À se tordre/Truc canaille

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À se tordrePaul Ollendorff (p. 175-181).

TRUC CANAILLE


Durant l’année 187… ou 188… (le temps me manque pour déterminer exactement cette époque pénible) le Pactole inonda désespérément peu le modeste logement que j’occupais dans les parages du Luxembourg (le jardin, pas le grand-duché).

Ma famille (de bien braves gens, pourtant), vexée de ne pas me voir passer plus d’examens brillants (à la rigueur, elle se serait contentée d’examens ternes), m’avait coupé les vivres comme avec un rasoir.

Et je gémissais dans la nécessité, l’indigence et la pénurie.

Mes seules ressources (si l’on peut appeler ça des ressources) consistaient en chroniques complètement loufoques que j’écrivais pour une espèce de grand serin d’étudiant, lequel les signait de son nom dans le Hanneton de la Rive gauche (organe disparu depuis).

Le grand serin me rémunérait à l’aide de bien petites sommes, mais je me vengeais délicieusement de son rapiatisme en couchant avec sa maîtresse, une fort jolie fille qu’il épousa par la suite.

C’était le bon temps.

On avait bon appétit, on trouvait tout succulent, et l’on était heureux comme des dieux quand, le soir, on avait réussi à dérober un pot de moutarde à Canivet, marchand de comestibles dont le magasin se trouvait un peu au-dessus du lycée Saint-Louis, près du Sherry-Gobbler.


La seule chose qui m’ennuyait un tantinet, c’était le terme.

Et ce qui m’ennuyait dans le terme, ce n’était pas de le payer (je ne le payais pas), c’était précisément de ne pas le payer. Comprenez-vous ?

Tous les soirs, au moment de rentrer, une angoisse me prenait à l’idée d’affronter les observations et surtout le regard de ma concierge.

Oh ! ce regard de concierge !

Dieu vous préserve à jamais d’une concierge qui vous regarderait comme la mienne me regardait !

La prunelle de cette chipie semblait un meeting de tous les mauvais regards de la création.

Il y avait, dans ce regard, de l’hyène, du tigre, du cochon, du cobra capello, de la sole frite et de la limace.

Sale bonne femme, va !


Elle était veuve, et rien ne m’ôtera de l’idée que son mari avait péri victime du regard.

Moi qui me trouvais beaucoup trop jeune alors pour trépasser de cette façon, ou plus généralement de toute autre façon, je ruminais mille projets de déménagement.

Quand je dis de déménagement, je me flatte, car c’était une simple évasion que je rêvais, comme qui dirait une sortie à la cloche de bois.

À cette époque, j’avais le sens moral extrêmement peu développé.

Ayant appris à lire dans Proudhon, je n’ai jamais douté que la propriété ne fût le vol, et la pensée d’abandonner un immeuble, en négligeant de régler quelques termes échus, n’avait rien qui m’infligeât la torture du remords.


Mon propriétaire, d’ailleurs, excluait toute idée d’intérêt sympathique.

Ancien huissier, il avait édifié une grosse fortune sur les désastres et les ruines de ses contemporains.

Chaque étage de ses maisons représentait pour le moins une faillite, et j’étais bien certain que cet impitoyable individu avait autant de désespoirs d’homme sur la conscience que de livres de rente au Grand-Livre.

Le terme de juillet et celui d’octobre passèrent sans que j’offrisse la moindre somme à ma concierge.

Oh ! ces regards !

Je reçus quelques échantillons du style épistolaire de mon propriétaire, lequel m’indiquait le terme de janvier comme l’extrême limite de ses concessions.


C’est à ce moment que je conçus un projet qu’à l’heure actuelle je considère encore comme génial.

Au 1er janvier, j’envoyai à mon propriétaire une carte de visite ainsi libellée :


Alphonse Allais
FABRICANT D’ÉCRABOUILLITE



Le 8 janvier arriva et se passa, sous le rapport de mon versement, absolument comme s’étaient passés le 8 juillet et le 8 octobre précédents.

Le soir, regard de ma concierge (oh ! ce regard !…) et communication suivante :

— Ne sortez pas de trop bonne heure demain matin. Monsieur le propriétaire a quelque chose à vous dire.

Je ne sortis pas de trop bonne heure, et j’eus bien raison, car si jamais je me suis amusé dans ma vie, c’est bien ce matin-là.

Je tapissai mon logement d’étiquettes énormes :


Défense expresse de fumer


J’étalai sur une immense feuille de papier blanc environ une livre d’amidon, et j’attendis les circonstances.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un gros pas qui monte l’escalier, c’est l’ancien recors.

Un coup de sonnette. J’ouvre.

Justement, il a un cigare à la bouche.

J’arrache le cigare et le jette dans l’escalier, en dissimulant, sous le masque de la terreur, une formidable envie de rire.

— Eh bien ! qu’est-ce que vous faites ? s’écrie-t-il, effaré.

— Ce que je fais ?… Vous ne savez donc pas lire ?

Et je lui montre les Défense expresse de fumer.

— Pourquoi ça, défense de fumer ?

— Parce que, malheureux, si une parcelle de la cendre de votre cigare était tombée sur cette écrabouillite, nous sautions tous, vous, moi, votre maison, tout le quartier !

Mon propriétaire n’était pas, d’ordinaire, très coloré, mais à ce moment sa physionomie revêtit ce ton vert particulier qui tire un peu sur le violet sale.

Il balbutia, bégayant, bavant d’effroi :

— Et vous… fabriquez… ça… chez… moi !

— Dame ! répondis-je avec un flegme énorme : si vous voulez me payer une usine au sein d’une lande déserte…

— Voulez-vous vous dépêcher de f… le camp de chez moi !

— Pas avant de vous payer vos trois termes.

— Je vous en fais cadeau, mais, de grâce, f… le camp, vous et votre…

— Écrabouillite !… Auprès de mon écrabouillite, monsieur, la dynamite n’est pas plus dangereuse que la poudre à punaises.

— F… le camp !… F… le camp !…

Et je f… le camp.