À se tordre/Les Petits Cochons

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À se tordrePaul Ollendorff (p. 37-45).

LES PETITS COCHONS


Une cruelle désillusion m’attendait à Andouilly.

Cette petite ville si joyeuse, si coquette, si claire, où j’avais passé les six meilleurs mois de mon existence, me fit tout de suite, dès que j’arrivai, l’effet de la triste bourgade dont parle le poète Capus.

On aurait dit qu’un immense linceul d’affliction enveloppait tous les êtres et toutes les choses.

Pourtant il faisait beau et rien, ce jour-là, dans mon humeur, ne me prédisposait à voir le monde si morne.

— Bah ! me dis-je, c’est un petit nuage qui flotte au ciel de mon cerveau et qui va passer.

J’entrai au Café du Marché, qui était, dans le temps, mon café de prédilection. Pas un seul des anciens habitués ne s’y trouvait, bien qu’il ne fût pas loin de midi.

Le garçon n’était plus l’ancien garçon. Quant au patron, c’était un nouveau patron, et la patronne aussi, comme de juste.

J’interrogeai :

— Ce n’est donc plus M. Fourquemin qui est ici ?

— Oh ! non, monsieur, depuis trois mois. M. Fourquemin est à l’asile du Bon-Sauveur, et Mme Fourquemin a pris un petit magasin de mercerie à Dozulé, qui est le pays de ses parents.

— M. Fourquemin est fou ?

— Pas fou furieux, mais tellement maniaque qu’on a été obligé de l’enfermer.

— Quelle manie a-t-il ?

— Oh ! une bien drôle de manie, monsieur. Imaginez-vous qu’il ne peut pas voir un morceau de pain sans en arracher la mie pour en confectionner des petits cochons.

— Qu’est-ce que vous me racontez là ?

— La pure vérité, monsieur, et ce qu’il y a de plus curieux, c’est que cette étrange manie a sévi dans le pays comme une épidémie. Rien qu’à l’asile du Bon-Sauveur, il y a une trentaine de gens d’Andouilly qui passent leur journée à confectionner des petits cochons avec de la mie de pain, et des petits cochons si petits, monsieur, qu’il faut une loupe pour les apercevoir. Il y a un nom pour désigner cette maladie-là. On l’appelle… on l’appelle… Comment diable le médecin de Paris a-t-il dit, monsieur Romain ?

M. Romain, qui dégustait son apéritif à une table voisine de la mienne, répondit avec une obligeance mêlée de pose :

— La delphacomanie, monsieur ; du mot grec delphax, delphacos, qui veut dire petit cochon.

— Du reste, reprit le limonadier, si vous voulez avoir des détails, vous n’avez qu’à vous adresser à l’Hôtel de France et de Normandie. C’est là que le mal a commencé.

Précisément l’Hôtel de France et de Normandie est mon hôtel, et je me proposais d’y déjeuner.

Quand j’arrivai à table d’hôte, tout le monde était installé, et, parmi les convives, pas une tête de connaissance.

L’employé des ponts et chaussées, le postier, le commis de la régie, le représentant de la Nationale, tous ces braves garçons avec qui j’avais si souvent trinqué, tous disparus, dispersés, dans des cabanons peut-être, eux aussi ?

Mon cœur se serra comme dans un étau.

Le patron me reconnut et me tendit la main, tristement, sans une parole.

— Eh ben, quoi donc ? fis-je.

— Ah ! monsieur Ludovic, quel malheur pour tout le monde, à commencer par moi ?

Et comme j’insistais, il me dit tout bas :

— Je vous raconterai ça après déjeuner, car cette histoire-là pourrait influencer les nouveaux pensionnaires.

Après déjeuner, voici ce que j’appris :


La table d’hôte de l’Hôtel de France et de Normandie est fréquentée par des célibataires qui appartiennent, pour la plupart, à des administrations de l’État, à des Compagnies d’assurances, par des voyageurs de commerce, etc., etc. En général, ce sont des jeunes gens bien élevés, mais qui s’ennuient un peu à Andouilly, joli pays, mais monotone à la longue.

L’arrivée d’un nouveau pensionnaire, voyageur de commerce, touriste ou autre, est donc considérée comme une bonne fortune : c’est un peu d’air du dehors qui vient doucement moirer le morne et stagnant étang de l’ennui quotidien.

On cause, on s’attarde au dessert, on se montre des tours, des équilibres avec des fourchettes, des assiettes, des bouteilles. On se raconte l’histoire du Marseillais :

« Et celle-là, la connaissez-vous ? Il y avait une fois un Marseillais… »

Bref, ces quelques distractions abrègent un peu le temps, et tout étranger tant soit peu aimable se voit sympathiquement accueilli.

Or, un jour, arriva à l’hôtel un jeune homme d’une trentaine d’années dont l’industrie consiste à louer dans les villes un magasin vacant et à y débiter de l’horlogerie à des prix fabuleux de bon marché.

Pour vous donner une idée de ses prix, il donne une montre en argent pour presque rien. Les pendules ne coûtent pas beaucoup plus cher.

Ce jeune homme, de nationalité suisse, s’appelait Henri Jouard. Comme tous les Suisses, Jouard, à la patience de la marmotte, joignait l’adresse du ouistiti.

Ce jeune homme était posé comme un lapin et doux comme une épaule de mouton.

Quoi donc, mon Dieu, aurait pu faire supposer, à cette époque-là, que cet Helvète aurait déchaîné sur Andouilly le torrent impitoyable de la delphacomanie ?


Tous les soirs, après dîner, Jouard avait l’habitude, en prenant son café, de modeler des petits cochons avec de la mie de pain.

Ces petits cochons, il faut bien l’avouer, étaient des merveilles de petits cochons ; petite queue en trompette, petites pattes et joli petit groin spirituellement troussé.

Les yeux, il les figurait en appliquant à leur place une pointe d’allumette brûlée. Ça leur faisait de jolis petits yeux noirs.

Naturellement, tout le monde se mit à confectionner des cochons. On se piqua au jeu, et quelques pensionnaires arrivèrent à être d’une jolie force en cet art. L’un de ces messieurs, un nommé Vallée, commis aux contributions indirectes, réussissait particulièrement ce genre d’exercice.

Un soir qu’il ne restait presque plus de mie de pain sur la table, Vallée fit un petit cochon dont la longueur totale, du groin au bout de la queue, ne dépassait pas un centimètre.

Tout le monde admira sans réserve. Seul Jouard haussa respectueusement les épaules en disant :

— Avec la même quantité de mie de pain je me charge d’en faire deux, des cochons.

Et, pétrissant le cochon de Vallée, il en fit deux.

Vallée, un peu vexé, prit les deux cochons et en confectionna trois, tout de suite.

Pendant ce temps, les pensionnaires s’appliquaient, imperturbablement graves, à modeler des cochons minuscules.

Il se faisait tard ; on se quitta.

Le lendemain, en arrivant au déjeuner, chacun des pensionnaires, sans s’être donné le mot, tira de sa poche une petite boîte contenant des petits cochons infiniment plus minuscules que ceux de la veille.

Ils avaient tous passé leur matinée à cet exercice, dans leurs bureaux respectifs.

Jouard promit d’apporter, le soir même, un cochon qui serait le dernier mot du cochon microscopique.

Il l’apporta, mais Vallée aussi en apporta un, et celui de Vallée était encore plus petit que celui de Jouard, et mieux conformé.

Ce succès encouragea les jeunes gens, dont la seule occupation désormais fut de pétrir des petits cochons, à n’importe quelle heure de la journée, à table, au café, et surtout au bureau. Les services publics en souffrirent cruellement, et des contribuables se plaignirent au gouvernement ou firent passer des notes dans la Lanterne et le Petit Parisien.

Des changements, des disgrâces, des révocations émaillèrent l’Officiel.

Peine perdue ! La delphacomanie ne lâche pas si aisément sa proie.

Le pis de la situation, c’est que le mal s’était répandu en ville. De jeunes commis de boutique, des négociants, M. Fourquemin lui-même, le patron du Café du Marché, furent atteints par l’épidémie. Tout Andouilly pétrissait des cochons dont le poids moyen était arrivé à ne pas dépasser un milligramme.

Le commerce chôma, périclita l’industrie, stagna l’administration !

Sans l’énergie du préfet, c’en était fait d’Andouilly.

Mais le préfet, qui se trouvait alors être M. Rivaud, actuellement préfet du Rhône, prit des mesures frisant la sauvagerie.


Andouilly est sauvé, mais combien faudra-t-il de temps pour que cette petite cité, jadis si florissante, retrouve sa situation prospère et sa riante quiétude ?