À mort/10

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E. Monnier (p. 137-154).
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X


Il paraît que ce beau feu est éteint !… disait le vicomte de Raltz-Mailly, s’adossant à une colonne de marbre rose.

— Une femme de plus à séduire, Messieurs, qui relèvera le gant ? répliquait Desgriel, le blond poète, se penchant sur la balustrade d’un balcon.

Et comme chacun comprenait l’allusion, chacun riait d’un rire un peu bien insolent.

— Connaît-on la nouvelle conquête du banquier ? demandait un vieux général, venu là pour se rappeler ses jeunes folies.

— Point !… Jean Soirès nous a dit hier à la Bourse, reprit Desgriel, qu’il amènerait une maîtresse de l’Opéra, qu’il voulait souper, se griser, s’engarçonner… Un vrai brandon, Messieurs, il va me fournir des chroniques épouvantables… car ces maris lâchés sont les êtres les plus pervers qui soient !…

— Comment, Desgriel, marmotta le vieux général, vous allez à la Bourse, vous ?

— Sans doute… puisque la Bourse est venue à moi, je lui rends ses visites. Affaires de pures convenances, fit Desgriel, le poète enrichi dans les rimes millionnaires.

— Pauvre petite Berthe ! soupira Raltz-Mailly, mettant sa lorgnette au point.

Un domino passa couvert de dentelles blanches, de la tête aux pieds.

— Oui, mes enfants, jeta-t-elle d’une voix joyeuse, les mariages d’amour sont tous les mêmes… feux de paille, feux de la Saint-Jean !…

— Qui es-tu toi qui a presque de l’esprit ? interrogea Desgriel essayant de soulever un coin de voile.

Mais le domino de dentelles lui fit l’effet, de près, d’un homme déguisé. L’absence complète de gorge rendit le poète plus froid.

— Mademoiselle Olga Freind, dit-il à mi-voix, j’ai absolument horreur de ce commis aux écritures dès autres. Pouah !… Quand les femmes de lettres ne sont pas des catins, à quoi peuvent-elles bien servir ?

— Voilà notre ami et sa belle. Attention ! annonça le vicomte de Mailly.

Il était minuit et un flot de masques mélangés de beaucoup d’habits hoirs montait le grand escalier de l’Opéra. Les balcons se remplissaient du tout Paris fatigué qui venait s’entrevoir sous le loup et se dire, sur le ton d’un profond ennui : pourquoi sommes-nous là, mon Dieu ?… Le temps est passé du bal de Gavarni, ou de la débauche de l’empire… c’est à périr de sommeil… Allons-nous-en !…

Ces réflexions n’empêchaient pas ces braves gens de s’amuser à huis clos derrière la fausse barbe, le masque ou la physionomie de l’homme du monde. Mais les journaux, lus le matin, leur avaient tellement recommandé l’ennui, qu’ils étaient obligés, bon gré, mal gré, de se répéter ces lieux communs.

Jean Soirès avait amené sa maîtresse, une femme qu’on ne savait pas précisément sur le bout du doigt, une femme qu’il prônait depuis huit jours sans que personne l’eût vue ni au Bois ni chez elle.

C’était sa première de viveur marié. Il se dérangeait parce que Berthe lui tenait rigueur, probablement à cause d’un revenant. La chronique mondaine n’osait encore ajouter rien de plus. Jean franchit la cohue et se trouva à la hauteur du balcon.

— Salut, mes chers, nous amusons-nous ? demanda-t-il avec l’aplomb du richard décidé à de nombreuses culbutes.

— Pas du tout, et vous n’étonnerez pas madame ! fit Desgriel cherchant à percer à jour le domino de la nouvelle victime.

Ce devait être une très jeune créature, car elle paraissait d’une sveltesse ravissante. Elle se serrait contre son compagnon, ahurie par les presses formidables qu’elle subissait, semblant d’une timidité sincère.

— Je ne l’étonnerai pas, mais je la griserai… je le lui ai promis !… tonna le banquier de sa grosse voix de marchand de bœufs ; et il ajouta, prenant le menton de la fille :

— Allons, ma jolie, du nerf, je te prie, et puisque tu veux tant te rouler, roulons-nous, morbleu !

— Fi !… murmura Desgriel offensé, le rustre va me gâter cette petite comme il m’a gâté sa femme, on ne pervertit pas où Soirès a passé… il saccage jusqu’aux derniers morceaux !…

Raltz-Mailly se penchait à se casser en deux.

— Qui es-tu ? Belle de nuit… réponds… sans t’occuper de Soirès, il est peut-être plus gris que tu ne le seras jamais.

Soirès riait d’un rire sonore quoiqu’un peu nerveux.

La fille drapée d’un immense domino de velours pourpre à capuchon était masquée de rouge du front au menton. On apercevait des boucles de cheveux poudrés à blanc et deux prunelles ardentes de couleur assez indécise. La taille seule, dégagée par une ceinture d’or, en forme de résille espagnole sur les seins, laissait comprendre que le corps ne se refusait à aucune admiration. Cette toilette rendait inexplicable la timidité de celle qui la portait.

— Votre ceinture contient donc toute votre renommée, ma belle enfant, demanda Desgriel, que vous la pressez ainsi de vos deux mains ?… Eh !… nous ne sommes pas des voleurs de grandes routes… Soirès, dites-le-lui : elle se meurt de peur.

Soirès, au lieu de la défendre, se recula d’un air qui autorisait beaucoup de choses. Desgriel eut le temps de jouer avec les mailles de la ceinture d’or.

— Il est défendu de toucher au masque, voilà tout, déclara Jean, et il tourna le dos.

Devant les loges de première galerie, à l’entrée du bal, la foule était si compacte que les femmes se perdaient comme des bagues lancées au fond d’une eau trouble. De moment en moment, un petit cri étouffé indiquait l’endroit d’une chute, et parmi ces gens de tous les mondes on rivalisait d’inconvenances grossières. Desgriel avait fait asseoir la fille en rouge sur la balustrade, son entourage s’était augmenté de quelques gommeux, le camélia à la boutonnière, sortant des bureaux d’un journal proche de l’Opéra.

— Vous savez que Soirès devient canaille dit l’un d’eux ; il a choisi une horrible traînée qu’il nous exhibera derrière un régiment de fioles. Nous la trouverons superbe quand nous aurons tout vidé… je le sais moi, Victor l’a vue.

La fille ne bronchait pas.

Victor, le second gommeux poursuivit d’un accent nasillard :

— Affreuse ! mes bons !… quarante ans… et des vergetures sur les joues. On dirait que Delacroix l’a eue pour torche-pinceau.

Pas un souffle ne sortit de dessous le masque rouge. On aurait parié que cette fille était changée en statue.

— Attendez, je vais la faire parler, moi, murmura le vieux général.

— Imaginez-vous, chère enfant, que ce brigand de Soirès, dit-il tout haut, est l’homme le plus dévergondé de la terre ; il a une danseuse d’ici dans un hôtel Prony, et cette danseuse n’est pas vous puisque vous êtes plus grande, moins forte, vous comprenez… nous vous croyions la danseuse de Soirès, mais vous n’êtes sans doute que son heureuse rivale.

On entendit une espèce de rauque sanglot, peut-être bien un cri de rage ; cependant elle ne daigna même plus les regarder et elle s’accouda, se détournant d’eux, sur le balcon de marbre.

— Singulière créature ! dirent ces Messieurs déconcertés. Quelques-uns l’approchèrent de très près, glissant leurs doigts effrontés dans les plis de velours pourpre ; elle se redressa et d’un revers d’éventail leur frappa le visage.

— Fichtre ! s’écria Desgriel nous tenons une femme torpille, une vraie ; c’est Soirès qui doit s’estimer heureux, lui qu’on ne fatigue jamais, paraît-il !…

Des plaisanteries plus douteuses que celle-là se mirent à pleuvoir dru comme grêle sur le domino rouge, et la résille d’or ne fut pas davantage épargnée.

Soirès lui, excitait encore les quolibets, secouant la fille qu’il accusait de mièvrerie, et lui répétant que les pécheresses ne doivent pas prétendre à la fierté.

— Vous me faites un mal inutile ! dit-elle enfin d’un ton sourd, presque menaçant.

Desgriel tressaillit.

— Je connais cette voix-là ! pensa-t-il.

Cependant il ne lui vint pas à l’idée que ce pouvait-être la voix de Madame Soirès. Le poète inventeur de tous les raffinements obscènes, de tous les vices délicats n’aurait pas osé croire que le banquier avait amené sa femme sous le déguisement d’une prostituée florentine.

Près du buffet, Berthe, saisie de vertige, affolée de ces regards de convoitise qui la brûlaient en dépit de son lourd manteau, supplia doucement Soirès de la reconduire à leur voiture : elle sentait qu’elle allait se trouver mal.

— Vous me suivrez jusqu’à la Maison d’or, Berthe, lui dit-il froidement. Il faut que vous sachiez ce que c’est que la situation de maîtresse, puisque vous voulez devenir celle du comte de Bryon.

Elle eut un tremblement qui la secoua tout entière.

— Je suis trop punie… tu n’es pas juste ; les agneaux quelquefois se révoltent, Jean, ce n’est pas moi seule que tu outrages… c’est ton nom… Tout à l’heure ils me caressaient la gorge, ils finiront par m’arracher mon masque.

À cet instant un couple leur barra le passage. C’était un domino de moire antique nuance feuille morte, très ample, très élégant, répandant je ne sais quel parfum de vétyver, et un jeune homme d’une stature très élevée, en habit noir, portant, par galanterie sans doute, un loup de satin feuille morte.

On eût juré la mère et le fils. Le domino de moire marchait avec une peine visible, le jeune homme la protégeait contre les chocs, et quelques pierrots échappés du bal riaient de l’empêtrement de cette novice de soixante-dix ans.

— Duchesse, disait le comte Maxime, vous me ravissez l’âme… nous revenons aux temps des gardes-Françaises… voulez-vous vous asseoir ou irons-nous mugueter ailleurs !

— Comte, répondait une douce voix chevrotante, je perds mes ruches… On me déchire… eh ! les manants, les sacripants… On m’a changé mon Opéra… Il vient donc ici des courtauds de boutique ? J’avais quinze ans quand un chambellan de Charles X m’y conduisit pour la première fois !… Je vous jure que les éclairages étaient alors bien meilleurs… c’est à peine si je distingue…

La voix s’éteignit dans une exclamation de fureur : on avait pris la taille de la duchesse de Sauvremieux.

Les pierrots, profitant du désordre que causait le cri de la duchesse, bousculèrent adroitement les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, et, ravis de séparer des amoureux, ils s’éclipsèrent.

L’orchestre entamait une valse.

— Tiens, Soirès ! dit le comte Maxime qui essayait de retrouver la malheureuse duchesse.

— Votre domino n’est pas chez lui, cela se voit, mon cher comte, fit le banquier en serrant la main du jeune homme.

— Et votre belle courtisane me semble aussi désorientée, riposta Maxime de mauvaise humeur.

Les deux hommes essayèrent de gagner le foyer, mais ils furent arrêtés par un domino noir impérieux.

— Place, ma chère, tu nous intrigueras plus tard… nous n’avons pas le temps, déclara Soirès, très inquiet maintenant de la disparition de Berthe.

— Voilà bien le franc-parler de Soirès, fit d’un ton doucereux le domino sans se déconcerter.

— C’est la princesse de R… souffla le comte.

— Il faut que vous me serviez pourtant de chevaliers, au moins jusqu’à ma loge, dit la princesse, s’amusant beaucoup de la mine du banquier.

Et Maxime, saluant gracieusement, Soirès, sacrant comme un païen, reconduisirent à sa loge la princesse enchantée de retarder leur course à la femme.

Berthe, durant cette minute de répit, avait saisi le poignet de la duchesse de Sauvremieux.

— Sauvons-nous, Madame, par pitié, sauvons-nous… j’ai la fièvre… et je ne veux plus rester dans cet horrible cohue !…

— Hein ? balbutia la vieille dame essayant de se dégager de son étreinte, je ne vous retiens pas, moi.

Le costume théâtral et trop somptueux de la jeune femme ne lui plaisait guère.

— Ah ! pardonnez, Madame, je ne sais pas ce que je dis… mais je souffre tant… je veux m’en aller, comprenez-vous, je veux une voiture…

La duchesse secoua la tête.

— Diable… mon enfant… vous vous ferez accoster… ce sont les hommes qui s’occupent de ça…

— Alors, réfugions-nous là-haut… en attendant qu’il me perde tout à fait.

Un peu agacée, Madame de Sauvremieux voulut hâter sa marche : elle s’embarrassa dans la queue de son domino, et serait tombée sans le secours de Berthe.

— Une intéressante équipée ! maugréait-elle.

— Vous avez une loge ; moi, je ne sais pas où est la mienne : voulez-vous me donner l’hospitalité, Madame ? implora Berthe.

La vieille dame se dirigea du côté d’un escalier en disant d’un accent boudeur :

— Seconde galerie, venez… bien que je ne devine pas du tout le motif de votre retraite, et elle ajouta : j’espère que mon compagnon va revenir… il saura vous amener aux voitures… pour moi, je suis morte… la stupide équipée !

Dans la loge, Berthe s’affaissa sur un divan.

— Pauvre petite, vous ne vous amusez pas, hein ? demanda la duchesse curieuse comme toutes les femmes dès qu’elle sont dans leur état normal ?

— Oh ! Madame… si vous saviez ! s’écria Berthe se tordant les mains, mon mari est un monstre !

— Tiens… votre mari ?… et vous êtes venue ici avec un amant ? fit la duchesse riant d’un petit rire sceptique.

— Vous n’êtes pas charitable, balbutia Berthe se relevant, l’œil en feu… je suis venue avec mon mari : personne ne pourrait le deviner, n’est-ce pas ? je vais vous dire mon nom. Si vous êtes une honnête femme, peut-être daignerez-vous me plaindre… quand je serai dans la Seine… car je ne sortirai de cet enfer que pour aller me noyer… je suis à bout de forces !… Madame… je m’appelle Berthe Soirès… vous entendez, mon mari est le banquier Soirès.

La duchesse fit un mouvement de stupeur. Elle allait l’interroger de nouveau quand la porte de la loge s’ouvrit, et le comte Maxime entra. Berthe se recula éperdue, puis, succombant à la violence de son émotion, elle glissa évanouie sur les genoux de la duchesse. Le comte, machinalement, remit son masque.

— Que signifie, duchesse ? vous êtes en jolie société… c’est la maîtresse de Soirès, ce domino rouge.

— Sa femme, mon cher comte, sa femme ! Et votre Soirès, il est inutile de me le répéter maintenant, est un véritable butor.

Maxime contemplait la pauvre créature étendue sur le divan. Il avait tout raconté déjà à la duchesse de Sauvremieux et celle-ci, heureuse de se mêler aux intrigues du jour, malgré son âge, s’empressait de déboucher son flacon de sels.

Maxime échangea avec la vieille dame des explications rapides.

— Une vengeance, alors, dit Madame de Sauvremieux. Cependant si cette femme nous trompait… si c’était en réalité une petite coureuse… nous mystifiant.

Elle voulut enlever le masque du domino rouge. Maxime se rejeta en arrière.

— Vous oubliez, duchesse, qu’un serment me lie.

Il y eut un silence. La duchesse admirait son élève et elle lui tendit ses doigts fins.

— Comte… je vous fais mes excuses… retirez-vous… je vous rappellerai.

Au sortir de son évanouissement, Berthe raconta sa triste histoire. La douairière l’embrassa en pleurant, et pendant que l’orchestre achevait la polka des Cloches de Corneville, les deux femmes s’essuyaient les yeux.

— Votre mari a besoin d’une rude leçon, déclara la duchesse, il faut que le comte la lui donne.

Berthe renoua les cordons de son masque.

— Je vais me retirer, Madame ; si Monsieur de Bryon veut bien m’accompagner, je saurai le retrouver ; ma place n’est plus ici.

Une grande résolution éclairait le regard de Berthe. Que lui importait à présent la dignité d’un époux qui se déshonorait en la déshonorant ? Elle ne voulait pas aller jusqu’à l’ignominie du souper de la Maison d’or ; elle n’irait pas.

Maxime l’attendait très anxieux.

— Courage, mes amis ! leur cria la duchesse les regardant s’éloigner.

— Berthe, murmura doucement le comte, ralentissant sa marche, quoi qu’il arrive, ne vous emportez pas… je vais vous prouver que « le lâche » sait défendre une femme à l’occasion.

Elle s’appuyait, chancelante, sur son bras.

— Oh ! je suis maudite, bégaya-t-elle, je suis maudite !

— Vous êtes une enfant, voilà tout ; une enfant mal dirigée, plus mal aimée. Berthe, détournez un peu vos beaux yeux que je crains de rencontrer, par conséquent de voir ; ramenez votre pèlerine sur votre sein… là, je désire que M. Jean Soirès ne puisse rien me reprocher, si les choses s’enveniment.

Ils s’approchèrent d’un balcon. La féerie se déroulait toujours le long des rampes monumentales, les étoffes chatoyaient, les lustres éblouissaient, et, de ci de là, comme une fusée d’artifice, partait l’éclair d’une pierre précieuse ou le coup d’œil d’un passionné.

Berthe, drapée des plis sanglants de son manteau, s’abîmait dans une muette extase. Comme elle comprenait, à présent, la beauté de ce spectacle L.

N’osant plus le regarder, lui, elle désirait que cette minute merveilleuse fût éternelle.

Ils étaient tous les deux dans un palais magique, le palais du véritable amour où les yeux, les oreilles, devaient être occupés pour ne laisser aucune prise aux vulgarités des sens. Elle appuyait son bras sur le sien, il est vrai ; mais cet homme, esclave de son serment, restait calme.

— Maxime, dit-elle d’une voix basse et navrée, mon cœur a l’adoration du vôtre… nous ne devons pas nous aimer. Nous serait-il toujours défendu de nous revoir, je me souviendrai toujours de vous !

Le sacrifice humain était accompli. Sous sa ceinture d’or la poitrine de Berthe bondissait d’une joie délicieuse, et quand elle ouvrit les plis de son manteau de courtisane pour lui montrer le mignon poignard d’Italie qui complétait son costume, on eût dit qu’elle secouait un torrent de sang autour de lui.

— Je me tuerais si volontiers, ajouta-t-elle, souriant d’un sublime sourire.

Droit, silencieux, très grave, le comte Maxime l’écoutait, mais pas un de ses muscles ne remuait ; il était de marbre comme les colonnes de ce temple mondain. L’idole acceptait le sacrifice.

— Berthe, fit-il respectueux jusqu’à l’horrible, je voulais être votre frère… il est encore temps d’oublier… que le passé soit effacé… et dans l’avenir je mériterai votre confiance… Hélas ! je vous prierai de m’aveugler, s’il le faut !

— Descendons ! dit-elle avec le désespoir de ne pas savoir se faire comprendre, les mots manquaient à sa bouche brûlante. Ensuite elle se l’imaginait tellement grand qu’elle ne pouvait que le rapetisser par son contact, et se pencher sur elle, c’était l’embrasser, elle le savait bien.

Ils parcoururent le foyer, et au bout d’un quart d’heure ils virent Jean Soirès devant la cheminée : le banquier avait la mine d’un homme arrivé au paroxysme de l’exaspération.

Desgriel cherchait à le calmer ; le vieux général le tirait par une manche, tandis que le vicomte de Raltz-Mailly le suppliait de se taire.

Soirès avait bu pas mal de champagne dans ses perquisitions désordonnées, et le gommeux Victor prétendait que cela tournerait au vilain. Un journaliste, donnant le bras à un domino de dentelle blanche qui n’était autre qu’Olga Freind, expliquait que les manteaux rouges ne fourmillaient vraiment pas : on le lui avait tout simplement enlevé. Le comte fendit la presse, il se démasqua.

— Monsieur Soirès, dit-il avec une exquise courtoisie, je vous ramène votre compagne. Elle est très fatiguée, je crois, et vous devriez bien lui permettre de partir.

— Quoi… qu’est-ce que c’est ?… vous me ramenez Madame, vous… Sacrebleu ! Monsieur le comte, vous y avez mis le temps.

— Pardon, mon cher Soirès… lorsqu’une femme est souffrante comme paraît l’être Madame, je mets à vous la ramener tout le temps nécessaire…

On avait formé le cercle, une collision semblait inévitable. Berthe, les paupières closes, se serrait contre son défenseur, et, en même temps, elle aurait voulu se précipiter aux pieds de son cruel mari. Maxime, la tête haute, fixait un regard assuré sur les yeux étincelants du banquier.

— Voyons, Soirès, interjeta Desgriel essayant de plaisanter, une ceinture dorée qu’on retrouve, c’est encore de la chance.

— Vous levez les masques, cher comte, je vous attendais là ! gronda Soirès, écumant de colère.

— Vous faites erreur, Monsieur, répliqua Maxime, je n’ai même pas eu cette peine. Du reste, quand on rencontre ici une femme comme il faut, il est aisé de la reconnaître.

— Ah ! ah ! une femme comme il faut, cria Soirès ricanant. Elle, ma maîtresse, une éhontée qui vous rejoint, moi présent… Allons, la belle, avancez, je vous prie, et si vous avez le malheur de protester, je vous envoie à la rue, c’est la place des femmes comme il faut de votre trempe.

Il y eut un murmure de réprobation : le domino rouge s’était renversé sur l’épaule de Maxime ; celui-ci l’entoura de son bras, peut-être à regret, mais il n’y avait guère moyen de faire autrement.

— Monsieur Soirès, vous agissez en véritable manant, et, puisque vous m’y forcez, je conduirai Madame à sa voiture. J’ai l’honneur de vous saluer.

— Ici, hurla Soirès s’élançant sur Berthe, ici, te dis-je, ou je vous tue tous les deux.

On finit par se douter que le domino rouge cachait un mystère monstrueux. Desgriel voulut s’interposer, Olga Freind se récria, de Cossac tira si bien la manche qu’il tenait que l’habit se déchira. Berthe poussa une exclamation douloureuse : son mari avait pu saisir son poignet qu’il broyait dans une brutale étreinte.

— Vous êtes un misérable ! dit le comte de Bryon, et, irrité, cette fois, hors de lui, il envoya son gant à la face du banquier.

Un tumulte indescriptible suivit le geste du jeune homme. Soirès voulait l’écraser sur place, répétant ;

« Je le tuerai ! je le tuerai ! »

On finit par les séparer ; un groupe entraîna Maxime avec le domino rouge. Desgriel haussait les épaules.

— En vérité, c’est un fort de la Halle, ce Soirès ; je ne conçois pas que la petite n’y tienne pas davantage.

Comme l’histoire menait grand bruit déjà dans le foyer, on hua le domino rouge et le comte eut beaucoup de peine à sauver Berthe d’un scandale encore plus terrible.

Il la mit en voiture, donna lui-même l’adresse au cocher, d’une voix très basse, puis retourna au bal pour y chercher deux témoins.

— Eh bien ! mon page, demanda la duchesse quand Maxime lui revint, un peu pâli, la lèvre mordue, le sourire contracté… quelle nouvelle m’apportez ?

— Inutile de quitter nos habits roses et nos airs de gaîté, Madame la duchesse, répondit-il, en lui offrant une boîte de fruits qu’il avait été prendre chez Charbonnel, votre serviteur se bat demain au bois de Boulogne… nous tâcherons de rosser un croquant, ne pouvant rosser le guet.

— En vérité, mon cher comte, nous nous déridons, hein ?

Et la vieille duchesse de Sauvremieux avala une cerise vanillée, après avoir délicatement soulevé la dentelle de son loup.