À mort/08

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E. Monnier (p. 101-124).
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VIII


Monsieur de Bryon reçut comme un choc électrique. Les yeux de Soirès étaient fulgurants, cependant il s’avança d’un air très affable.

— Eh ! eh ! dit-il sur un ton plein de bonne humeur, je vous prends en flagrant délit… poétique. Mais ne vous dérangez pas, la chambre est vaste.

De Bryon se mit à sourire. Décidément ce mari méprisait sa femme. Quant à Berthe, elle avait toujours la joie de son triomphe sur le visage. N’était-ce point un brevet d’esprit que lui décernait Maxime en se soumettant à sa domination ?

— Venez-vous ? demanda-t-elle au comte, tandis qu’elle mettait dans les plis de sa robe coquettement relevée tous les livres tombés.

— Je vous suis, répondit le jeune homme se retournant pour voir ce que pensait Jean.

Celui-ci se baissa, ramassa un Musset qui s’échappait.

— Allez donc, fit-il avec une tranquillité parfaite, et que vos lectures vous soient légères ! moi, je vais à la banque.

C’était tellement phénoménal que Maxime frémit d’indignation.

— Le rustre !… songea-t-il

Demeuré seul, Jean s’empara de la Vénus rose, de son cadran de bronze et lança le tout sur le tapis. Un gémissement sourd s’exhala du timbre se brisant, puis les quatre membres de la statuette se dispersèrent.

— Je voudrais la tuer ! gronda le banquier fou de désespoir.

Était-ce bien la pendule qu’il voulait tuer ?

Maxime, au salon, s’était installé devant une table recouverte d’un drap vert. Il présidait, et Berthe l’écoutait comme un oracle.

— Cela est très bien, chère petite Madame, nous sommes seuls, sans époux, sans curieux, sans banalité d’aucune sorte. Je vois que vous avez jusqu’ici vécu d’une vie terre-à-terre, allant au bal pour nous montrer vos toilettes et vous entendre dire : la jolie personne ! et aima votre mari pour vous laisser embrasser. Remarquez donc, chère petite Madame, que cela vous a conduit à la fatale catastrophe que vous rappelez de temps en temps. Ce pauvre mort d’amour ne serait pas mort si vous aviez daigné apprendre plus tôt que les corps ne signifient rien mais que les âmes sont tout. Si vous aviez eu quelques études artistiques vous auriez écrit à cet homme des lettres spirituelles : il aurait certainement répondu, et de la diffusion de vos deux esprits serait arrivé l’oubli de vos deux corps. De plus vous auriez compris, en respirant comme on respire une rose, l’idée qu’il se faisait de vous, que l’amour bavard est autrement sympathique, charmeur, éternel que l’amour agissant.

— Oh ! j’en suis sûre… murmura Berthe pelotonnée au fond de sa causeuse… je vous avoue que rien ne me fatigue davantage.

— Quoi ?… qu’est-ce qui vous fatigue ? interrompit Maxime un peu impatienté.

Elle partit d’un franc éclat de rire. Sa petite main fine et pointue comme la patte griffante d’un rat lui adressa un signe moqueur.

— Continuez, nous étions à l’article des roses.

— Non… expliquez, chère Madame.

— L’amour qui ne parle pas !… Monsieur, celui de mon mari.

Maxime rapprocha son fauteuil, atteignit par distraction une coupe de bonbons et il soupira.

— Vous espérez que le mien vous reposera ?

Un silence eut lieu. Berthe près de la cheminée s’était mise à tisonner, dissimulant sa gaieté mauvaise. Pour la première fois qu’elle flirtait de près, elle trouvait le jeu très amusant. Maintenant que ce sauvage s’approchait, elle reculerait peu à peu. Un jour, même, elle finirait par le prier tout doucement de ne plus revenir… Ah ! il se moquait de la petite pensionnaire Berthe, de ses robes, de ses cheveux blonds… Et comme on lui envierait dans le monde la conquête de cet homme spirituel !

— Nous disions, Madame, continua le comte de Bryon feuilletant un livre, que vous devez lire les poètes amers pour vous détacher des choses sensuelles et vous faire une idée de tous les plaisirs délicats.

« Quand vous serez devenue la fervente des auteurs ici présents, vous ne serez plus la fervente de vous même que nous admirons dans le costume d’une bayadère ou sous cette jupe de velours. Chaque matin, en vous levant, prenez, Madame, quelques poésies vagues teintées d’aurore. Par ces temps gris, vous sentirez vos veines s’emplir de soleil. Réservez les proses scientifiques et philosophiques pour l’après déjeuner, heure de force à laquelle des réactions sont nécessaires. Pour le soir, à la lueur d’une lampe voilée d’un globe dépoli, abordez franchement les romans anciens et nouveaux ; répétez-vous souvent, au milieu de vos lectures, que rien n’est réel, que tout peut le devenir, et que l’imagination de l’auteur vient à bout de tout en la compagnie d’une jolie femme. Tenez, je vous prépare les doses. Ces six volumes pour le matin, je corne les pages, les trois autres pour l’après-midi, et ces vingt pour le soir de dix heures à minuit. Obtenez de monsieur Soirès, ce bon mari trop positif, de vous faire ces lectures… il n’a qu’à y gagner…

« Ensuite, je viendrai vous offrir mon bras un de ces jours de carême pour aller entendre un prêcheur distingué, le Père Montsabré. De l’église nous passerons au musée, et du musée nous irons chez moi… Oh !… quelle étourderie !… Je me meurs de regret… chère Madame, je vous traitais comme un camarade. J’oubliais que je ne peux recevoir une mondaine dans un pied-à-terre de garçon. Pourquoi sommes-nous si sérieux, aussi ? »

Berthe ne riait plus. Il lui avait fait presque un aveu tout à l’heure, et maintenant il semblait ne pas s’inquiéter beaucoup de la grande tresse dorée qu’elle étalait devant lui, sur le velours sombre de son corsage. Oui, elle obéirait à ce docteur d’un nouveau genre, mais à la condition qu’il se déclarerait plus malade qu’elle !

Le plaisant jeune homme avec ses vieilles théories !

— Monsieur Maxime, je crois que vous me demandez l’impossible ; mon mari ne partagera pas mes études ou je resterai ignorante, car, à mes côtés, il ne peut s’occuper que de moi, fit-elle d’un accent résolu.

— Tant pis… si M. Soirès s’occupait moins de vous, Mme Soirès s’occuperait beaucoup plus de lui !

— Oh !

— La pure vérité, ma chère amie !

Cette pauvre cervelle d’enfant gâtée se bouleversa en une seconde. Berthe devint nerveuse.

— Alors, il faut donc s’occuper d’un homme pour qu’il vous aime ? demanda-t-elle sans savoir ce qu’elle disait.

— Non… au contraire ! Madame… mais je crains bien que cette maudite coquetterie…

Marivaudant, il saisit la tresse dorée en repoussant la table. Les volumes s’écroulèrent.

— Splendides cheveux, capables de rendre fou Platon, cet autre fou. J’en voudrais tisser une étoffe souple dans laquelle je dormirais une fois par mois. Tous les soirs des draps de soie jaune, ce serait trop, et la sensation idéale s’épuiserait vite… Ne vous imaginez pas, Berthe, que je les contemple d’un œil indifférent. Seulement si je les approche de mes lèvres, je diminue le désir que j’ai de le faire, puisque je commence à le réaliser un peu… et si j’ai le malheur de les baiser, c’est fini, mon désir s’est évanoui !

Elle se recula, saisie d’un frisson étrange.

— Voulez-vous finir, Platon ? balbutia-t-elle, lui ôtant la tresse des mains, d’abord personne, excepté mon mari, n’a le droit d’y toucher, et, ensuite, croyez-vous que je ne puisse pas défendre mes cheveux ?…

— Une coquette ne défend rien ! Elle donne tout, Berthe.

— Vous êtes d’une rare impertinence.

— Par exemple ! Vous auriez fini par vous fâcher … il faut que je vous insulte un peu, ma petite amie !

— C’est trop fort !… Monsieur de Bryon… à genoux !

Maxime fit un imperceptible mouvement d’épaule.

— Berthe, vous êtes une adorable poupée, mais très indigne d’une complaisance d’artiste. Quand je me serai mis à genoux, vous prendrez vos grands airs, vous me désignerez la porte, celle de gauche, là-bas, qui donne sur l’antichambre… Vous m’enverrez me tuer devant votre hôtel, sur le pavé, peut-être encore taché, où mourut celui dont vous ne voulez pas que l’on jase, et vous irez sangloter dans les bras de M. Soirès. Il vous consolera, selon le code. Le lendemain, les paupières battues, vous rirez de nouveau. Eh bien ! je ne m’agenouillerai pas, je continuerai la leçon : Il est entendu, Madame, que vous débuterez par nos maîtres dans l’art des frissons délicats… j’ai nommé…

Berthe poussa un cri ressemblant assez aux jolis jurements des chats que l’on exaspère ; le comte s’arrêta, les yeux sévères, l’attitude froide. La jeune femme hors d’elle, déchirait la dentelle de ses manchettes.

— Je ne veux plus lire, je ne veux plus penser… Jean vaut mieux que vous… tous les hommes valent mieux que vous… Allez-vous-en !

Maxime se leva, très gracieux et très calme. Il prit ses gants, sans affectation, puis en déposa un sur la braise du foyer.

— Supposez un instant, chère Madame, que je vienne de toucher ma propre blessure. Me voilà mort. Adieu, le gant est brûlé… nous sommes quittes.

Berthe se cacha la tête dans ses deux mains. Le comte s’éloigna d’un pas mesuré.

À cette minute suprême, une révolution sembla s’opérer chez la créature ignorante et folle… elle fut envahie par une terreur extraordinaire, il lui sembla que tout la quittait à la fois, elle oublia complètement son mari pour ne se rappeler que le sourire de cet être égoïste qui avait la chance de posséder un sourire affectueux. Une douleur poignante la prit au cœur, une douleur qui ne venait pas de la chair, mais qui lui donnait l’âpre désir de s’immoler tout de suite au caprice de ce passant.

— Maxime, fit-elle d’une voix brisée, Maxime, j’avais tort… je ne me comprenais plus moi-même… Je crois qu’une fatalité singulière nous attire l’un vers l’autre… c’est justice, d’ailleurs, l’amour doit être vengé par l’amour… Ne me torturez pas davantage… car je vous aime !… Elle glissa sur les deux genoux, lui découvrant son charmant visage ruisselant de larmes.

Maxime cessa de s’ennuyer durant cette scène. Il eut aussi le loisir d’étudier toute la gamme des frissons délicats.

— Berthe, dit-il enfin, lui prenant les bras pour la relever mais ne la relevant pas encore, vous avez mal aux nerfs… ou vous croyez que les hommes de ma trempe ont des secrets que votre mari ne possède pas. Demain vous aurez oublié… je vous en prie, cessez de pleurer… vous me faites mal !…

— Grâce ! râla-t-elle, ne mettez pas vos yeux dans mes yeux… j’ai honte et j’ai peur… j’aimais mon mari de toutes mes forces, il y a un instant, et je n’avais jamais cessé de l’aimer… puis je vous ai deviné tout à coup si cruellement froid que j’ai perdu la tête… Pourtant… je vous aime… je crois que je vous ai toujours aimé.

Elle s’affaissa complètement, sanglotante, éperdue, avec l’idée qu’elle se noyait et que personne n’était là pour lui tendre la main.

— Berthe, vous n’auriez pas le courage de me redire cela ce soir, à minuit, alors que votre époux vous appellerait, en vain, du fond de ce lit somptueux que vous m’avez permis de voir dans votre chambre. Berthe, m’écoutez-vous ?…

— Si !… j’aurai ce courage… puisque mes coquetteries font place à la honte, puisque je suis vaincue par un démon plus puissant que moi.

Il l’enleva pour l’asseoir sur le fauteuil et, arrangeant ses cheveux, il lui dit très bas quelque chose. Berthe se rejeta en arrière, les yeux fermés…

Quand elle les rouvrit, le comte était déjà loin…

… Jean Soirès avait fait prévenir qu’il ne rentrerait probablement pas de la nuit. Madame Soirès dîna seule, toujours en proie au vertige dont Maxime semblait l’avoir enveloppée. Elle essaya de lire un roman après son dîner, ce lui fut impossible.

La pensée de sa mère lui vint brusquement. Elle se demanda pourquoi elle la voyait si peu. Elle était bien ridicule, madame Gérond, mais si bonne ! Ah ! comme elle rudoyait ce souvenir sacré de sa mère avec Jean qui ne pouvait la supporter ! Vraiment, elle faisait une odieuse fille, elle n’avait pas de cœur. Oui, elle irait la voir… elle lui offrirait ce fameux édredon de duvet de cygne qu’elle désirait pour les grandes gelées.

Que devenir ? cet homme l’aimait-il ou ne l’aimait-il pas ? Y avait-il donc plusieurs façons de s’aimer ? Comment vivre sans cesse à côté de Jean et ne pas lui dire la vérité ? Oh ! cette carte de visite sur laquelle son nom était écrit si fin, si discrètement… cette carte luisante, parfumée d’edelweiss qui traînait à terre et l’attirait malgré tous ses efforts pour s’en détourner. Que devenir ?…

Il lui avait demandé cette preuve !… Mais c’était tout lui accorder, tout… elle n’était jamais sortie le soir seule… Jean ne devait pas revenir, il avait des affaires, le Cercle, un souper peut-être… ; cependant elle ne pouvait pas se sauver ainsi, abandonner son mari qui l’aimait plus qu’aucun amant ne l’aimerait…

Elle se tordait les mains, souffrant le martyre, et ne pouvant achever ses réflexions décider qui fût raisonnable. À neuf heures, elle se rendit dans sa chambre, voulant se coucher pour tâcher de dormir. Elle aperçut les débris de la statuette, et appela sa femme de chambre.

— Ce doit être le lévrier de Monsieur, dit celle-ci, je l’aurai enfermé dans la chambre sans y faire attention.

On chercha le chien ; il n’avait pas bougé de l’écurie. Berthe ne voulut pas insister.

— Louise, dit-elle avec un geste navrant, habille-moi, je dois sortir.

Cette statue brisée la chassait de chez elle mieux que tous les reproches de sa conscience. Jean lui avait souvent répété que la Vénus lui ressemblait, et ce n’était pas le chien qui l’avait mise en morceaux. Jean devait avoir tout vu, tout entendu… Comme elle le récompensait ce mari amoureux à qui elle devait son existence féerique !

« Allons, songeait-elle en se laissant passer une robe de bal sans savoir ce qu’on lui voulait, je vais me réfugier chez maman, à Meudon, j’y aurai froid… bien froid… Je mérite d’avoir froid. »

Il fallut ôter la robe de bal pour lui remettre un costume plus sombre.

— Je vais chez ma mère, avait-elle déclaré en arrachant vivement le tulle et les bijoux.

Elle ? se couvrit d’un manteau de loutre, ajouta une voilette épaisse :

— Ma mère est malade ; vous direz que j’ai reçu une lettre, c’est pour cela que je ne veux pas qu’on attelle… je vais prendre le premier fiacre.

Louise se taisait.

Madame était bien libre, pourquoi lui donner des explications inutiles ?… On s’entend à demi-mot entre Parisiennes.

Berthe sauta, en effet, dans un fiacre ; seulement elle donna au cocher l’adresse du comte Maxime de Bryon.

Nous pouvons répondre que, jusqu’à ce moment, elle se jurait qu’elle irait chez sa mère !…

Lorsque le fiacre s’arrêta devant le no 12 du quai d’Orléans, elle se dressa épouvantée. La faute était, en partie, commise. En payant sa voiture, elle laissa glisser deux pièces d’or sur le trottoir, et n’osa les ramasser parce que le cocher aurait pu voir sa figuré à la lueur des lanternes.

— Que diable, ma bourgeoise ! lui cria l’honnête homme, faut pas croire qu’il n’attendra pas, votre amoureux !…

Mais Berthe s’était déjà élancée dans l’escalier de service que lui indiquait le concierge.

Berthe, la poitrine haletante, fut obligée de s’appuyer le long de la rampe. Elle se demandait, prise d’un serrement de cœur inexprimable, pourquoi il l’avait réduite à cette odieuse extrémité : le venir trouver chez lui !… Et quand elle entendait le moindre bruit, elle s’imaginait que quelqu’un riait derrière elle.

Elle poussa une petite porte matelassée, puis une autre à serrure très solide dont les gonds avaient des ressorts et qui se referma dès qu’elle eut pénétré dans l’appartement du comte. Elle resta une seconde éblouie par une profusion de bougies allumées. Sans doute il avait préparé ce boudoir pour la recevoir, comptant sur sa visite comme si elle lui avait promis quelque chose. Oh ! cet homme possédait vraiment la science du bien et du mal !

Berthe se décida à ôter sa voilette ; malgré le froid qu’elle apportait de la rue, elle étouffait. Elle fit le tour du boudoir et ne rencontra personne.

Au milieu de la pièce, la table toute servie portait deux couverts, l’un à côté de l’autre ; les cristaux et l’argenterie lançaient mille étincelles que les glaces immenses qui ornaient les murs répercutaient joyeusement.

Ce boudoir de forme ronde ne paraissait avoir aucune fenêtre, la porte d’entrée se dissimulait dans une tapisserie rose. Le plafond était tendu d’une soie formant les rayons d’un gigantesque soleil d’étoffe ; un petit lustre en verre de Bohême rose descendait du centre sur les réchauds d’argent. Des divans larges et bas meublaient seuls ce nid d’amour.

Berthe se décida à tousser un peu. Comment n’était-il pas là pour la recevoir, la rassurer et l’empêcher de devenir tout à fait folle ?…

Après un quart d’heure d’attente, Berthe finit par sonder les tentures, entre les glaces ; elle essaya de s’en aller par où elle était venue, mais elle s’aperçut avec étonnement qu’elle se trouvait prisonnière : la mystérieuse porte ne se rouvrit plus. Alors elle fouilla fébrilement les moindres draperies, exaspérée, prête à lui crier qu’elle se jetterait par la fenêtre si elle voyait enfin une fenêtre.

Tout à coup, près d’un rideau de velours qui masquait une glace mobile, elle demeura comme pétrifiée : cette glace n’était que poussée contre son cadre et on entendait derrière un bruit de voix…

Or, madame Soirès avait reconnu la voix de son mari.

Il y avait longtemps que le banquier était là, arpentant le salon du comte de son pas précipité, le verbe haut, le geste furieux. Maxime, très maître de lui, se tenait adossé à la cheminée, remontant quelquefois l’abat-jour de la lampe pour suivre le chemin que faisait Soirès sur le tapis. Lorsque son domestique lui avait annoncé une visite, Maxime avait d’abord Consulté la pendule, puis pensant qu’il pouvait être poli, il avait laissé pénétrer ce malencontreux.

— Vous, Soirès ! dit-il saisi d’un frisson qu’il ne put dissimuler complètement.

― Oui, moi… cela vous étonne ?…

Le banquier avait le visage fiévreux, l’œil injecté ; la main qui tenait son chapeau tremblait visiblement.

Un instant les deux hommes se mesurèrent du regard.

Le comte avança un siège. Il murmura, souriant :

— Je suis charmé, mon ami ; vous venez sans doute pour me conduire au Cercle, mais je n’irai pas ce soir, je vous préviens, et si vous désirez passer une nuit loin de madame Soirès, je vous garde… très volontiers. ― Je désire causer avec vous, en effet ; quant à vos intentions gracieuses, je m’en moque, mon cher comte, riposta Soirès faisant craquer ses phalanges, je commence par vous déclarer que ce « mon ami » est de trop et que vous ne devez plus vous en servir. Tenez… monsieur de Bryon, je viens simplement pour vous dire que je vous hais !

Il y eut un silence. Le comte, redressé, prit place au coin de sa cheminée, il se croisa les bras d’un air indifférent, et dit, sans que son accent traduisît la moindre impression fâcheuse :

— Ah ! depuis quand votre haine, mon cher monsieur Soirès ?

— Depuis aujourd’hui… Vous voyez, je n’attends pas pour vous expliquer mes nouvelles façons d’agir. Je vous hais, je crois même que j’ai envie de vous tuer… alors, comme je souffrais trop de ne pas vous savoir à portée de mes poings, je suis venu ici. Écoutez, comte, ne riez pas, ne bougez pas, car je sens que je laisserais là le peu d’éducation qui me reste. Je suis un pauvre imbécile de manant, moi, je taperais sans vous entendre et sans les preuves que demande la justice dans ces sortes de circonstances. Encore un sourire comme celui que vous avez sur les lèvres, et je vous brise.

Soirès parlait les dents serrées, se tenant vis-à-vis du jeune homme toujours immobile. Le comte reprit son sérieux, car il devinait probablement que l’énergumène le ferait comme il le disait.

Monsieur Soirès, dit-il avec une exquise politesse, j’ai une excellente opinion de vous. Puisque vous êtes en colère, c’est qu’il y a lieu de l’être… et je suis prêt à vous donner toutes les explications possibles… Asseyez-vous, calmez-vous… je vous écouterai, je vous le jure, malgré votre étrange préambule.

Jean s’affaissa sur un canapé. Il avait eu toutes les peines du monde à proférer ses premiers mots. Il écumait. Durant une minute, il détourna la tête et examina le salon afin de ne pas sauter tout de suite au collet de Maxime.

« Mais il sait donc tout ? » se demanda celui-ci désorienté. Il fallait conclure qu’elle lui avait tout raconté, chose presque inadmissible.

Le salon du comte était d’aspect grave, entièrement enveloppé de drap brun fleurdelisé de noir. De bons tableaux s’encadraient dans une sombre bordure d’ébène, et tous les meubles, du même bois, avaient la forme austère des meubles de style Henri II.

Une seule note un peu gaie semblait affirmer les vingt-cinq ans du propriétaire : c’était, sur une lourde console de marbre italien, un cornet d’or et d’ivoire, élancé, grand comme une trompette d’archange, tout rempli de fleurs fraîches : des roses, des lilas blancs, des jasmins, des jacinthes, et cela embaumait l’atmosphère autour des deux hommes.

Maxime prit un cigare dans une boîte ouverte, l’alluma, puis il dit, un peu ironique :

— Je ne vous en offre pas… vous penseriez que je plaisante… cependant… ils sont merveilleux, vous le savez.

Le banquier éclata.

— Vous aimez madame Soirès ! rugit-il en se relevant d’un bond.

Maxime fit un geste qui signifiait : l’accès devient aigu ; mais il resta muet.

— Je ne suis pas fou, comte ; non, je ne suis pas fou, il y a déjà des semaines que je vous ai deviné… Oh ! je sais que vous allez parler de sa coquetterie infernale : je vous l’accorde ; vous allez me raconter qu’elle est belle à miracle, que ses cheveux sont des cheveux de reine et que sa peau a la douceur du lis. Vous me direz qu’elle est innocente, j’en suis sûr ; qu’elle ne tombera pas, j’en jurerais ; mais je ne veux plus qu’on l’aime ; non, je ne veux plus. Je souffre à crier quand vous l’approchez, je me mords les bras chaque nuit quand je me rappelle que vous lui avez adressé la parole… et, bien qu’il n’y ait rien de vrai, rien de possible… bien que je sache qu’elle n’est pas coupable… je finis par rêver que je vous étrangle… voilà !…

« Jusqu’à présent, comte, ma femme a été coquette sans le savoir, c’est-à-dire qu’elle ne s’est pas expliqué le plaisir que toutes les femmes éprouvent à torturer l’homme qui les aime. Eh bien ! je voulais souffrir, mais je ne voulais pas lui avouer mes souffrances. Vous êtes arrivé pour me faire hurler, vous…

« Eh ! je sais bien que je suis un rustre, un parvenu, un brutal ; mais elle devait s’imaginer que tous nous étions ainsi. Je le voulais… c’est pour cela que ceux qui la désiraient ne m’inquiétaient guère !… J’étais là, moi, pour l’étourdir quand ils mourraient… pour lui prouver qu’ils ne valaient pas mieux que son mari.

« Je vous étonne… et tout à l’heure, sans doute, je vais vous amuser… Écoutez tranquillement ; parbleu ! vous ne rirez pas le dernier, je vous assure. Je vous ai entendu prétendre, dans un souper de filles, que la vertu des femmes est faite d’ignorance… Je m’en suis douté avant vous, puisque j’ai voulu épouser une petite pensionnaire pauvre.

« Ma femme ne sait que l’amour, et c’est assez, je pense. Mais l’amour tel qu’on le pratique sur notre planète, Monsieur, non pas celui qu’on soupire dans la lune !… Il est donc inutile de lui proposer des amants, je vous préviens que son mari lui suffit… Alors… vous comprenez… l’art, la poésie, les jolies phrases, le cœur, les aspirations aux sentiments élevés… autant d’oiseaux auxquels je veux couper les ailes, tordre le cou.

« Je respire mieux, mon cher comte, ma colère ne m’empêche plus de vous voir… je crois qu’il y a un moment j’aurais frappé dans le vide, ne me doutant pas que vous étiez présent en chair et en os ! Combien de fois je vous ai assassiné ainsi comme on cherche à assassiner un fantôme ! Comte… nous sommes entre hommes, maintenant, soyons francs et soyons forts : aimez-vous ma femme ?… Si oui, battons-nous demain jusqu’à ce que je vous tue ; il me suffit de savoir que vous l’aimez pour la trouver coupable. Sinon, ne la revoyez jamais… à moins que, l’ayant guérie de ses idées maladives, je vous rappelle pour ma propre satisfaction, car je ne suis pas assez bête pour vous haïr sans motif… ce serait de l’envie… »

Maxime avait écouté avec une attention soutenue le discours rageur de ce singulier mari qui osait discuter des choses frisant le ridicule.

— Monsieur Soirès, je vous admire !… dit-il d’un ton plein de douceur.

— Et vous me plaignez ? gronda Soirès resserrant les poings.

— Je vous demanderai ce que vous entendez par les idées maladives de madame Soirès ?

Ce coup droit ne fit qu’effleurer le banquier.

— Je vous crois, Monsieur, un être fort dangereux, dit-il, essayant de sourire, et toute ma vanité d’esprit ne pourrait lutter contre vos théories de… 1830… Je ne suis pas un viveur de votre genre, mais je suis assez viveur pour me défier des rendez-vous poétiques… donnés dans la lune ou ailleurs.

— À merveille, mon cher Soirès, traitons la question froidement. Vous ne m’accusez pas d’aimer madame Soirès… Vous supposez que madame Soirès est capable de m’aimer, hein ?

Soirès recula frémissant. Deux grosses larmes surgirent de ses yeux ; son teint, ordinairement très chaud, se décolora.

— Oui, et taisez-vous parce que je ne réponds plus de moi.

Spontanément, Maxime lui tendit les mains.

— Lorsqu’on aime une femme d’un pareil amour, Soirès, on ne saurait être ridicule. Vous venez chercher la vérité… la voici : Berthe vous rend toute votre affection… elle ne se doute encore pas du danger… De mon côté, j’ai la conscience tranquille ; cependant, comme je suis homme, pas de la même façon mais autant que vous, je renonce aux études en question. Je tâcherai de fuir madame Soirès… C’est conclu.

Il souriait de son beau sourire franc.

Le banquier mit ses mains derrière son dos avec un mouvement de mauvaise humeur.

— Le joli rôle que vous me faites jouer ! grommela-t-il.

Maxime alluma un second cigare.

— Pourquoi diable vous avisez-vous d’être heureux, messieurs les maris ? murmura-t-il gaiement, et par des procédés enfantins, ce n’est pas raisonnable !… Somme toute, j’allais être réduit, moi, l’amant, au rôle de l’époux le plus froid de la terre… cela dans la lune, selon votre juste expression !…

Soirès fronça les sourcils.

— Un serment, monsieur de Bryon ; vous autres, gentilshommes, si vous n’êtes pas heureux, l’orgueil vous demeure : Vous allez me jurer que vous ne reverrez jamais Berthe.

Maxime, de pâle qu’il était, devint livide.

Il avait vu remuer la portière en face de lui, une haute portière de velours noir… Et personne ne pénétrait dans ce nid d’amoureux par l’escalier dérobé, hormis les amoureuses elles-mêmes. Le don Juan eut une angoisse qui sécha sa gorge.

— Monsieur Soirès, vous abusez, balbutia-t-il, essayant de reprendre son calme ; mes intentions sont formelles, et je suis trop homme du monde pour remettre les pieds chez vous. Cette explication originale nous suffira, je pense. Adieu… ou, je l’espère, au revoir.

Le comte, en achevant cette phrase, baissa l’abat-jour de la lampe, s’imaginant que Berthe allait paraître.

Soirès ricanait.

— Vous me jurerez, Monsieur, il me faut votre parole, vous me jurerez de ne pas chercher à voir ma femme sans mon autorisation. Grotesque, le serment, soit… mais j’y tiens… Nous autres de Cheminade-les-Haies,. anciens garçons de bureau, nous sommes d’un positif qui est presque de la mauvaise éducation !… Vous avez beau rouler des prunelles de prince dépossédé, voilà ce dont je me moque absolument. Chacun garde ses troupeaux comme il peut. Jurez, tenez, là-dessus…

Et d’un geste précis Soirès désignait, dominant la portière, un blason brodé en relief, l’écu des de Bryon.

— … Si par hasard vous refusiez, Monsieur le comte, je me verrais obligé, à mon profond regret, de vous loger une balle dans la tête, ajouta-t-il après une pause.

Soirès avait tiré son revolver, il ajusta tranquillement le comte.

— Brute !… pensa le jeune homme dont le cœur eut un peu froid.

Alors, comme il était difficile de biaiser, Maxime dit lentement, les yeux fixés sur ce velours qu’agitaient d’imperceptibles frissons :

— Je vous jure, Monsieur, sur mon honneur de gentilhomme, que je ne la reverrai plus.

— À partir de ce soir… objecta Soirès faisant craquer la détente.

— À partir de ce soir, répéta Maxime d’un ton sourd.

— C’est bien… vous avez hésité… et j’ai confiance, dit le banquier remettant son revolver dans sa ceinture.

« Les serments faits trop vite ne sont pas sérieux ; donc, je vous salue, Monsieur, et je vous dis peut-être au revoir… car je vous aime tout en vous estimant moins… Hélas !… les poètes, voyez-vous, je ne les prise guère… je suis un simple bourgeois !…

Il se dirigea vers la porte.

Maxime le suivit sans que son urbanité de maître de maison se démentît une seule fois. Au seuil, ils échangèrent un salut cérémonieux.

Puis Soirès, quatre à quatre, comme un écolier, descendit les marches. Son coupé l’attendait devant le trottoir.

Le comte retraversa le salon, s’arrêta à la portière qui ne bougeait plus.

— Berthe, vous êtes là ? dit-il avec une rage concentrée.

— Oui, Maxime, s’écria-t-elle folle de désespoir, et j’ai tout entendu… mon mari a deviné, lui, vous ne m’aimez pas… c’est impossible… vous n’auriez pas juré !…

Le jeune homme avança la main jusqu’à cette fragile barrière que son honneur rendait infranchissable, puis, pas à pas, les yeux pensifs, un sourire d’une tristesse charmante aux lèvres, il s’éloigna à reculons.

— Berthe, dit-il, quand il fut près d’une fenêtre, à l’opposé du boudoir, allez vous-en… c’est vous qui ne m’aimez plus !…

En disant ces mots, comme s’il avait deviné le geste terrible de la malheureuse créature, il appuya son mouchoir sur ses yeux. Elle s’était dressée superbe de passion dans l’encadrement de la glace, elle avait soulevé la lourde draperie et avait paru entourée d’un flot de lumières… Derrière elle, faisant toute la volupté du tableau, scintillaient les cristaux, l’argenterie, le feu de l’âtre, les paillettes des tentures. Un chaud parfum se répandait à travers le salon, odeur de mets savoureux et senteur de jolie femme.

Elle, prête à s’élancer, lui offrait toute sa personne, les : deux bras ouverts.

— Madame Soirès, retirez-vous ou je sonne pour vous faire reconduire. Je n’ai qu’une parole… scanda le comte de Bryon dans le silence solennel de la pièce.

— Lâche !… fit Berthe comprenant, à l’horrible déchirement de son cœur, qu’il est aussi une peine de mort pour les coquettes.

L’homme au gant rouge souriait d’un héroïque sourire.

Il ouvrit la fenêtre, se mit à contempler les étoiles.

« Décidément, songeait-il, Notre-Dame, par les nuits de givre, resplendit d’une mystérieuse beauté… »

Et, ce disant, il essuyait des gouttes de sueur le long de ses tempes…