

— Seulement, ajouta-t-elle, ce magnétisme m’énerve ; je vais leur parler d’autre chose.

Comme elle se dirigeait du côté du piano pour demander une valse au beau Guy, un domestique annonça quelqu’un.

La fête n’étant qu’une sauterie à propos de l’anniversaire de naissance de Berthe et étant donné juste le jour de ses réceptions habituelles, il n’y avait pas eu d’invitations lancées.

Le nom qui retentit fit retourner Berthe.

— Comte Maxime de Bryon ! pensa-t-elle… connais pas…

Son mari se précipita.

— Mille fois aimable… cher ami… Berthe, je vous présente un camarade nouvellement élu à mon Cercle. C’est lui qui m’a vendu Caderousse, notre magnifique alezan… Tiens !… vous avez mauvaise mine, comte, qu’y a-t-il donc ?…

Et avant que le comte de Bryon ait pu répondre, Berthe, qui l’examinait curieusement, poussa une exclamation d’horreur.

La magnétisée, en proie à une crise de nerfs, fut rejetée dans un coin, les femmes se levèrent en tumulte, les hommes laissèrent tomber leurs écrans…

Le comte de Bryon restait debout et muet.

C’était un garçon de vingt-cinq ans, très élancé, ayant l’œil sombre, des cheveux noirs, légèrement bouclés, un profil aristocratique. Pas un poil de barbe, mais une fossette creusée dans son menton allongé, indiquait chez lui la note sentimentale.

Peut-être était-ce une ironie, cette fossette, car le maintien du comte décelait surtout l’ennui.

Mme Soirès reculait toujours, se cachant le visage, éperdue, et, embarrassant ses petits pieds dans la traîne de sa jupe, elle tomba en arrière en répétant :

— Il a le gant rouge !… Il a le gant rouge !…

Jean Soirès saisit la main du nouveau venu pendant qu’on relevait Mme Soirès évanouie.

— En effet, balbutia-t-il, vous avez du sang sur la main droite !

Ce fut comme un claquement de fouet parmi tous les amateurs de magnétisme.

Les journalistes s’agitèrent. Les invités formèrent immédiatement un cercle autour du comte pour examiner la tache sanglante qui avait produit sur Berthe un tel effet.

— Je suis désolé, Messieurs, dit l’homme au gant rouge, et je vais vous expliquer, puisque cela devient nécessaire. Un pauvre diable s’est suicidé tout à l’heure dans cette rue, mon coupé ayant fait un détour, je me suis informé, je suis descendu et j’ai dû transporter le cadavre dans une pharmacie, aidé de mon cocher. J’ai sans doute appuyé mon gant sur sa blessure… En vérité, je suis honteux.

Soirès n’était pas à son aise. M. de Bryon ôta son gant avec un dépit mal dissimulé, puis traversant la foule des invités qui s’écarta d’ailleurs très vite, il alla lancer ce gant taché dans la braise de la cheminée. On entendit un léger crépitement et le comte revint au banquier.

— Si je prenais congé ? lui demanda-t-il à mi-voix.

Un peu rassuré, celui-ci haussa les épaules.

— Par exemple !… Tenez ! Berthe est remise… un petit coup de théâtre était de saison, mon cher ; ces dames vous sauront gré de cette entrée à sensation ! Allons… Monsieur Guy… une valse !… Le pauvre homme est bien mort… rien à faire, n’est-ce pas ?… Il y a, par ici, une espèce de tripot, il aura joué et il aura… perdu !

— Un simple fait divers ! affirma le comte avec une urbanité charmante.

La valse produisit une heureuse réaction.

Les conversations éclatèrent sur un ton très élevé ; les femmes, la poitrine agitée, se dirigeaient du côté des fenêtres.

Jane Sivrac, réveillée, racontait des histoires de spectre, et les gilets à cœur dépêchaient un journaliste pour apprendre quelque chose du pharmacien chez lequel on avait transporté le suicidé.

Berthe, les yeux démesurément grands, suivait de loin tous les gestes de M. de Bryon.

Son mari le lui amena.

— Oh ! petite exaspérée ! fit Jean en portant à ses lèvres les mains de la jeune femme !… Nous croyons donc aux revenants ?…

— Madame, murmura le comte de Bryon, je suis tout prêt à disparaître, non sous le plancher comme il convient à ces sortes de personnages suspects, mais par la porte que vous daignerez m’indiquer…

Berthe essaya un sourire.

— Je suis mieux ; c’est vrai que j’ai eu très peur de vous. À présent… que le gant est brûlé… Alors il est mort ?… Vous êtes bien sûr ?…

— Ma foi, Madame, il en réchappera peut-être, on l’a emporté chez lui, on savait son adresse, il parlait, il s’agitait…

— Ah !… je respire… Merci, cher Monsieur, s’écria Berthe.

Quant à Soirès, il voulut en savoir davantage.

— Je mens effrontément, lui répondit tout bas le jeune homme, il n’est que trop mort, tué raide… il n’a pas prononcé une syllabe… il n’avait ni adresse ni papiers et on l’a dirigé sur un poste de police ; mais Mme Soirès est tellement impressionnable…

Soirès serra la main de de Bryon avec effusion.

Après cet incident le bal finit fauté de danseurs.

Il ne resta bientôt plus que de Bryon, le vieux général avec son sujet, un journaliste pérorant et deux ou trois personnages insignifiants.

— Prodigieux ! vous soutenez que Mme Soirès l’était aussi !… disait le journaliste en se démenant très fort.

— Je l’assure… ripostait l’opérateur, les moustaches de plus en plus hérissées. Mon fluide est allé de l’une à l’autre au moment du coup de revolver, et les deux influencées ont eu l’intuition de la chose… quand ce monsieur est entré, Mme Soirès succombait déjà à l’attaque cataleptique… Je l’ai bien deviné, vous ne m’en ferez pas démordre…

— Mais pourquoi, sacrebleu ! Nous ne sommes pas à la Salpêtrière, général ! Il y a un drame réel qui se dénoue dans ce salon, et votre magnétisme me le massacre à plaisir… c’est absurde, cette volonté qui se dépense à tort et à travers… ou sur l’une ou sur l’autre !… Supposez (et il chuchotait) que ce de Bryon vienne de tuer, par jalousie, un rival… cette Mme Soirès est si coquette !… Je sais qu’on n’ose encore nommer personne… pourtant je jurerais que…

Un gros monsieur se joignit à eux ; il riait d’un rire un peu rabelaisien.

— Des blagues !… mes amis… C’est ça qui nous travaille !… (et il désignait l’Amour du plafond). Oui !… ça… un tantinet d’hystérie, quoi !… Votre magnétisme c’est que nous étions cinquante ici !… que les uns avaient chaud, que les modes sont drôles, et que l’éducation de l’heure actuelle est assez détestable… Des blagues !… Nous flirtons trop !…

Le groupe sortit en continuant la discussion et prenant à partie Soirès qui était de mauvaise humeur.

Maxime de Bryon se retira le dernier. Il avait réitéré ses excuses, serré la main du mari très cordialement, mais à peine regardé Berthe en face.

— Pourquoi, pensa celle-ci, demeurée immobile au milieu du salon désert, pourquoi ce jeune homme n’a-t-il pas eu l’air de me trouver belle ? Ce suicide l’a donc bien préoccupé ?

Ce fut toute l’Oraison funèbre du mort.