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À propos de la lettre publiée par M. Michelet

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L’article que nous avons récemment publié sur la Renaissance du Voltairianisme a produit dans la presse, dans les écoles et dans les hautes parties du monde politique et littéraire, une impression qui n’est point encore effacée. Cette émotion générale excitée par un acte de courage et de vigueur, les cris des blessés, la fureur de leurs amis, l’absence complète de toute réplique sérieuse, la substitution désespérée des outrages aux bonnes raisons, tout prouve que l’auteur de l’article avait visé juste, et que le coup a porté. Un seul incident est regrettable dans cette lutte décisive, c’est qu’un écrivain dont les opinions avaient été discutées avec gravité et combattues avec mesure ait entrepris, sous l’inspiration d’une colère portée jusqu’à l’oubli de sa dignité, d’imprimer à un sérieux et loyal débat le triste caractère d’une discussion personnelle, et qu’il ait jeté dans la presse démocratique une lettre qui a affligé ses meilleurs amis, et dont les journaux les moins scrupuleux en fait de personnalités violentes ont rougi pour lui. Nous cherchons encore une explication spécieuse à ces déplorables emportemens, de la part d’un écrivain qui aspire à l’honneur de défendre aux premiers rangs le droit illimité du libre examen. Dans l’approbation à peu près unanime qui a accueilli l’article de la Revue des Deux Mondes, si quelques esprits exercés aux combinaisons de la stratégie politique ont fait leurs réserves sur la question d’opportunité, il n’en est pas un seul qui n’ait pleinement rendu hommage à la franchise de l’attaque, à la solidité, à la sincérité de la discussion, et par-dessus tout à sa parfaite mesure, à sa convenance irréprochable. Qu’a-t-on répondu à cette critique élevée, si décente dans sa vigueur même ? Rien, absolument rien, car les outrages ne comptent pas. Que M. Michelet considère d’un œil attentif l’attitude générale de la presse à l’égard de son livre. Sur toute cette immense ligne qui s’étend depuis les journaux honnêtes du parti religieux jusqu’à la presse démocratique, silence absolu ou approbation pleine de réserves. Dans les journaux du radicalisme, il est vrai, M. Michelet a rencontré des sympathies ; mais une adhésion explicite et ferme, il ne l’a trouvée nulle part, pas même dans un recueil dévoué qui, tout en affichant de grandes prétentions à la haute critique philosophique et religieuse, tient un écrivain pour suffisamment réfuté quand on lui a dit, en style du père Duchesne, « qu’il n’a pas de sang dans les veines, mais de la boue. » Que doit penser au fond l’auteur de l’Histoire romaine de ses alliés de fraîche date ? Dans quel monde, hélas ! est-il allé commettre un talent si fin et si distingué ? Qu’il y prenne garde : de pareilles sympathies engagent celui qui les inspire, surtout celui qui va les chercher, et on se flatterait en vain d’échapper à l’accablante solidarité de certaines apologies.

Au surplus, et quoi qu’il arrive, le but de l’article sur la renaissance du voltairianisme aura été rempli. Ou bien en effet les nouveaux voltairiens prendront le parti de la prudence, nous ne voulons pas dire de l’hypocrisie, et s’empresseront de déclarer qu’ils n’ont pas entendu attaquer sans distinction les ministres de la religion chrétienne, qu’ils n’en veulent pas aux institutions du christianisme, mais seulement à certains abus, et alors nous nous féliciterons de conserver dans nos rangs ou plutôt d’y voir rentrer des amis un instant égarés ; ou bien, on arborera fièrement son drapeau, et l’on conviera la génération nouvelle à marcher, enseignes déployées, au renversement des institutions religieuses. La critique alors reprendra tous ses droits ; elle frappera, sans scrupule désormais et sans ménagement, sur ces dangereuses folies. On aura beau dire qu’elle dénonce des professeurs aux rigueurs du pouvoir, la critique répondra qu’elle dénonce des doctrines insensées aux décisives rigueurs de la raison publique. Il serait trop étrange en vérité que l’on pût abriter ainsi les erreurs de l’écrivain derrière la robe du professeur, se décerner un brevet d’infaillibilité de ses propres mains, et lancer l’anathème à ses contradicteurs du haut d’une chaire inviolable ; il serait trop étrange qu’il fût permis dans un pays libre, sous le singulier prétexte qu’on est chargé par l’état d’enseigner la morale à la jeunesse de nos écoles, d’entasser impunément dans des livres adressés au public les violences et les énormités, à l’abri de toute critique indépendante, et sous la protection d’une sorte de terreur organisée de longue main dans la presse démocratique. Si les choses pouvaient en venir là, il faudrait renoncer à tout libre examen, il faudrait désespérer de la dignité et des droits de la critique ; mais non, l’opinion ne prendra pas le change : elle reconnaîtra qu’on ne s’attaque pas à des personnes et à des situations, mais à des doctrines ; qu’on ne demande pas que tel professeur perde sa chaire, mais qu’il recouvre la modération et le sens. La critique soutiendrait au besoin l’opinion publique incertaine ou abusée ; elle a les yeux ouverts sur toutes les témérités, et sans perdre de vue les ténébreuses menées et les desseins du jésuitisme un instant réduit au silence, elle continuera d’exercer sa vigilance sur d’autres excès non moins dangereux. Elle est fermement résolue à combattre les extravagances de toute espèce ; c’est son droit, elle le connaît ; c’est son devoir, rien ne l’empêchera de l’accomplir. Dans l’ordre philosophique et religieux comme dans l’ordre littéraire, la Revue des Deux Mondes maintiendra fermement sa ligne de conduite. Elle ne souillera pas, par des représailles indignes, des pages où elle entend faire régner le bon goût à côté du bon sens et associer toujours la modération à l’énergie. En continuant de surveiller et de combattre tout dérèglement d’imagination, toute entreprise violente sans portée et sans avenir, elle restera fidèle à ses traditions.