À propos de la discussion sur la révision constitutionnelle

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A PROPOS DE LA DISCUSSION
SUR LA
REVISION CONSTITUTIONNELLE

La Chambre des députés vient d’être saisie de plusieurs propositions de révision constitutionnelle, dont elle a refusé de discuter le fond, et qu’elle a ainsi, par une sorte de question préalable, sommairement écartées. L’opinion publique ne prenait aucun intérêt à ces discussions, et les aurait vues avec impatience se prolonger : aussi a-t-elle accepté sans le moindre regret ce résultat négatif. Je ne m’étonne pas de ce sentiment, que je suis tout disposé à partager, étant convaincu plus que personne que, dans les conditions où le débat était engagé, aucune solution désirable n’en pouvait sortir.

Il ne faudrait pourtant pas que cette indifférence générale fît une trop complète illusion. Pour éviter les questions constitutionnelles, il ne suffit pas absolument de ne pas vouloir les poser. Après s’être dispensé de les examiner en théorie et en principe, on peut très bien être exposé à les rencontrer, qu’on le veuille ou non, sur son chemin, en pratique et dans leurs conséquences. Je sais bien qu’il est de mode de dire aujourd’hui que les institutions politiques ne sont par elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises et ne prennent de valeur que par la manière dont on les applique. Rien de plus explicable que cette humeur sceptique chez une nation qui, après avoir essayé de beaucoup d’institutions différentes, n’en a trouvé aucune qui l’ait pleinement satisfaite. Mais c’est ne voir qu’un côté ou, pour mieux dire, une moitié de la vérité. Il est bien certain qu’aucune institution n’a en soi un mérite suffisant pour dispenser de sagesse et d’habileté ceux qui les mettent en œuvre : mais la réciproque est-elle juste, et ne pourrait-il pas y en avoir qui soient si mal combinées que ni art ni prudence n’en puisse corriger le vice ? On s’apercevrait alors à l’usage de ce défaut radical, par ce fait singulier que, de quelque façon qu’on s’y prît pour y remédier, on se heurterait à des inconvéniens contraires.

C’est la réflexion qui m’a été suggérée par la série d’appréciations souvent contradictoires que nous venons de voir se succéder dans ces derniers temps au sujet de la ligne de conduite suivie par M. le Président actuel de la République. Pendant les premières années de sa magistrature, c’était à qui lui ferait compliment sur le scrupule qu’il mettait à se maintenir strictement, par une attitude effacée, dans la limite de ses droits constitutionnels ; et jamais éloge ne parut mieux mérité. Puis, tout à coup, cette unanimité a cessé, pour faire place à des reproches, ou à des plaintes provenant de côtés différens et s’accordant assez mal ensemble. Des voix se sont élevées pour le blâmer tantôt de ne pas se servir de ses droits dans toute leur étendue, tantôt de les dépasser par la prétention d’exercer une action personnelle. Qui n’a présentes à la pensée les pages émues par lesquelles, dans ce recueil même, mon éminent confrère M. de Vogué, ne craignant pas d’interpeller M. Carnot par son nom, l’accusait de douter de sa force, et l’encourageait à faire un usage plus viril des prérogatives qu’il avait le tort de laisser dormir ? C’était l’heure où la machine entière des pouvoirs publics était paralysée par le dégoût et l’effroi que de scandaleuses découvertes avaient causés. Le Président était le nautonier auquel M. de Vogué s’adressait pour sauver de la tempête la barque en péril[1]. L’orage s’est apaisé, un peu trop tôt peut-être pour l’honneur de la conscience publique, sans qu’on eût obtenu le moindre concours de celui qui tenait le gouvernail. On n’a pas cessé cependant de tourner les regards vers lui ; et pas plus tard qu’hier, on aurait voulu qu’au lendemain d’une élection générale qui amenait à la Chambre une majorité incertaine et confuse, ce fût le Président qui se chargeât de la guider par un ministère qu’il aurait formé et un programme qu’il aurait rédigé lui-même.

Le cabinet s’est constitué. Dans quelles conditions ? Je l’ignore. Mais à peine a-t-il eu pris la direction des affaires que nous avons entendu murmurer à voix basse, non sans quelque mauvaise humeur, que le Président ne lui prêtait qu’un concours assez froid et rigoureusement correct, et laissait entrevoir que ni la composition ni les tendances de l’administration nouvelle ne répondaient à ses préférences. Puis une indiscrétion de la presse a fait connaître ou laissé supposer que, sur un point très intéressant de politique étrangère, le Président avait essayé de se procurer des renseignemens confidentiels par une voie différente de la diplomatie régulière. Aussitôt quelle clameur ! Le chef de l’État veut donc avoir une politique à lui, en dehors et à côté de son ministère ! C’est la résurrection du pouvoir personnel ! Peu s’en faut qu’on n’ait vu là le retour de certaines pratiques mystérieuses de l’ancien régime. C’est Louis XV entretenant un cabinet secret à l’insu du duc de Choiseul ! Personne n’était peut-être mieux que moi en mesure de savoir combien cette assimilation était déplacée. Quand Louis XV, par une fantaisie étrange chez un monarque absolu, se cachait de ses ministres, c’était pour contrarier leurs desseins, Rien de pareil dans le cas présent, puisque le sujet sur lequel le Président aurait, dit-on, voulu être éclairé est de ceux qui nous inspirent à tous, président, ministres et public ; un sentiment unanime.

L’incident par lui-même est donc sans aucune importance ; mais ce qu’il n’est pas indifférent de savoir, c’est quel peut bien être le rôle que la Constitution de 1875 assigne à celui qu’elle place au sommet de l’État. Quand a-t-il tort et quand a-t-il raison, aux yeux de la légalité républicaine ? Est-ce quand il s’enferme dans l’inaction, ou quand il paraît vouloir agir ? quand il s’efface ou quand il se montre ? quand il parle ou quand il se tait ? quand il reste dans le néant ou quand il essaye d’en sortir ? C’est sur quoi les critiques officieux, qui les uns l’approuvent, les autres le réprouvent à des points de vue différens, feraient bien de se mettre d’accord ; — et quelque peu de goût qu’on ait pour la philosophie politique, c’est un point qui ne peut être tranché sans un peu de doctrine constitutionnelle.

C’est également un point qui ne peut être tout à fait tiré au clair si on ne se remet en mémoire de quelle suite de faits est sortie la Constitution de 1875, et en particulier quel état d’esprit a dicté celles de ses dispositions qui régissent le mode d’élection et définissent les attributions du Président de la République. Ce côté historique de la question ne peut être négligé, et c’est ce qui m’a fait penser qu’il pourrait y avoir quelque intérêt à rappeler à cet égard mes souvenirs, dont quelques notes prises sur le fait garantissent la fidélité. On trouvera peut-être que dans cet examen rétrospectif je remonte d’abord un peu haut, et à des dates un peu éloignées, mais c’est le privilège de ceux qui ont fait quelque chemin dans la vie de pouvoir remettre sous les yeux des générations nouvelles des choses qu’elles ignorent ou quelles oublient, et dont leur curiosité peut pourtant tirer quelque instruction profitable.


I

Qui dit république dit choix du chef de l’Etat par l’élection. C’est là ce que l’ancienne école aurait appelé l’essence même de la république. Or ce choix ne peut être évidemment exercé que de deux manières, soit par le suffrage populaire (direct ou à plusieurs degrés), soit par les assemblées législatives à des majorités et dans des conditions qui peuvent varier. Si l’on veut se faire une idée exacte des avantages et des inconvéniens que paraissent présenter l’un et l’autre systèmes, et les mettre en balance, on ne peut consulter de document plus instructif que le compte rendu de la discussion qui prépara la Constitution républicaine de 1818, aujourd’hui, oubliée et dont la durée fut si courte. Ce débat. — dont Tocqueville nous a raconté les incidens dans ses piquans Souvenirs, récemment publiés, — fut sérieux, animé, et fit honneur à ceux qui y prirent part. On y peut relever sur divers sujets de belles dissertations oratoires. C’était le goût du jour, que nous trouverions aujourd’hui un peu suranné. Tous les partis avaient alors une loi dans les principes, dont la pratique, je le crains, les a tous successivement désenchantés. Nous étions tous nourris et imbus, soit de Montesquieu et de l’Esprit des lois, soit de Rousseau et du Contrat social. Mais les républicains surtout portaient dans l’application de leurs doctrines un scrupule et une ferveur naïve dont leurs successeurs actuels ne nous donnent que faiblement l’idée. Jamais cette conscience ne fut mise à plus délicate épreuve que quand on en vint à l’article qui devait déterminer le mode électoral de la présidence. Entre les deux systèmes en présence, — l’élection par l’Assemblée et l’élection par le peuple, — la commission elle-même avait hésité longtemps avant de se décider pour le second ; et, une fois le débat engagé, il se trouva que des considérations d’une force égale étaient présentées par des orateurs d’égal renom à l’appui et à l’encontre des deux modes proposés ; des inconvéniens également graves et même des périls également menaçans étaient signalés à l’Assemblée, selon qu’elle suivrait l’une ou l’autre voie : de sorte que, placée en face de cette fâcheuse alternative, elle resta perplexe jusqu’à la dernière heure. Dans cette anxiété visible, c’était surtout un sentiment de douloureuse surprise qui dominait. Ces hommes sincères, qui venaient de briser un trône, n’avaient pas prévu qu’il fût si malaisé d’élever un autre siège à sa place, et ils étaient visiblement déconcertés par cet embarras. En fin de compte, ce ne fut pas un républicain de bien vieille date qui arracha l’Assemblée à son incertitude, car ce fut Lamartine, par un des discours à la fois les plus brillans et les moins concluans qu’une réunion d’homme ait jamais entendus. Son principal ou, pour mieux dire, son unique argument fut que, la République ayant proclamé le suffrage universel, elle devait en courir tous les hasards, et qu’il ne serait pas digne d’elle de vouloir s’y soustraire. Cet appel courageux fut entendu, et le dernier mot qui termina son éloquente péroraison : Alea jacta est, fut accueilli avec un transport d’enthousiasme dont on ne saurait dire, après l’événement, s’il lit plus de tort à la prudence ou plus d’honneur à la loyauté ingénue de ses auditeurs.

Je ne crois pas pouvoir mieux faire connaître les argumens échangés dans ce débat qu’en empruntant le résumé qui en fut présenté dans cette Revue même par un très jeune écrivain faisant alors ses débuts dans la presse : « Elu par l’Assemblée, disaient les partisans du suffrage universel, le Président ne sera que son serviteur et son agent ; il se confondra avec elle et dépendra d’un caprice de ses volontés : le pouvoir exécutif sera dès lors sous le joug du pouvoir législatif, et dans ce mélange des deux pouvoirs, toute vraie liberté disparaîtra. — Il n’y a plus de liberté ni de sécurité, ajoutaient-ils, quand c’est le même pouvoir qui fait les lois et qui est chargé de les appliquer. Au lieu de faire les lois en vue d’une utilité générale et pour des considérations de quelque durée, on les fait ou on les révoque en vue d’une utilité particulière ; on les fait quand elles sont commodes, et on les révoque quand elles gênent… — Elu par le peuple, répondaient les défenseurs de l’Assemblée, le Président tiendra son pouvoir de la même source que l’Assemblée elle-même : il pourra se dire aussi bien qu’elle le représentant de la volonté populaire, avec cette différence que, tandis que dans l’Assemblée la représentation nationale est éparse et partagée, elle reposera concentrée sur la tête du Président avec toute la force de l’unité. Qui sera suffisant pour tenir tête à cette double influence de la force matérielle du pouvoir et de la force morale de l’élection ? qui pourra résister au représentant de plusieurs millions d’hommes marchant à la tête de cinq cent mille soldats ? Vous allez faire de vos mains un piédestal au despotisme. » L’Assemblée écoutait ces objections et les trouvait, à sa grande surprise, parfaitement justes et aussi fortes les unes que les autres. Ces vieilles leçons de l’expérience avaient pour elle, à ce qu’il paraît, le mérite de la découverte. Elle ne se serait jamais doutée qu’il fût si difficile de constituer le pouvoir exécutif dans un grand pays. Elle n’avait jamais entendu dire que l’élection appliquée au pouvoir suprême avait l’inconvénient d’imposer à l’élu trop de dépendance ou de lui donner trop d’ascendant. Elle ne savait pas que l’élection, étroite et disputée, crée une autorité affaiblie ; large et unanime, une autorité menaçante… Aussi l’incertitude croissait d’heure en heure, quand un orateur se leva pour tirer l’Assemblée de peine. « Quand on ne sait comment choisir, » dit-il, « il y a un moyen simple : c’est de tirer au sort ; et à tant faire « que de jouer, il faut multiplier les chances. Mettez à la grande « loterie, à la loterie du suffrage universel. L’assemblée suivit le « conseil et joua sur un coup de dés la destinée de la France[2]. »

Les dés étaient pipés ce jour-là, et l’orateur peut-être aurait pu s’en douter, car le favori populaire dont une élection par le suffrage universel allait couronner les prétentions était assis en face de lui et l’écoutait parler. La discussion même venait de révéler à ce témoin attentif toutes les étapes du chemin par lequel il devait passer pour atteindre ce but, qui n’était déjà ignoré de personne, il n’eut garde d’en manquer aucune. Le débat n’était pas clos depuis deux mois, que le prince Louis Bonaparte était appelé par sept millions de suffrages à présider la République, à laquelle il ne se fit pas scrupule de prêter serment ; et dès le lendemain commença le duel entre le pouvoir présidentiel et le pouvoir parlementaire, représenté successivement par deux assemblées, la Constituante et la Législative. La première renonça tout de suite à soutenir la lutte, la seconde la prolongea pendant deux mortelles années, qui donnèrent le temps à son rival d’ajouter (exactement comme on l’avait prévu) à l’immense force morale dont il disposait, une force-matérielle non moins grande, organisée tout à l’aise et à sa dévotion. Lugubre drame ! dont les péripéties monotones furent couronnées au dernier acte par une surprise qui n’étonna personne et une contrainte subie sans la moindre résistance. J’ai tort de dire que cet acte fut le dernier : tout au moins faudrait-il ajouter qu’il fut suivi d’un douloureux épilogue ; car les malheurs du second Empire ont été amenés par une série de fautes si gratuitement commises qu’on n’y peut voir que l’effet de ce vertige dont tout être humain est tôt ou tard atteint quand la défaillance d’une nation lui a fait le don funeste d’un pouvoir sans contrôle.

L’expérience avait trop mal tourné pour qu’on fût tout de suite tenté de la renouveler. Aussi quand, après les désastres de 1870, la République est rentrée en scène, personne n’a même conçu la pensée de recourir une seconde fois, pour l’élection de la présidence, à l’épreuve du suffrage universel. Dans l’exposé du projet de constitution mort-né présenté par M. Dufaure, au nom de M. Thiers à la veille de leur chute commune, ce système électoral n’est mentionné qu’avec cette qualification dédaigneuse : « Ce mode déjà éprouvé n’a pas laissé un souvenir qui le recommande. »

Mais les souvenirs même les plus pénibles s’effacent vite en France, surtout quand un mal passé, qui n’est plus que songe, est remplacé par un mal présent, qui semble pire. L’extrême faiblesse du pouvoir exécutif dont nous sommes aujourd’hui témoins et dont j’aurai tout à l’heure à expliquer les causes, le spectacle d’un parlement dont les empiétemens absorbent, confisquent et annulent toute autre autorité que la sienne, ont déjà fait renaître dans plus d’un esprit le regret de ne plus voir à la tête de l’Etat, au lieu d’une ombre impuissante, un chef dont le bras aurait été armé d’une autorité véritable par un témoignage éclatant et personnel de la confiance nationale. L’élection du Président par le suffrage universel est un thème repris dans la presse par beaucoup d’esprits distingués ; et si leurs voix isolées ne trouvent encore que peu d’écho, il ne faudrait qu’un incident toujours facile à prévoir, une défaillance trop marquée du régime actuel, pour la remettre inopinément en honneur.

Plusieurs causes pourraient y contribuer : d’abord un instinct qu’on peut regretter, mais non méconnaître, du tempérament français. Une récente expérience ne nous a que trop appris quel attrait aussi impérieux qu’irréfléchi porte souvent la France à incarner l’idée de l’autorité dans un homme dont le nom s’emparant subitement de toutes les imaginations vole de bouche en bouche, et qui fixe sur lui tous les regards. Qui de nous n’entend fréquemment exprimer le désir de voir apparaître cet homme prédestiné et le regret qu’il se fasse attendre ? La présidence élue par le suffrage universel serait un autel tout préparé pour une de ces idoles populaires ; et même quand il n’y aurait encore ni demi-dieu ni même de héros à y placer, quand on n’apercevrait aucun rayon de gloire destiné à l’éclairer, on trouverait aisément des adorateurs, en quête d’un culte, qui seraient empressés de l’ériger par avance. Et ce que l’entraînement pourrait faire, la logique ne serait pas en peine de le justifier. Une fois tout droit reconnu et toute limite enlevée à la souveraineté du peuple, on cherche à quel titre on contesterait à ce peuple souverain l’usage le plus éclatant qu’il puisse faire de son pouvoir le jour où il lui plairait de le revendiquer. Quel tuteur se croirait chargé de préserver de ses écarts ce mineur émancipé ? Non, en bonne foi, on ne peut contester que le choix par le peuple soit, en fait d’élection présidentielle comme de toute autre, le mode républicain et démocratique par excellence. Toute constitution républicaine est placée sur la pente qui y conduit. Ç’a été le sort de la Constitution fédérale des États-Unis, dont les auteurs avaient pourtant essayé de s’en défendre en confiant le vote décisif à des délégués nommés par une désignation spéciale. Tout le monde sait aujourd’hui que cette précaution est, dans l’usage, devenue illusoire, et que chaque délégué arrive porteur d’un bulletin écrit d’avance sous la dictée du suffrage universel. Ainsi, instinct national, logique républicaine, grand et spécieux exemple, tout pourrait concourir à nous remettre d’une heure à l’autre en face de l’élection plébiscitaire du Président.

Le jour où l’épreuve serait tentée de nouveau, je veux bien croire qu’elle n’aurait pas fatalement la même issue que la précédente et qu’un coup de force n’en ferait pas sortir encore une fois une dictature armée. En quoi je diffère pourtant de ce que pensaient pas plus tard qu’hier les républicains qui nous gouvernent, quand ils prenaient peur même d’un diminutif de plébiscite indirect, déguisé sous la forme d’une candidature multiple à la députation. Mais j’accorde que l’histoire (bien que son expérience soit toujours bonne à consulter) se répète rarement d’une façon tout à fait exacte, parce que, sous des ressemblances extérieures, les situations politiques et sociales peuvent avoir changé. Il est en particulier une condition qui fut décisive en 1848 et qu’on ne retrouverait pas dans le cas présent. Le premier appel fait, il y a quarante ans, à l’urne électorale avait évoqué un fantôme dont le prestige, qui fit alors tout pâlir, a aujourd’hui disparu. L’humiliation de Sedan a voilé d’une ombre sinistre l’éclat d’Austerlitz et le deuil héroïque de Waterloo ; et il faudrait que la République eût à son compte encore plus de fautes qu’elle n’en a commis pour ne pouvoir regarder en face l’héritier de la race dont le nom reste pour jamais attaché au souvenir du démembrement de la France.

Mais tout le danger de l’élection plébiscitaire ne consisterait pas seulement dans la chance du coup d’État dictatorial qui en pourrait sortir. Même légalement et, jusqu’à un certain point loyalement appliqué en France, ce système aurait encore pour effet d’apporter dans toutes nos relations sociales un trouble et une gêne dont on se ferait difficilement une idée. Ce serait tout simplement, en effet, le régime de la candidature officielle à l’état permanent, régnant d’un bout du pays à l’autre et sur tous les points du territoire, et mis en œuvre par le chef de l’État lui-même, pour assurer soit le renouvellement de son pouvoir (s’il pouvait être prolongé), soit l’avènement du successeur que, dans l’intérêt de son parti, il aurait désigné pour le remplacer. Jamais instrument plus puissant ne pourrait être imaginé pour établir par une pression continue et en quelque sorte par des vis partout serrées la domination absolue d’une fraction de la nation sur l’autre. C’est le résultat qu’ont déjà constaté en Amérique des observateurs intelligens, et dont ils nous ont tracé un tableau dont la fidélité n’est pas contestée. Mais il est à remarquer que, pour exercer cette action (que les Américains eux-mêmes, bien qu’ils y soient habitués, commencent à trouver excessive), le Président des États-Unis ne dispose que d’un petit nombre de serviteurs épars sur un territoire deux ou trois fois plus grand que celui de l’Europe ; — que dans cet immense espace, peut se dresser devant lui la résistance de trente ou quarante États, ayant chacun leur autonomie propre et leur organisation indépendante ; — que pour se faire obéir, il n’a à ses ordres que le très faible effectif d’une armée de trente mille hommes ; — qu’il est partout tenu en surveillance par une magistrature qui, loin d’attendre de lui son investiture, lui échappe dans ses rangs inférieurs par l’élection, et le domine au sommet par un tribunal suprême dont il n’est que le justiciable. Puis, estimez de quel faible poids pèse cette autorité, partout limitée et affaiblie par son étendue même, si on la compare à ce colosse de l’administration française, dont les mille pieds reposent et dont les cent bras agissent à la fois sur tous les points du sol restreint qui en porte la masse écrasante.

C’est le contraste qu’a très bien signalé à la tribune, dans la dernière discussion sur la révision, un jeune orateur dont la parole se fait chaque jour mieux écouter, et qui, après avoir, je crois, étudié lui-même et sur place le jeu des institutions américaines, en a très raisonnablement conclu que, au moins sur ce point du mode d’élection présidentielle, elles ne pouvaient être appliquées à la France. « Essayez, disait M. Paul Deschanel dans la séance du 12 mars dernier, de transporter cette petite magistrature d’affaires, ce pouvoir nécessairement pacifique qui se meut en dehors de la nation et de ses gouvernemens locaux, dans un pays unitaire comme le nôtre, où au contraire les lois, les mœurs, la nature, conspirent à étendre sans cesse, à pousser au maximum la force du gouvernement central ; dans cette France puissamment centralisée, avec ses armemens formidables, son énorme appareil administratif et fiscal, le lourd et complexe héritage de sa politique séculaire, essayez de greffer sur ce pays ainsi fait un Président à l’américaine, c’est-à-dire le créateur, l’agent d’un parti vainqueur, doublé de ministres libres d’abuser de leurs droits pendant quatre ans, et abrités derrière le pouvoir personnel du président, enfin celui-ci maître absolu de la politique extérieure, de l’armée, de cette autre armée, l’administration, je dis, messieurs, que ce serait là un régime intérieur à celui de l’Empire, car l’empereur élu par des millions de Français gouvernait bien ou mal au nom de l’universalité de la nation, tandis que le chef d’Etat porté au pouvoir par un parti serait obligé de gouverner au nom et dans l’intérêt de ce parti : la nation entière tomberait à la merci d’une majorité victorieuse, et l’établissement de ce despotisme nouveau n’aurait pas même l’excuse de la paix publique. » On ne pourrait ni mieux penser ni mieux dire.


II

Nous n’avons donc, suivant moi, nullement à regretter que les auteurs de la Constitution qui nous régit aient écarté, sans même le discuter, le système de l’élection du Président par le suffrage universel. Le raisonnement ici était d’accord avec l’expérience, et la prévision avec le souvenir. Mais ils se trouvaient par-là placés en face de l’autre système républicain, celui que l’Assemblée de 1848 avait repoussé, et, par suite, en face de l’objection même qui l’en avait éloignée. L’écueil étant signalé, comment l’éviter ? comment s’y prendre pour que, élu par le parlement, le chef de l’Etat fût autre chose que son agent et son serviteur obéissant ? comment lui faire une existence indépendante de l’autorité dont il émanerait ?

Il fallait bien cependant en trouver le moyen, sous peine d’aboutir, par une voie indirecte mais assez courte, à l’anéantissement du pouvoir exécutif devant l’omnipotence parlementaire. Or, la séparation de ces deux pouvoirs est un principe tellement élémentaire du droit public moderne, — dont le respect est si généralement reconnu comme essentiel soit à l’ordre public, soit à la liberté individuelle, — que, bien qu’il ait été violé à plusieurs reprises pendant nos crises révolutionnaires, je ne crois pas qu’aucun parti propose d’établir comme normal et régulier un régime qui le méconnaisse ou seulement le compromette. Je ne connais en vérité qu’un seul docteur politique d’une autorité sérieuse qui ait tenté de s’en affranchir : ce fut le célèbre M. Grévy, qui alla même jusqu’à proposer que l’Assemblée eût non seulement le droit d’élire, mais aussi celui de révoquer à son gré le premier magistrat de la République. Mais il fit peu de disciples, même parmi ses meilleurs amis, et lui-même, devenu Président dans des conditions différentes, n’aimait pas beaucoup qu’on lui rappelât le souvenir de cette théorie aventureuse.

Les législateurs de 1875, avertis par cet exemple même du péril, n’ont donc eu garde de le perdre de vue. On serait heureux de pouvoir recourir ici, comme pour la Constitution de 1848, aux annales parlementaires, afin d’y trouver soit dans un exposé des motifs, soit dans la bouche d’un orateur au cours d’une discussion, l’énoncé et le commentaire des dispositions diverses par lesquelles ils ont essayé de résoudre ce problème. Malheureusement cette ressource manque.

On peut se souvenir en effet que (par des raisons que tout le monde connut dans le temps, et qui s’expliqueront d’elles-mêmes tout à l’heure) la discussion de la loi organique de 1875 fut hâtive, courte et presque nulle. Le texte de cette loi est celui d’un amendement, qui n’avait dû la faveur d’une première adoption (par une imperceptible majorité) qu’à la circonstance d’avoir passé à peu près inaperçu : aucun développement n’y fut donné dans les délibérations suivantes. C’est donc dans le texte même qu’il faut chercher l’ensemble des précautions qui ont dû avoir pour but, en conservant l’origine parlementaire de l’élection, d’assurer l’indépendance et la dignité de l’élu.

Je ne crois pas qu’on puisse considérer comme une garantie de cette nature le fait d’avoir confié le droit d’élection du Président, non pas à une Chambre seule, mais à un congrès formé par deux Chambres réunies. On ne s’est sûrement pas dissimulé que ce partage n’était qu’apparent. Pure affaire de courtoisie envers le Sénat, car les deux Chambres étant numériquement très inégales (on compte à peu près deux députés pour un sénateur) la plus nombreuse, fût-elle très divisée, trouvera toujours dans la minorité de l’autre un appoint suffisant pour faire prévaloir le vœu de sa propre majorité. C’est donc la Chambre des députes en réalité qui fait le Président et, en tout cas, elle ne laissera jamais passer aucun nom qui n’ait et son assentiment et sa confiance.

Mais voici des dispositions auxquelles on peut supposer plus d’efficacité.

En premier lieu, le pouvoir présidentiel est conféré à titre irrévocable pour sept années. C’est une durée plus longue que celle d’une législature de la Chambre des députés, et qui ne correspond à aucune des échéances du renouvellement triennal du Sénat. Le Président doit donc assister, pendant le cours de son mandat, au renouvellement à peu près complet du personnel de ses électeurs. Cette stabilité plus grande paraît propre à rétablir l’égalité entre les pouvoirs, celui des deux qui tient de l’autre son existence ayant l’avantage d’être destiné à lui survivre.

Une garantie d’indépendance qui a même un certain caractère de supériorité est encore assurée au Président par le droit qui lui est attribué de dissoudre la Chambre des députés avec le concours du Sénat, et de terminer ainsi par un appel au pays un dissentiment où il croirait le droit et la raison de son côté, et qui lui paraîtrait compromettre l’intérêt public.

Enfin le système est complété par l’article qui limite la responsabilité du Président au cas très rare et presque impossible à prévoir de la haute trahison et qui laisse à des ministres qu’il choisit et nomme lui-même la charge de porter devant les Chambres toute la responsabilité de la politique générale. La personne du chef de l’Etat doit être préservée ainsi de toute attaque, tenue en dehors et élevée au-dessus des débats parlementaires, et il n’a pas à craindre de voir ses propres électeurs lui retirer après coup, par un vote de censure ou de blâme, tout l’appui moral du témoignage de confiance qu’ils lui auront donné.

Ainsi, durée prolongée du mandat, droit de dissoudre une des deux Chambres avec le concours de l’autre, irresponsabilité personnelle du Président, et libre choix par lui des ministres qui doivent porter toutes les responsabilités à sa place, tel est bien l’ensemble de mesures préservatrices dont la combinaison a paru propre à assurer au chef du pouvoir exécutif une situation suffisante pour traiter à égalité avec le parlement et veiller à la défense du domaine propre qui lui appartient.

Avant d’examiner quel peut être l’effet de ce mécanisme constitutionnel, on ne peut se dispenser de remarquer que deux des ressorts qui paraissent destinés à en assurer le jeu n’ont jamais figuré en aucun temps, en aucun pays, dans aucune législation républicaine. La République n’est pas d’hier, elle a existé avec éclat en Grèce et à Rome, dans l’antiquité et au moyen âge, en Italie. La Suisse n’a jamais connu d’autre condition et, malgré le vice du système électoral que je viens de signaler, elle subsiste depuis cent ans aux États-Unis, dont la constitution a servi de modèle à tous les États sortis du démembrement de l’Amérique espagnole et portugaise. Nulle part, dans aucune de ces républiques d’origine et de race si différentes, on ne trouvera rien de semblable, rien même d’analogue soit au droit remis au chef de l’Etat de dissoudre la représentation nationale, soit à l’exception qui, le soustrayant à la condition commune des citoyens, le décharge de la responsabilité de ses actes, et rend ainsi sa personne intangible et inviolable. Il semble même à première vue que la responsabilité de tous les magistrats, sans distinction, depuis le plus humble jusqu’au plus élevé, soit la raison d’être du régime républicain. Ce sont là évidemment deux emprunts faits à un ordre d’idées qui n’a rien de commun avec la République, et c’est en effet celui qui a transformé, avec le cours du temps et le progrès des idées libérales, des royautés absolues en monarchies constitutionnelles. Ces deux dispositions gardent l’empreinte de leur origine et le caractère en reste essentiellement monarchique. On peut même affirmer que non seulement elles n’auraient pas trouvé d’accès dans une constitution républicaine, mais que la pensée n’en serait même pas venue si, parmi les auteurs de la loi de 1875, n’avaient figuré, avec une autorité toute particulière, des monarchistes de naissance et de conviction, renonçant à regret au rétablissement immédiat de la royauté, enclins par là même à accueillir tout ce qui on reproduisait le souvenir ou pouvait en faciliter le retour. C’est un point d’histoire sur lequel il faut insister, et qu’on ne peut perdre de vue si l’on veut comprendre quelle fut la portée et même quel est le sens de la constitution de 1875.

Que l’Assemblée dont cette constitution émane n’ait jamais été à aucune époque, pas plus à son premier qu’à son dernier jour, animée de sentimens républicains, c’est un fait incontestable et dont je ne vois pas pourquoi on aurait à la justifier devant la postérité qui va commencer pour elle. La République qu’elle avait trouvée improvisée dans un jour de désastre n’avait aucun caractère légal, et ne lui présentait dans le passé que d’odieuses et, dans le présent, que de tristes images. La très grande majorité de cette Assemblée réunie inopinément sous l’empire de circonstances douloureuses ne contenait que des hommes pénétrés dès l’enfance de convictions monarchiques : les uns avaient voué à la royauté une foi traditionnelle affermie dans leurs cœurs par les sacrifices mêmes qu’elle leur avait coûté ; d’autres portaient au principe d’hérédité un attachement raisonné que leur avaient inspiré les leçons de maîtres appartenant aux écoles libérales les plus diverses, depuis Mirabeau et Benjamin Constant, jusqu’à Royer-Collard, Rossi et Guizot, et auxquels s’était joint M. Thiers lui-même, dans l’éclat de sa brillante jeunesse, comme dans la pleine maturité de son âge et de son talent. Il n’était pas, en effet, un de ces penseurs ou de ces hommes d’Etat qui n’eût professé et même cru démontrer, avec une rigueur logique, que le régime républicain, incompatible avec le tempérament social de la France, serait fatal à sa sécurité comme à sa grandeur. C’était l’axiome de toute une génération politique. Ceux, en petit nombre, qui, ayant partagé ces sentimens, s’en écartèrent peu de temps après leur entrée dans l’assemblée furent déterminés sans doute par des motifs trop consciencieux pour qu’on eût des reproches à leur en faire. Seulement, ils en avaient encore moins à adresser à ceux qui ne les imitaient pas.

Et l’Assemblée n’avait pas seulement le désir de rétablir la royauté : elle pensait, dans le fond de son âme et l’intimité de sa conscience, avoir reçu de la France un mandat qui lui imposait le devoir d’y consacrer tous ses efforts. Ce mandat lui-même était à ses yeux strictement limité : elle ne pouvait, elle ne voulait, elle ne devait rétablir la royauté qu’à la condition d’en confier la garde à l’héritier et au chef de la glorieuse race qui a présidé aux meilleurs jours de notre histoire. Nul autre choix royal ne paraissait ni légitime ni possible, et ne fut un instant dans la pensée de personne. Comment fut trompé l’espoir un instant conçu de rendre à la France le gouvernement qui a fait sa force et sa grandeur, c’est ce que je n’ai pas à rappeler ici, par l’excellente raison qu’il n’y a sur ce sujet rien à apprendre, ni par moi, ni par aucun autre, que tout le monde ne sache. Tout s’est passé en public et au grand jour. Il n’y eut ni mystère, ni intrigue souterraine qui reste à découvrir. L’histoire n’aura pas de confidence à révéler. Le seul point, — le seul, quoi qu’on en ait dit, et quelque supposition qu’on se soit plu à faire, — sur lequel l’intelligence ne put s’établir entre l’Assemblée et le prince que tout notre désir était de porter au trône, est parfaitement connu. Je ne crois pas non plus qu’aucun de mes collègues survivans (et, grâce à Dieu, ils sont nombreux) croie qu’il fût possible, au prix d’un effort quelconque, d’amener la majorité de l’Assemblée sur le terrain où le prince s’était placé par un scrupule de dignité et d’honneur que ne partageaient pas beaucoup de ses plus dévoués partisans. Si quelqu’un d’eux a pensé alors ou pense aujourd’hui que l’essai pût être encore tenté dans les conditions où le refus du prince nous mettait, il doit regretter de n’en avoir pas indiqué le moyen quand il eût été temps de le prendre, et donné le conseil quand on était en mesure de le suivre.

La majorité monarchique de l’Assemblée ne s’en trouvait pas moins placée, par cette impossibilité de réaliser ses espérances, dans la plus pénible perplexité qui jamais ait mis à la gêne la conscience de bons citoyens et d’honnêtes gens : tôt ou tard, la justice de l’histoire leur en tiendra compte. D’une part l’obstacle qui les arrêtait n’était pas de nature à ébranler leurs convictions dans l’excellence du principe monarchique, sa supériorité sur tout autre, le vice et le danger du principe contraire. C’était un obstacle accidentel, opposé par une volonté personnelle, qui, toute respectable qu’elle fût, était mobile comme tout ce qui est humain, et pouvait céder à de nouvelles lumières apportées par de nouvelles circonstances. De plus, par suite également de la condition humaine, la difficulté ne pouvait s’étendre au-delà d’une seule génération. C’était celle, à la vérité, dont les royalistes comme toute l’Assemblée faisaient partie : mais précisément parce qu’elle les atteignait tous et ne devait finir qu’avec eux, avaient-ils le droit, afin de s’en dégager eux-mêmes, d’engager pour jamais peut-être, par un pas décisif, dans une voie qu’ils croyaient funeste, la destinée future de leur patrie ? Des hommes attachés au principe héréditaire ne devaient-ils pas avoir avant tout à cœur de ne pas compromettre le sort et la liberté de leurs héritiers ?

Plus d’une année s’écoula dans cette incertitude, ou, pour mieux parler, dans cette angoisse, dont le souvenir même est douloureux. Des diverses combinaisons qui furent tentées pour réserver l’avenir en laissant la direction du présent à l’illustre homme de bien que la France pleure aujourd’hui et qui voulait bien en rester chargé, il est superflu de parler, puisqu’elles furent sans effet. Ce fut après cette longue attente qu’une fraction assez faible de la majorité monarchique, effrayée (on ne peut dire que ce fût sans sujet) du désordre qui pouvait naître, si rassemblée était contrainte de se retirer en confessant son impuissance. — inquiète de la nature des successeurs qui leur seraient donnés par les passions révolutionnaires que surexciterait un tel aveu, — crut qu’il lui était possible, sans adhérer au principe républicain, de le laisser s’établir en fait, mais en y mettant une condition et sous une réserve expresse : c’est que toute facilité serait réservée à la France pour s’en dégager le jour où le rétablissement de la monarchie, devenu possible, serait agréé par le vœu national. C’est sur ce terrain très nettement défini qu’une entente fut établie entre ce groupe détaché du parti monarchique et les principaux personnages de la minorité républicaine.

De ce qui fut dit et traité dans leurs conférences, je ne puis parler que d’après des bruits publics ou des entretiens privés. J’avais, cela va sans dire, aussi peu de droit que de désir d’y être admis. J’avais combattu trop ouvertement et à trop de reprises le principe républicain, même à la tribune ; et dans la séance où une voix de majorité finit par le faire prévaloir, la mienne figurait encore dans la minorité négative. Nullement consulté sur le rapprochement qui amenait ce résultat, j’aurais fort hésité à le conseiller, tout en rendant justice à la loyauté des motifs qui décidaient quelques-uns de mes plus chers et meilleurs amis à y concourir : et si, une fois la transaction consacrée par plusieurs votes successifs et ayant le caractère d’un fait accompli, j’ai cru qu’il était patriotique de ne plus s’opposer à l’effort tenté afin d’en rendre l’application la moins mauvaise, la moins définitive, disons le mot, la moins républicaine possible, je fondais trop peu d’espérances et concevais trop peu d’illusion sur le succès pour avoir aucun goût à y travailler.

Mais une chose que je puis affirmer avec pleine connaissance, parce que, si je n’en avais pas obtenu la certitude, je me serais refusé même à ce tardif et pénible acquiescement, c’est que la condition de laisser au rétablissement de la monarchie une porte ouverte et légale fut expressément exigée d’un côté, et positivement acceptée de l’autre. Aucun doute, aucune équivoque ne put subsister à cet égard.

Les royalistes dissidens pensaient qu’il y allait de leur honneur à faire hautement savoir qu’ils n’avaient nulle intention de jurer foi et hommage à perpétuité à la République. A la rigueur, ils auraient pu trouver que cette déclaration n’était pas nécessaire, puisqu’une fois la souveraineté illimitée du peuple admise, la nation est toujours maîtresse d’adopter, de quitter et de reprendre-à son gré toute forme de gouvernement. Mais ils jugèrent que, suivant une expression fameuse, ce qui va sans dire va encore mieux en le disant : et quand vint le moment de voter l’article 8 qui donnait au Congrès des deux Chambres réunies le droit de réviser les lois constitutionnelles, le rapporteur (qui eut soin de se faire interroger) monta à la tribune pour déclarer que ce droit de révision devait s’appliquer au principe tout aussi bien qu’au moindre détail de ces lois. Je tiens même d’un des assistans, qui avait pris part personnellement aux arrangemens intervenus, qu’au moment où le rapporteur descendit de la tribune, après cette déclaration, son voisin, qui n’était autre que M. Dufaure, se retourna vers lui et lui dit : « C’est bien là, n’est-ce pas, ce que vous vouliez, vous êtes content ? »

A la vérité, M. Gambetta, qui était présent, parut gêné ; il fit quelques réserves, et annonça qu’il les développerait dans une délibération suivante ; mais le jour venu du débat final, il resta muet. Il jugea sans doute qu’une position est toujours bonne à prendre, parce qu’il est plus aisé de la défendre que de la conquérir, et qu’il y a des cas où c’est le mot qui fait la chose. Il n’avait pas tort, et son silence fit preuve de ce sens politique qui l’a souvent distingué, toutes les fois que des deux qualités du tempérament méridional dont il était doué, la finesse et la fougue, ce n’était pas la seconde qui l’emportait sur la première. Seulement son embarras explique pourquoi les républicains ne se soucièrent pas de donner au débat de la loi tout entière plus d’étendue et d’ampleur[3].

Si cet exposé des faits est véritable (et il faudrait avoir bien peu de mémoire pour le contester), il n’y a plus lieu d’être surpris de rencontrer dans une constitution républicaine des dispositions étrangères, sinon contraires, à l’esprit de la république. Tout devient simple du moment où le document entier a été rédigé de concert avec des royalistes s’avouant tels, décidés à le rester, et à qui la nécessité de l’appoint apporté par leur concours assurait une part d’action prépondérante. L’irresponsabilité du Président et le droit de dissolution qui lui est conféré, c’est là évidemment la double empreinte laissée par des mains monarchiques sur une charte républicaine.

Ceux qui ont eu ainsi l’idée (absolument originale et sans précédent) de doter un chef d’Etat élu des attributions dont, jusque-là un chef héréditaire seul avait été investi, ont-ils obéi seulement à de vieilles habitudes ? fut-ce chez eux l’effet de l’embarras que tout homme éprouve à sortir d’un ordre d’idées où il a toujours vécu pour entrer dans un autre entièrement nouveau où tout l’étonne ? ou bien pensèrent-ils d’avance à rendre par-là plus facile une substitution dont ils déclaraient ouvertement garder l’espérance ? Je l’ignore. Mais assurément ils ne pensaient pas qu’il suffirait de déclarer le Président irresponsable et de l’armer du droit de dissolution, pour l’élever à la place que tient et pour attendre de lui l’action qu’exerce le souverain dans une monarchie constitutionnelle. S’ils avaient eu cette illusion, ils seraient tombés dans une erreur dont l’expérience ne devait pas tarder à les faire apercevoir.

Aucun sujet n’a donné lieu à plus de discussions, au commencement de ce siècle, que l’examen des conséquences que doit avoir pour l’autorité d’un monarque l’inviolabilité qui lui est assurée par le régime parlementaire. Si cette garantie préserve sa personne, il semble qu’elle ait aussi pour effet de limiter et même de gêner singulièrement l’exercice de son pouvoir. Ses ministres seuls étant responsables, comme c’est un principe d’équité naturelle que la responsabilité ne peut être attachée qu’aux actes qu’on a librement accomplis, il suit qu’ils doivent avoir seuls le droit de choisir la ligne de conduite qu’ils veulent tenir. Le souverain dès lors ne peut plus ni leur imposer sa propre politique, ni s’opposer à celle qu’il leur convient d’adopter. C’est le sens qu’on a attaché à cette fameuse formule : « Le roi règne et ne gouverne pas ! » qu’on a prêtée à M. Thiers et à laquelle on reprochait au roi Louis-Philippe de ne pas se conformer assez scrupuleusement. De là un débat très épineux, où je n’ai nulle envie de rentrer, bien qu’il me rappelle des temps meilleurs que ceux où nous vivons. Je ne m’arrêterai donc pas à discuter si les conséquences qu’on a tirées de cette formule et la formule elle-même ne sont pas exagérées et excessives, ni si elles sont praticables dans toutes leur étendue, depuis que le suffrage universel est venu changer toutes les conditions de l’équilibre politique. Je n’ai pas besoin, pour le point que je veux examiner, de contester aucune des exigences les plus extrêmes de la théorie parlementaire la plus rigoureuse, telle qu’elle est d’ailleurs appliquée, sous nos yeux, par des souverains que personne n’accuse d’excéder leur pouvoir légal. Or on sait que non seulement, dans un tel système, le roi constitutionnel abandonne aux ministres qu’il nomme toute la direction politique, dont ils restent responsables ; mais dans le choix même de ses conseillers, sa prérogative est limitée : il ne peut les prendre que parmi ceux qui lui sont indiqués comme en accord de sentimens avec la majorité du parlement, et il ne peut les garder que tant que cet accord subsiste. Quand la majorité change, ministres et politique doivent changer également, et le souverain doit s’accommoder des changemens. C’est ainsi que nous avons vu se succéder au pouvoir en Angleterre M. Gladstone et le marquis de Salisbury, en Belgique M. Frère-Orban et M. Beernaert, en Espagne M. Canovas et M. Sagasta, en Italie M. Crispi et tantôt l’un, tantôt l’autre de ces adversaires politiques, chacun de ces chefs parlementaires recevant à son tour le même pouvoir de la signature royale.

Il semblerait que, assujetti à ces conditions, et réduit ainsi à l’état de simple témoin de la politique faite en son nom, la dignité royale ne soit plus qu’un titre nominal et que le trône soit un siège vide où l’on ne peut faire asseoir qu’un simulacre couronné, et c’est bien là le reproche qu’on a fait souvent au régime parlementaire ; c’est la plainte qu’ont aussi fait souvent entendre des souverains impatiens des limites assignées à leur pouvoir. Eh bien ! en fait, cela n’est pas, et, même sous cette gêne extérieure et sous cette éclipse apparente, l’autorité royale subsiste et se fait efficacement sentir. J’en demanderais volontiers l’attestation à un témoin pris au hasard dans quelqu’un des pays que je viens de nommer.

Demandez donc à l’Angleterre si, parmi les causes qui ont présidé depuis un demi-siècle au développement merveilleux de sa puissance dans les deux mondes, comme à la transformation paisible de son état social, il ne faut compter pour rien la sage influence de la digne souveraine qui hier encore, après cinquante ans de règne, traversait les rues de sa capitale au milieu des transports de l’enthousiasme populaire. Demandez à la Belgique si ce n’est pas à la politique prudente dont le premier Léopold a transmis au second la tradition qu’elle a dû de conserver sa neutralité intacte au milieu du conflit des ambitions et du choc des armées européennes. Demandez à l’Italie si l’habileté de Victor-Emmanuel n’a été pour rien dans l’établissement de l’unité qui lui est chère et si la disparition de son successeur ne suffirait pas pour ébranler les bases de ce fragile édifice. Demandez à l’Espagne, si ce n’est pas le charme exercé par une mère gracieusement penchée sur un berceau royal qui lui permet de respirer après tant d’orages. Interrogez ces divers États, et vous verrez s’il en est un seul qui réponde que l’existence de cette royauté, même si scrupuleusement constitutionnelle, est indifférente à sa prospérité et à sa grandeur, et si on pourrait l’effacer dès lors comme une quantité négligeable.

Reste à savoir par quel moyen s’exerce une action si peu visible et pourtant sensible, — qu’on ne saisit nulle part et qu’on ne peut contester, — qui se fait respecter sans effort aussi bien des ministres que du parlement lui-même et du pays tout entier, et qui semble se conserver d’autant plus facilement intacte qu’elle ne s’use ni ne s’émousse aux frottemens de la politique quotidienne. Il n’est pas impossible d’en découvrir le secret, mais il le serait davantage de le communiquer avec l’art d’en user au Président élu et irresponsable d’une république : car tout consiste dans une autorité morale venant bien moins du mérite de la personne royale que du caractère de l’institution.

Cette autorité morale du souverain constitutionnel ne tient pas seulement à l’éclat du nom et de la race et au prestige d’un rang supérieur, bien que ce soient là des influences réelles auxquelles les plus grands démocrates ne sont pas les moins sensibles. Il ne s’agit pas non plus de l’attribuer à je ne sais quelle grâce d’étal ou quelle vertu mystique infuses dans le sang royal. Non, il s’agit tout simplement d’appliquer aux princes comme à d’autres la théorie favorite du jour sur l’influence de l’hérédité et du milieu.

Or je ne crois pas que personne puisse contester qu’un intérieur royal est un milieu politique héréditaire où les intérêts qui touchent à la grandeur et à la sécurité du pays sont traités comme le sont ailleurs les intérêts personnels ou domestiques. De là pour ceux qui ont été élevés dans cette atmosphère une familiarité d’enfance avec ces grands sujets qui est habituellement complétée par l’éducation et par un apprentissage fait de bonne heure. S’agit-il de ce qui importe avant tout à la défense nationale, le militaire ? Tous les princes sont élevés dans les camps : tous les fils du roi Louis-Philippe étaient soldats de naissance, et toutes les familles royales suivent cet exemple. Traite-t-on de la politique extérieure ? Elle est pour les princes affaire de famille. Naissance, mariage, décès, visites de parenté, tout est pour eux occasion d’entrer en relation directe avec tout le personnel des gouvernemens étrangers. Pour mettre à profit ces enseignemens pratiques, ces leçons de choses (n’est-ce pas là encore une expression à la mode ? ) un roi n’a nul besoin de génie : une capacité moyenne suffit avec une attention honnêtement appliquée à l’accomplissement de son devoir. De là la surprise qu’éprouvent les ministres parlementaires lorsque, sortis, — celui-ci du barreau, celui-là de l’industrie, cet autre de la magistrature ou de l’enseignement, — étonnés de la nouveauté et émus de la grandeur des intérêts qu’ils tiennent en main, — ils se trouvent en face d’un prince qui leur parle de tout cela comme n’ayant fait autre chose de sa vie.

Jamais cette impression n’a été mieux rendue que dans une page curieuse des Mémoires de la célèbre Mme Roland racontant les relations de Louis XVI avec le ministère girondin dont son pédant époux faisait partie. Elle décrit, non sans colère, l’état d’esprit de ces ministres démocrates sortant du conseil sous l’empire d’une sorte de charme, et racontant qu’ils venaient de voir, non pas, comme ils s’y attendaient, un imbécile abruti par la dépravation du trône, mais un homme simple, au courant de tout, sachant les précédens de toutes les questions, tous les faits, tous les noms propres, tous les traités de la France avec l’étranger, et parlant de toutes ces matières, dont ils ne savaient pas, eux, le premier mot, avec naturel et bonhomie. Impatientée de songer au contraste que devait faire cette aisance princière avec la raideur toujours rogue de ses amis, elle s’écriait : « Mais ne voyez-vous pas qu’il faudrait être né idiot pour paraître un sot dans sa position[4] ? »

Pareille scène a dû se renouveler plus d’une fois dans des circonstances moins critiques et entre interlocuteurs mieux faits pour s’entendre que Louis XVI et Pétion ou Brissot. Les mêmes choses, les mêmes questions ont un aspect si différent suivant qu’on les regarde soit de près et de haut, soit de loin, d’en bas et des bancs d’une opposition ! Aussi l’expérience du souverain vient utilement en aide à l’inexpérience de ses ministres, et j’en ai entendu plus d’un en rendre sincèrement témoignage. C’est le roi alors qui conseille et persuade ses conseillers, et dont les avis, donnés dans un intérêt général et passant d’un cabinet à un autre, assurent la continuité de la politique.

C’est dans la politique étrangère surtout, où la suite dans les vues est avant tout nécessaire, — où une ligne de conduite est tracée d’avance par une tradition séculaire et par des nécessités géographiques, — que s’exerce, d’un consentement tacite, chez les nations les plus jalouses de leur indépendance, cette action continue de l’influence royale. Rien n’en peut, par exemple, mieux donner une idée que la lecture de la biographie du prince-époux de la reine d’Angleterre écrite sur les pièces communiquées par cette princesse elle-même. C’est là qu’on peut voir quelle part ce couple royal, sans porter aucune atteinte au puritanisme constitutionnel, a pu prendre, par l’effet de ses relations domestiques, aux négociations qui ont précédé ou suivi les derniers remaniemens de l’Europe. Chez nous-mêmes, l’action du roi Louis-Philippe a été, à plus d’une reprise, très utilement exercée, du consentement des ministres les plus rigoureusement parlementaires, dans la politique extérieure : et l’on peut voir dans les Mémoires de Talleyrand que j’ai publiés, Casimir Périer, quoique très susceptible sur ses prérogatives ministérielles, — pendant l’épineuse négociation relative à la constitution du royaume de Belgique, — recourant au roi lui-même pour traiter directement avec l’ambassadeur de France à Londres les questions les plus délicates.

Une autre cause fait également au souverain constitutionnel une place à part, d’où il domine sans effort tous ceux qui sont mêlés, à côté ou au-dessous de lui, à l’activité de la vie publique : c’est que la nature et la durée de son pouvoir lui permettent de s’élever à des considérations qui ne touchent pas au même degré, dans le régime parlementaire, les hommes politiques les plus consciencieux. Quand une question naît, on sait qu’il y a deux manières de l’envisager, qui ne se contredisent pas nécessairement, mais ne s’accordent pas non plus toujours : il y a le point de vue de l’intérêt public et le point de vue de l’intérêt d’un ministère ou d’un parti. Si c’est, par exemple, une difficulté diplomatique, l’intérêt public commande de penser, avant tout, soit au maintien de la paix, soit à la défense de l’honneur national ; mais une interpellation menace, et, suivant que le langage tenu à la tribune paraîtra à la Chambre, effrayée ou irritée, trop hardi ou trop prudent, l’existence du cabinet peut être en danger. De grandes dépenses publiques sont proposées ; elles peuvent compromettre l’équilibre des finances, mais elles sont appelées par le vœu de populations dont il importe de s’assurer le vote dans une prochaine lutte électorale. Entre ces deux ordres de considérations, je veux bien croire que c’est le plus important, le plus patriotique qui l’emportera habituellement. Pourtant la nature humaine est mauvaise conseillère dans tout ce qui la touche de trop près, et quand on a embrassé un parti par une conviction sincère, on croit aisément que son succès importe avant tout au salut public. Le souverain constitutionnel est préservé de cette tentation : car le sort de tel ministère ou de tel parti doit le laisser assez froid, puisque ce qu’on lui demande c’est de survivre à la chute de tous ceux qui peuvent être vaincus dans l’arène parlementaire, de faire toujours le même accueil au vainqueur, quel qu’il soit, et de s’armer ainsi d’impartialité d’avance à tout événement. Ce qui lui importe donc, c’est moins ce qu’on va faire aujourd’hui que ce qui en sera dans un temps plus ou moins long la conséquence : car si le présent lègue de trop grosses difficultés à l’avenir, c’est lui ou ses héritiers qui en recueilleront le danger ou l’embarras : c’est lui qui aura à payer les intérêts de l’emprunt imprudemment contracté, c’est lui qui aura à soutenir la guerre engagée sans motif, tandis que les auteurs de la faute et de la folie auront depuis longtemps disparu. C’est ainsi qu’un simple calcul de prudence personnelle l’amène à s’attacher principalement à ces intérêts permanens et durables qui sont le fond et comme l’essence de la vie nationale : car les partis passent et changent, leurs passions s’éteignent comme elles s’enflamment, mais la patrie reste, et c’est elle dont la royauté devient naturellement, par sa stabilité au milieu des vicissitudes de tout ce qui l’environne, la représentation la plus éminente. Dans une démocratie surtout, elle demeure le seul point fixe qui ne soit ni agité par tous les vents ni ballotté par le flux et le reflux des marées. Rien d’étonnant qu’elle attire tous les regards et qu’elle intervienne même ouvertement à certains jours avec l’ascendant suffisant pour faire entendre l’appel suprême d’une nécessité patriotique. C’est ainsi que nous avons vu, il y a peu d’années, la reine Victoria, au moment où la discussion d’une réforme électorale menaçait de ne pouvoir aboutir sans causer de profondes commotions, mander auprès d’elle les chefs des deux partis conservateur et libéral, et les presser, presque leur enjoindre de trouver un terrain commun d’entente et de concessions réciproques. S’ils ont obéi et s’ils l’ont trouvé, c’est qu’ils croyaient entendre l’Angleterre elle-même parler par sa voix.

Laquelle de ces causes d’autorité et d’ascendant, qui demeurent acquises au souverain constitutionnel, malgré la gêne du régime parlementaire, la loi de 1875 a-t-elle pu assurer au Président irresponsable qu’elle a créé ? Je cherche et n’en vois aucune. Ce n’est pas l’expérience précoce que donnent l’habitude, et comme le maniement instinctif des grandes affaires. Où le Président élu l’aurait-il pris, cet avantage ? Arrivé tard à ce poste élevé, il y est novice à tout âge, et assujetti comme d’autres à un apprentissage que la courte durée de son mandat ne lui laisse pas le temps d’achever. De tout le personnel royal et diplomatique d’Europe, il n’a pas connaissance et n’est pas connu. Les moyens d’information qui abondent entre les mains d’un roi lui manquent absolument. J’ai été le premier, par exemple, à demander qu’on n’attachât pas trop d’importance à l’incident qui s’est passé à la cour de Copenhague ; mais je ne puis m’empêcher de faire remarquer que du moment où il s’agissait de savoir quels sentimens avaient été échangés entre deux personnes royales, si le chef de l’Etat français eût été, lui aussi, de cette condition, l’information lui serait arrivée d’elle-même, sans qu’il eût eu besoin de la chercher, ni surtout d’employer pour l’obtenir la forme singulièrement gauche d’un interrogatoire semi-officiel.

Est-ce un point de vue supérieur à l’intérêt étroit et passager d’un parti qui peut assurer une influence réelle au Président élu et irresponsable ? Mais il est lui-même le produit et l’instrument du parti qui a assuré son élection. Pour tout autre, il est étranger et doit paraître hostile. Ainsi il faut reconnaître qu’il ne dispose d’aucune des forces latentes que le régime parlementaire, même de la plus stricte observance, laisse au souverain constitutionnel. Ce qui n’empêche pas qu’il reste astreint à toutes les gênes que la sévérité du même régime impose à tout chef d’Etat, comme la condition et la compensation de son inviolabilité. Il est exclu, tout comme s’il portait la couronne, de toute participation directe et ostensible au pouvoir. Il se trouve ainsi qu’il a en partage toute l’impuissance matérielle, mais rien de la puissance morale d’un souverain. Il ne garde pour ainsi parler que le côté négatif de la situation.

Dira-t-on que cette infériorité est compensée par la supériorité du mérite exceptionnel dont a dû faire preuve pour monter si haut un fils de ses œuvres : avantage qui n’appartient que rarement à celui qui, suivant l’expression consacrée, ne s’est donné que la peine de naître. Est-ce bien sûr ? Que serait-ce si c’était à l’opposé qu’il faudrait s’attendre ? Assurément un souverain peut être médiocre et même tout] à fait nul. C’est la chance que la monarchie court. Mais la présidence irresponsable en est-elle à l’abri ? Je crains bien, au contraire, que ce qui est un malheureux hasard d’un côté, ne soit une coutume qui devienne une règle de l’autre. J’ai peur que le choix présidentiel ne porte à peu près nécessairement sur un candidat dont l’insignifiance soit le titre principal, et qui ne puisse être compté ni pour le premier ni pour le second, — même parmi les siens.

Tant que le régime parlementaire subsiste, quel est le rôle véritablement éclatant qui peut être le digne objet de l’ambition d’un homme supérieur ? C’est assurément celui du chef d’un parti qui obtient ou dispute la majorité dans le parlement. C’est ainsi qu’un homme public sert sa cause en illustrant son nom. Mais pour celui qui a cette prétention et qui est capable de la justifier, le champ du combat, c’est l’enceinte d’une assemblée et la tribune est son cheval de bataille. C’est là, c’est par une lutte publique et quotidienne qu’il peut faire prévaloir ses desseins, et conquérir le pouvoir et la renommée. C’est à ce prix qu’on devient sur cette scène agitée le personnage qui fixe les regards des spectateurs. Combien alors paraîtra pâle et effacée, en comparaison, la figure d’un Président relégué dans son palais, condamné au silence et à l’inaction, — n’ayant pas même le droit d’émettre tout haut une opinion, — surveillé par une presse jalouse qui lui interdit tout acte personnel, — et n’apparaissant au public que pour la décoration et la parade. Non, si un parti a dans ses rangs un chef capable de gouverner, il n’ira pas l’enfermer dans ce lieu sourd d’où sa voix ne pourra se faire entendre : et la prison, fût-elle dorée, si lui-même a le sentiment de sa valeur, et n’est p.is séduit par une vaine gloriole, il n’aura garde de s’y laisser prendre. Ne voit-on pas qu’en Angleterre, quand un leader parlementaire est appelé, par une succession inopinément ouverte, à quitter la Chambre des communes pour celle des lords, ses amis considèrent cette élévation comme un malheur pour leur parti ? Quand cette mauvaise chance héréditaire faillit arriver à M. Pitt, par une maladie de lord Chatham, son frère aîné, tout le monde s’émut de cette perspective, comme d’un véritable danger public. Que serait-ce si, au lieu de changer seulement de tribune et d’auditeurs, il eût dû s’enterrer dans le repos solennel et silencieux d’une Présidence irresponsable ?

En tout cas, j’ai connu un candidat tout à fait hors pair, et qui, après avoir concouru à la fondation d’une république, s’en réservait tout naturellement la présidence ; mais qui ne l’aurait, j’en réponds, jamais acceptée dans de pareilles conditions. Ne l’avez-vous pas nommé ? C’est M. Thiers. Je sais pertinemment que l’idée de se décharger sur des ministres de la responsabilité de la politique, avec la conséquence que cette inviolabilité entraîne, lui paraissait odieuse, presque dérisoire. La majorité de l’Assemblée nationale qui s’est séparée de lui ne lui a jamais, même dans son vote final et décisif, demandé autre chose. Nous voulions tout simplement, je le garantis, ne pas avoir affaire à lui dans toutes les discussions, ce qui exposait tout vote qui lui déplaisait à amener une menace de démission, et par suite une crise de gouvernement. Nous le suppliions de nous laisser en face de ministres responsables, avec qui on pût discuter sans qu’une résolution librement émise mît toute la société en péril. C’était l’inviolabilité qu’on lui offrait, et c’est de cela même qu’il n’a jamais voulu, et en y réfléchissant, je trouve qu’étant ce qu’il était, il n’y avait guère de chance qu’il y consentît. Le voit-on se résignant à un rôle de passivité et de silence ? Le voit-on faisant semblant de ne plus même prendre souci de la direction de la politique, disparaissant derrière des ministres dont il aurait fait le cas que chacun sait (ajoutez qu’il ne se serait probablement pas gêné pour le leur témoigner), laissant porter en son nom et sous sa signature des projets dont il aurait désapprouvé le fond, ou, s’il les eût approuvés, dont il n’aurait pas recueilli la popularité et l’honneur ? Le voit-on renonçant, pour défendre ses desseins, à faire usage des ressources merveilleuses de l’éloquence dont il était doué ? La seule pensée n’en paraît pas sérieuse. Aussi bien, on a sous les yeux, comme je l’ai déjà dit, le projet de constitution républicaine qui fut sa disposition testamentaire. On n’y trouvera pas la moindre trace d’une garantie d’inviolabilité quelconque réclamée pour le Président, ni même la plus légère allusion à la question que cette irresponsabilité soulève. C’est tout au plus si une phrase de l’exposé des motifs ne laisse pas supposer que, même devenu Président, il ne renonçait pas à paraître, lui-même, au besoin et le cas échéant, à la tribune d’une assemblée[5].

On dit que M. Gambetta eût été moins difficile et qu’élu Président, il se serait mieux prêté à la fiction constitutionnelle. Je l’ignore : mais je crains bien que, par quelque tressaillement impétueux, il n’eût mis à forte épreuve la solidité des ressorts de la loi de 1875.

Quoi qu’il en soit, on ne peut en pleine certitude parler que pour soi-même. J’ai été une fois, faute d’un meilleur, porté par une majorité parlementaire à la tête d’un cabinet, dans une situation politique qui amenait de vives discussions : si on m’eût proposé alors de ne pas venir les soutenir moi-même, pour recevoir les coups et essayer de les détourner, et pendant que d’autres auraient porté le poids du joug à ma place, d’aller inaugurer la statue de quelque célébrité oubliée, ou ouvrir une exposition d’horticulture, — puis de recevoir un gros traitement et des grands cordons d’ordres étrangers pour ce genre de service, je n’aurais pas cru faire acte de fausse modestie en le refusant.

Je dois convenir que mes meilleurs amis ne m’ont jamais exposé à cette tentation, et n’ont jamais eu la pensée de me proposer rien de pareil : je n’ai pas été médiocrement surpris en lisant un jour dans les correspondances de l’ambassadeur d’Allemagne, M. d’Arnim (publiées dans son procès par M. de Bismarck) qu’il m’avait soupçonné d’y prétendre. Entre autres excellentes raisons que j’aurais eues de ne jamais y songer, il y avait celle-ci : j’avais le bonheur de tenir mon office ministériel d’un Président tout à fait exceptionnel, auquel nul ne pouvait songer à se comparer. Bien qu’élu par une Assemblée, celui-là ne tenait de ce choix que la moindre partie de sa considération : la meilleure avait été conquise sur le champ de bataille. Mais on ne rencontre pas tous les jours des présidens qui aient pris Malakof et gagné la bataille de Magenta : et si on en pouvait trouver, je doute qu’une Assemblée vraiment républicaine eût goût à les mettre à la tête de l’Etat.

On nous dit aujourd’hui que nous allons voir, que nous voyons même déjà, dans l’Assemblée qui vient de s’ouvrir, à la place de la fâcheuse confusion que la politique de concentration républicaine rendait nécessaire, deux grands partis nettement définis, l’un et l’autre républicains : l’un défendant les intérêts conservateurs, l’autre représentant les idées de réforme et de progrès, les tories et les whigs de la république. Si ce beau idéal du régime parlementaire est en effet réalisé, j’engage fort le chef quel qu’il soit du parti conservateur (pour qui je fais d’avance les vœux les plus sincères) à ne pas se porter candidat à la prochaine élection présidentielle. Il doit avoir trop à faire, à se défendre contre les agressions des radicaux dépossédés et l’audace croissante du socialisme pour quitter la place où il peut regarder ses ennemis en face et leur tenir tête. Qu’il reste au poste de combat et de commandement, et même, comme tout général a besoin d’être appuyé par ses lieutenans, qu’il ne se prive dans cette lutte suprême du concours d’aucun de ses meilleurs divisionnaires. Qu’il fasse choix pour la Présidence de la république, parmi les siens, ou de quelque vétéran retraité, pourvu d’honorables chevrons, ou d’un ami d’un bon caractère et d’un esprit docile, dépourvu de prétention personnelle et propre à recevoir et à bien exécuter une consigne. — La fonction étant de celles où il n’y a rien de significatif, ni à faire ni à dire, le mieux est de la conférer à celui qui, pour s’en acquitter de bonne grâce, n’aura pas à contraindre sa nature.

A la vérité, un Président d’une humeur si inoffensive ne fera tout à fait bon ménage qu’avec l’Assemblée qui aura concouru à son élection, et dont la majorité, qui l’a choisi, partage tous ses sentimens. Mais que par une élection nouvelle (qui peut, qui doit même arriver une fois dans le cours d’une présidence), suivie d’un retour d’opinion du suffrage universel, une majorité animée de sentimens contraires vienne réclamer son tour et sa place au pouvoir, c’est alors que la situation du Président élu devient, à la fois, délicate, douloureuse et presque choquante. Un tel changement, je l’ai dit, n’émeut que faiblement un souverain constitutionnel, puisque, quelque estime qu’il puisse avoir pour les ministres qu’il quitte, n’ayant aucune obligation envers eux, ne tenant rien que de la loi et de sa naissance, le regret qu’il peut éprouver de se séparer d’eux n’est mêlé d’aucun remords de leur manquer de foi. On dit que Louis XVIII, qui était homme d’esprit, caractérisait d’une manière piquante le rôle que la charte dont il était l’auteur lui imposait en cas de changement ministériel. Un jour que ses ministres allaient à la Chambre, et que lui-même montait en voiture pour sa sortie habituelle : « Vous voyez, leur disait-il, en souriant, tant que la Chambre vous soutient, je vais me promener ; si elle vous lâche, c’est moi qui vous dirai : Allez vous promener. » C’était faire preuve peut-être de trop de liberté d’esprit au sujet d’un incident qui a toujours sa gravité. Une telle plaisanterie, excessive, mais innocente dans la bouche d’un souverain constitutionnel, deviendrait inconvenante dans celle d’un Président élu, le jour où il serait appelé à congédier ceux de qui il tient son pouvoir. Le même homme pourra-t-il bien, sans un pénible embarras, désavouer toutes les convictions auxquelles il est censé avoir voué sa vie avant de leur devoir son élévation, et, quand la mauvaise fortune atteint ses amis, au lieu de partager leur disgrâce, les écarter de sa personne en gardant le poste auquel leurs suffrages l’ont élevé ? S’il a cette légèreté ou cette fermeté d’âme (il n’importe comment on voudra l’appeler), d’autres auront-ils la mémoire aussi courte, et ne se souviendront-ils plus de ce qu’il oublie pour lui reprocher son apostasie ou se métier de la sincérité de sa conversion ? Ne sera-t-il pas accusé couramment de travailler encore sous-main en faveur du parti qui lui est cher ?

Si ce qu’on nous dit de la séparation du parti républicain en deux fractions, l’une radicale, l’autre modérée, est véritable, nous pourrions bien être arrivés à une situation de ce genre, et la triste condition que je dépeins pourrait être celle du Président actuel : ce qui expliquerait très suffisamment qu’il éprouvât quelque contrariété à s’y résigner, et même quelque scrupule à s’y prêter. Car l’Assemblée qui l’a élu, loin de se prêter à la division dont on nous parle, tenait au contraire la concentration républicaine pour un dogme sacré. Si j’ai même bonne mémoire, c’est précisément pour éviter cette scission que le choix s’est porté vers lui. Il a été nommé dans une journée critique (succédant à ce qu’on a appelé une nuit historique), où un conflit était sur le point de s’élever entre républicains, et pouvait donner lieu à des luttes matérielles et même sanglantes. Son nom que rien ne désignait la veille a été accepté sans d’autre mérite éprouvé que celui de paraître un gage et un élément de conciliation. On conçoit alors très bien qu’il lui répugne de s’employer aujourd’hui à l’opération directement contraire. Et si, parmi les républicains dont il devrait se séparer, il est des amis de sa jeunesse, des compagnons de combat avec qui il ait vécu, lutté, peut-être souffert, la peine qu’il éprouverait à les voir en face de lui, dans les rangs qu’il serait obligé de combattre, n’aurait rien qui ne lui fît honneur. Il pourrait très bien s’étonner que, la cause de son élection ayant disparu, l’effet en subsistât encore.

N’en doutons pas. Laissant de côté les circonstances présentes que je connais trop peu pour les bien apprécier, on peut affirmer d’une façon générale que le jour où il serait bien avéré à la suite d’une élection nouvelle que le Président ne serait plus que le représentant attardé d’une opinion répudiée par le suffrage universel, en quelque sorte une épave que la marée on se retirant aurait laissée sur la côte, son altitude serait tellement fausse que même pour quelques années qui lui resteraient encore à paraître en scène, il aurait peine à en supporter le désagrément.

Pour sortir de cet embarras, pense-t-on qu’il pourrait faire usage de ce droit de dissolution qui lui est remis pour un cas extrême ? Ce serait un acte d’énergie qu’on ne peut guère attendre d’un pouvoir si peu sûr de lui-même. Mais de plus, on ne voit pas bien à quel moment il pourrait tirer utilement du fourreau cette arme trop lourde pour son bras. Est-ce dans la première partie de sa présidence, et tant qu’il n’a encore affaire qu’à la Chambre où prévaut le parti qui l’a élu ? Mais à quel propos la dissoudre, puisque, étant son œuvre, il ne peut manquer de s’entendre avec elle ? Est-ce quand une élection nouvelle l’aura mis en présence d’une autre assemblée animée d’un esprit différent ? Mais à quoi bon faire alors appel au pays, puisqu’il vient de parler, et pourquoi l’interroger de nouveau, quand il a répondu par avance ?

C’est ainsi que toutes les précautions prises pour assurer au Président élu l’indépendance de son action, loin d’avoir obtenu le succès qu’on s’en promettait, tournent l’une après l’autre contre leur but. En le faisant irresponsable, on voulait le préserver, on l’annule. En prolongeant son pouvoir, on voulait que son existence légale survécût à celle de ses électeurs, et on l’a tout simplement exposé à rester en butte à l’hostilité dédaigneuse de leurs successeurs. C’est qu’on ne transporte pointa volonté des dispositions d’origine monarchique dans une loi républicaine. C’est qu’il y a une logique secrète qui a présidé au développement des institutions, qui en rend toutes les parties unies et solidaires, à ce point qu’on n’en peut ni détacher, ni en changer une arbitrairement. Un ressort ne joue sans causer de désordre que dans la machine préparée pour le recevoir. En fin de compte, irresponsabilité et élection sont deux idées qui s’excluent réciproquement : car il ne doit y avoir de raison pour élire un homme que la confiance qu’on place dans ses opinions, son caractère ou ses talens : et c’est alors un vrai contresens légal que de lui imposer, une fois nommé, l’interdiction de manifester une idée, une volonté, une faculté quelconque. Puis à quoi bon l’irresponsabilité du chef de l’Etat, si elle n’a pas pour effet de le soustraire à la polémique de partis ? Et quelle contradiction alors que de l’y soumettre obligatoirement par le retour périodique d’une élection ? Soyons de bonne foi : l’inviolabilité royale n’est prise au sérieux que parce qu’elle s’applique à une personne placée dans une condition qu’aucune autre n’égale et dont personne n’a le droit de la dépouiller ; mais une inviolabilité intermittente qui commence aujourd’hui et doit Unir demain, qui s’adresse tantôt à celui-ci, tantôt à celui-là, a quelque chose qui fait sourire.

Tout, en un mot, dans la loi de 1875, porte la trace d’un assemblage d’élémens irréconciliables faits par un concert accidentel avec une précipitation irréfléchie. On dirait un de ces êtres imaginaires que la fable antique se plaisait à composer en associant des attributs et des organes empruntés aux diverses espèces du règne animal.


Humano capiti cervicem pictor equinam
Jungere si velit…
Spectatum admissi risum toneatis amici.


Concluons. Ce qui résulte de cet examen, c’est que le chef de l’Etat, étant à la fois, par la Constitution de 1875, privé de toute action matérielle par l’irresponsabilité, et de toute action morale par la nature de son origine, est en réalité complètement annulé, et que son impuissance légale est un fait dont les uns peuvent se plaindre et les autres s’accommoder, mais que personne ne peut contester. Dès lors le pouvoir législatif subsistant seul, puisque le pouvoir exécutif n’est plus rien, nous sommes tombés dans la confusion dont l’Assemblée républicaine de 1848 avait repoussé la pensée. Nous tendons au régime pur et simple de l’omnipotence parlementaire. Ce n’est pas tout à fait le système préconisé alors par M. Grévy, mais peu s’en faut. Entre le droit de révoquer un pouvoir et la puissance de l’anéantir, en fait, la différence n’est pas grande, et en pratique le résultat est le même.

Aussi ne puis-je partager la surprise, des publicistes naïfs qui s’étonnent que sous un tel régime les Chambres soient indociles, les ministères soient mobiles et ne sachent pas grouper autour d’eux une majorité qui leur soit fidèle. Et quel moyen pourrait-on trouver de discipliner la majorité d’une assemblée quand, se sachant souveraine maîtresse, elle ne voit en face d’elle aucun pouvoir qu’elle soit tenue de respecter ? Jamais, de mémoire d’homme, ministre constitutionnel n’a été mis à pareille épreuve. Parmi les chefs parlementaires illustres, je ne suis pas d’âge à avoir connu celui dont on rappelle le plus volontiers aujourd’hui la mémoire : mais j’ai approché de très près ceux qui, après l’avoir appuyé dans ses luttes contre l’esprit révolutionnaire et avoir vécu dans son intimité, lui ont succédé, non sans éclat, et je réponds que pas un d’eux ne se serait cru en état de mener la barque parlementaire si, privée du lest de la royauté, elle fût restée exposée, sur la nier toujours houleuse d’une assemblée, à tous les souffles du vent qui passe.

Il ne semble donc pas, en résumé, que des deux modes entre lesquels la République doit choisir pour l’élection du chef de l’Etat, l’un à l’épreuve se soit montré plus satisfaisant que l’autre. Le premier, celui qu’avait adopté la République de 1848, l’a conduite tout droit au pouvoir absolu d’un favori de la foule. Le second, qu’a préféré la loi de 1875, la mène par un déclin insensible et déjà assez rapide à cette omnipotence d’une Convention nationale qui a laissé dans notre histoire de si fâcheux souvenirs. Ne semble-t-il pas même à certains jours que nous y soyons arrivés ? Quand on voit, par exemple, la commission du budget taisant entre ses diverses sections le partage des ministères pour y opérer une descente, ne reconnaît-on pas les allures usurpatrices des comités de la fameuse assemblée ? C’est en vain qu’on a essayé d’implanter des greffes monarchiques sur une tige républicaine, la sève naturelle a prévalu et la nature des fruits n’a pas changé. Ils n’étaient donc pas tombés dans l’erreur d’esprits arriérés et rétrogrades, ils ne cédaient donc pas à des préjugés surannés, ces maîtres de la science politique et de la pensée libérale qui nous ont enseigné que, mise aux prises avec la condition sociale dont les siècles ont doté la France, toute constitution républicaine inclinerait à peu près fatalement vers l’une ou l’autre des deux extrémités révolutionnaires. Ils ne se trompaient pas en nous disant : Quand une grande nation a des traditions à suivre, l’héritage d’un glorieux passé à recueillir, une organisation formée par la monarchie et gardant son empreinte, une centralisation administrative qui veut être maniée par un bras vigoureux, mais qui peut devenir un instrument de tyrannie, une telle nation n’est pas libre de se priver impunément d’un pouvoir fixe et durable, élevé au-dessus des mouvemens de l’opinion comme de l’action du temps, propre à servir tour à tour de point d’appui et de frein à l’autorité et à la liberté. Le problème final et suprême de la République posé pour eux en ces termes irréductibles : dictature ou anarchie, n’a pas encore reçu la solution qu’ils avaient vainement cherchée ; l’expérience tend au contraire chaque fois à confirmer leurs prévisions. Seront-elles vérifiées jusqu’au bout ? La République trouvera-t-elle dans les conseils de modération et de prudence qu’on lui donne, et qu’elle paraît disposée à suivre, la force de s’arrêter sur cette pente ? J’ai quelque peine à le croire, mais l’avenir seul le dira. En attendant que l’épreuve soit faite, ceux qui dans leur jeunesse oui écoulé les leçons de la sagesse de leurs devanciers sont excusables d’y rester fidèles.


DUC DE BROGLIE.

  1. Eugène-Melchior de Vogué. l’Heure présente. Revue du 1er décembre 1892.
  2. Albert de Broglie, Du dernier conflit entre l’Assemblée et le Président de la République. Revue des Deux Mondes, du 15 février 1849.
  3. Assemblée nationale, séance du 3 février 1875. Journal officiel, p. 334-335.
  4. Mémoires de Mme Roland, édition publiée par Dauban, p. 350-353.
  5. Voici la phrase qui révèle cette secrète pensée : « Aussi la présence des ministres et quelquefois celle du Président de la République sont-elles nécessaires dans les Chambres qui peuvent forcément devenir une arène où l’on dispute le pouvoir. » Journal officiel du 20 mai 1813, p. 2208.