À travers l’Apulie et la Lucanie/02

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À travers l’Apulie et la Lucanie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 56 (p. 280-304).
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A TRAVERS
L’APULIE ET LA LUCANIE

NOTES DE VOYAGE.

II.[1]
L’INTÉRIEUR DE LA POUILLE. — MELFI ET VENOSA.


I.

D’ici à trois ans au plus, on se rendra en chemin de fer de Foggia à Melfi. Actuellement on ne peut faire ainsi qu’une partie du trajet, environ 40 kilomètres. La ligne se termine provisoirement à la station de Candela, dénommée d’après un bourg situé à quelque distance. En temps ordinaire, on ne trouve à louer à la station que des chevaux de selle qui vous portent aux localités voisines, mais nous y étions attendus par une voiture qu’on avait eu l’obligeance de nous envoyer de Melfi. Le cocher nous demanda tout d’abord si nous voulions aller par la grande route ou par la traverse. Le premier trajet était double du second ; nous voulions gagner du temps et arriver encore de bonne heure à l’ancienne capitale des comtes de la Pouille ; nous optâmes donc pour la traverse et bientôt, après avoir fait charger nos bagages sur la voiture, nous nous mîmes en route à travers champs, ou du moins par un sentier de terre, fait uniquement pour le passage des chars à bœufs à roues pleines, et creusé de profondes ornières où l’on doit rester embourbé sans pouvoir en sortir dès qu’il fait deux ou trois jours de pluie. Le chemin devenait surtout horrible quand, de distance en distance, y reparaissaient les restes de l’empierrement d’une vieille route du moyen âge, qui devait être celle qui, du temps des Normands, faisait communiquer Ascoli et Melfi. Encore maintenant, je ne puis comprendre comment la voiture ne s’est pas cent fois rompue en passant sur ces grosses pierres disjointes qui laissent entre elles des trous profonds. Je me rappelais en y passant combien de fois j’avais maudit en Grèce les restes, arrivés au même état, des anciennes chaussées pavées de l’époque vénitienne et des premiers temps de la domination turque, où le voyageur voit à chaque pas le moment où il va couronner son cheval et se rompre le cou en tombant.

Ainsi cahotés de la manière la plus violente, nous gagnons une chaîne de collines aussi nues, aussi dépourvues d’arbres que la plaine voisine, et quand elles sont gravies nous avons à nos pieds le cours de l’Ofanto, l’Aufidus des anciens. Presque à sec au moment où nous le voyons, ce n’est qu’un filet d’eau jaunâtre qui court au fond d’une vallée étroite dont l’autre flanc se relève rapidement en pentes boisées. Son lit est d’une grande largeur, encombré de galets et de quartiers de roches arrachés aux montagnes d’où il descend, dans la saison où les pluies d’hiver et la fonte des neiges en font le sonans Aufidus dont parle Horace. Ici l’Otanto est un torrent impétueux qui renverse tout sur son passage ; combien différent de l’état stagnant auquel il arrive en approchant de la mer, tel que je l’ai vu il y a quelques années devant Canosa et Cannes, traînant paresseusement ses eaux dans la plaine sur un terrain qui n’a presque plus de pente et les épandant en marécages remplis de roseaux. Nous descendons une côte presque à pic et nous voici dans le fond de la vallée, sur la berge du fleuve. Mais ici la construction du remblai destiné à porter le futur chemin de fer a supprimé le chemin qui longeait la rive gauche et il n’y en a aucun parmi les taillis serrés de la rive droite. Le cocher pousse bravement ses chevaux en bas de la berge; nous guéons le courant, puis, au lieu de remonter de l’autre côté, nous tournons à droite et nous voilà cheminant dans le lit même de l’Ofanto, que nous remontons pendant près de deux kilomètres, Dieu sait au prix de quelles secousses pour nous et de quelle peine pour notre pauvre attelage, coupant et recoupant les méandres sinueux de la rivière presque à sec, arrêtés à chaque instant par des morceaux de rochers ou des troncs d’arbres qu’elle a entraînés dans ses eaux lors de son plein. A la fin, nous voyons devant nous un pont de pierres et de briques, un des trois qui existent sur tout le cours de l’antique Aufidus. La base de ses piles est de construction romaine ; il est facile de voir que depuis l’âge des empereurs le pont a été plusieurs fois refait et plusieurs fois emporté par la violence des crues d’hiver. On l’appelle Ponte di Santa-Venere. C’est ici que la voie de Bénévent à Venusia (Venosa), par Equus Tuticus et le pied des montagnes, appelée Via Herculia d’après Maximien Hercule, franchissait l’Aufidus. Ce pont donne aujourd’hui passage à la grande route de Foggia à Melfi, que nous rejoignons enfin. Pour la prendre, nous remontons sur la berge de la rive gauche, nous franchissons ensuite le pont et nous gravissons une longue côte au milieu des bois. Arrivés au bout, nous sommes au sommet d’une sorte de promontoire d’une hauteur considérable, que contourne l’Ofanto ; de quelque part qu’on regarde, la vue est immense et magnifique.

Quand nous nous tournons du côté d’où nous sommes venus, nous voyons à nos pieds la vallée s’ouvrir presque immédiatement dans îa plaine grise et dénudée où serpente le bas Ofanto, plaine qui, droit devant nous, s’étend sans ondulations jusqu’aux lagunes du Pantano et de Salpi et jusqu’à la mer, en montrant au milieu de ses champs dépourvus d’arbres, sur un mamelon à peine accentué, les maisons blanches de la grosse ville commerçante de Cerignola, où le duc de Nemours perdit en 1503, contre Gonsalve de Cordoue, la bataille qui décida de la possession du royaume de Naples. A l’extrémité gauche de l’horizon, le Gargano, qu’on n’aperçoit qu’en partie, ferme la plaine. Sur la droite, au-delà de l’Ofanto, le terrain se relève un peu ; c’est d’abord un premier plateau sur le bord duquel est bâti Lavello, qui vit mourir Conrad IV en 1252, puis plus loin, dans la direction de la mer, les collines qui portent Canosa, si riche en monumens comme en souvenirs de l’antiquité et du moyen âge, enfin, plus sur la droite, le commencement de la chaîne pierreuse des Murgie di Minervino. En nous tournant dans la direction opposée, notre regard plonge dans la vallée, toujours de plus en plus étroite et profonde, de l’Ofanto supérieur, qui descend des hautes et âpres montagnes de la Basilicate, du côté de Pescopagano, montagnes dont l’aspect a quelque chose de farouche et de presque sinistre qui convient aux repaires d’un peuple d’héroïques brigands, tels qu’étaient les anciens Lucaniens. Les pentes des deux côtés de la vallée, dans la partie la plus voisine de nous, sont couvertes de bois et de champs parsemés de bouquets d’arbres isolés. Au fond, nous apercevons un pont antique à trois arches, le Ponte dell’ Olio, l’ancienne station de Pons Aufidi des Itinéraires romains, où la voie Appienne, dans son tracé primitif, traversait le fleuve en allant de Bénévent à Venusia. A une courte distance à vol d’oiseau, de l’autre côté de la vallée, le bourg de Monteverde est pittoresquement situé sur un sommet escarpé, qui forme comme l’avant-poste des montagnes dans lesquelles se cache l’ancienne Aquilonia, l’une des cités du petit peuple des Hirpins.

Nous poursuivons notre route pendant quelque temps encore au travers de beaux bois de chênes jusqu’à ce qu’enfin nous découvrions le Vulture. Cette montagne, chantée par Horace, qui était né dans son voisinage, formait la frontière des trois contrées de l’Apulie, de la Lucanie et du Samnium. C’est un volcan contemporain de ceux de notre Auvergne et éteint dès avant l’aurore des temps historiques, dont la base a 60 kilomètres de circonférence et qui s’élève à une altitude de près de 1,600 mètres. Les flancs en sont couverts de forêts où abondent les sangliers, les chevreuils et les loups. Le sommet est occupé par un large cratère qui s’ouvre en face de Carbonara, sur la vallée de l’Ofanto, et de tous les autres côtés entouré d’un cirque de roches à la crête découpée, pareil à la Somma du Vésuve. Une épaisse forêt de chênes et de hêtres séculaires, ombrageant deux lacs, petits mais profonds, remplit l’intérieur de ce cratère. De toute la plaine de la Capitanate on aperçoit à l’extrémité sud-est de l’horizon le cône sombre du Vulture se dresser hardiment en avant de l’arête plus lointaine des Apennins de la Basilicate. Mais on le perd de vue en entrant au milieu des hauteurs mouvementées qui se rattachent à ses dernières pentes et ont été produites en même temps que lui, dans les terrains calcaires environnans, par la poussée souterraine qui lui donnait naissance. Il faut alors en arriver tout près pour le voir de nouveau se développant de la base à la cime dans son imposante majesté.

Nous descendons dans un étroit vallon qui longe le pied de la montagne. Un ruisseau d’eau vive y court en murmurant et développe dans le sol, composé de cendres volcaniques, une fécondité égale, si ce n’est supérieure, à celle des campagnes qui environnent le Vésuve. Ce ne sont dans ce vallon que vignes portant des grappes dignes de la terre promise, vergers entourés de haies de cactus et entrecoupés de cannes gigantesques, où le pommier se mêle aux figuiers et aux orangers, clos d’oliviers, plantations luxuriantes de toute nature. Mais voici à la gauche du ravin une ville qui, sur une esplanade naturelle au-dessus des collines voisines, s’étage en gradins surmontés par la masse sévère d’un château féodal, en face du Vulture qui lui offre une perspective à transporter d’enthousiasme tous les paysagistes. Au bas est une fontaine abondante où des femmes en costume pittoresque lavent leur linge ou puisent de l’eau dans de grandes amphores vernissées, qu’elles portent ensuite sur leur tête en marchant d’un pas cadencé avec la fierté d’allure et l’eurythmie d’hydrophores antiques. Nous gravissons la rue en pente rapide d’un faubourg assez misérable et notre véhicule s’arrête sur une place carrée, toute environnée de maisons neuves. Nous sommes à Melfi, et à notre descente M. le chanoine Araneo, fils de l’auteur d’une bonne histoire de la ville, lui-même homme érudit et d’un vrai mérite, nous reçoit pour nous servir de guide et nous offrir une de ces hospitalités qui ne s’oublient pas.

En l’an 1041, ce lieu fut témoin d’un des plus importans événemens de l’histoire du moyen âge.

Depuis un quart de siècle, les Normands avaient pris l’habitude d’aller chercher des aventures dans le midi de l’Italie, en se mettant à la solde des princes lombards de Salerne et de Capoue, des ducs de Naples ou de l’abbé du Mont-Cassin. Ils y trouvaient à la fois gloire et profit, surtout un aliment à ce besoin d’activité qui les dévorait et qui ne trouvait plus suffisamment à s’exercer depuis qu’ils étaient paisiblement établis dans une province de France. Déjà Rainulfe, l’un d’eux, avait fondé la forteresse d’Aversa dans la Campanie, dont le prince de Salerne lui avait donné l’investiture féodale avec le titre de comte. Mais dans la Pouille, où ils avaient été d’abord appelés par Melo, ils ne s’étaient plus risqués, depuis leur désastre de Cannes en 1019, à reparaître autrement qu’en pèlerins de Saint-Michel du Gargano. Il y avait alors, à quelques lieues de Coutances, dans la Basse-Normandie, un vieux chevalier banneret du nom de Tancrède, renommé par ses exploits dans les guerres de Robert le Magnifique, père de Guillaume le Conquérant. Il vivait retiré dans son château de Hauteville avec une nombreuse famille, cinq fils d’un premier lit, sept d’un second et plusieurs filles en bas âge. Trop pauvre pour laisser à chacun de ses enfans un patrimoine digne de leur naissance, Tancrède encouragea ses trois fils aînés, Guillaume surnommé Bras-de-Fer, Drogon et Humfroi, à quitter le manoir paternel pour aller tenter la fortune au-delà des Alpes. De ceux de ses fils qui avaient âge d’homme, il ne garda près de lui que le quatrième et le cinquième, Geoffroi et Serlon : ce dernier fut celui qui perpétua la famille en Normandie. Ayant rassemblé parmi leurs compatriotes assez de compagnons d’armes aussi pauvres qu’eux pour en former une petite compagnie, les trois aventuriers partirent du pays de Coutances la besace sur l’épaule et le bourdon à la main. Guaimar. prince de Salerne, les prit à sa solde ; mais bientôt l’espoir du butin les fit passer sous les drapeaux de l’empereur grec, alors souverain des Pouilles, de la Basilicate et des Calabres.

Le catapan Georgios Maniakis préparait une expédition contre les Arabes de Sicile. Déjà les Byzantins avaient plusieurs fois loué les services de capitaines de la Normandie, et dans l’Italie méridionale ils avaient éprouvé à leurs dépens ce que valait le bras de ces guerriers que Boyoannis n’avait pu vaincre qu’en leur opposant sur le champ de bataille de Cannes d’autres Northmans, des Varanges ou Varègues venus directement de la Scandinavie. Maniakis engagea dans son armée une partie de ceux qui étaient à la solde du prince de Salerne, et les fils de Tancrède de Hauteville furent du nombre. Avant d’entrer en campagne, ils demeurèrent quelque temps cantonnés dans la Pouille. Là non seulement ils virent de près la mauvaise organisation des troupes impériales, ramas confus de mercenaires de toute origine sur la fidélité desquels il n’y avait à faire aucun fond, mais ils furent frappés du degré d’imprévoyance avec lequel le général grec, qui lui-même méditait une révolte contre son souverain, dégarnissait une province remplie de mécontens. Dès lors le projet de se rendre maîtres de cette belle et fertile contrée germa dans leur esprit.

Pendant toute la guerre de Sicile, le poste le plus périlleux fut réservé aux aventuriers normands. Les Grecs leur durent leurs principaux avantages et les traitèrent avec de grands égards tant qu’ils eurent besoin de leurs services. Mais après la prise de Messine et celle de Syracuse, où Guillaume Bras-de-Fer tua de sa main le principal caïd des Arabes, lorsque l’armée impériale eut conquis une grande partie de l’ile et que la guerre parut finie, les chevaliers de Normandie réclamèrent vainement leur part du butin. Un Lombard de Milan, nommé Ardoin, leur interprète, fut, par ordre du catapan, dépouillé de ses habits, rasé, puis battu de verges autour des tentes. La vengeance suivit de près l’injure. Dès la nuit suivante, les Normands traversèrent le détroit de Messine sur des barques de pêcheurs et abordèrent en Italie. On était au cœur de l’hiver; la neige couvrait toutes les hautes montagnes de la Calabre et de la Basilicate, et les torrens gonflés par les pluies inondaient les vallées. Cependant, comme le moindre retard pouvait tout compromettre, les chevaliers traversèrent le pays en dépit de tous les obstacles et résolurent, malgré la saison, d’attaquer immédiatement la Pouille, où Ardoin se faisait fort de provoquer un soulèvement à leur apparition. Ils en firent leur général, et celui-ci, s’arrêtant quelques jours à Aversa, y appela près de lui les aventuriers normands qui étaient restés à Salerne, eux au service de l’abbaye du Mont-Cassin, et tous les Lombards disposés à partager ses périls et fortune. Rainulfe leur donna trois cents hommes d’armes, et quand les troupes furent réunies, elles élurent douze comtes pour les commander sous l’autorité supérieure d’Ardoin. Guillaume, Drogon et Humfroi furent parmi ces comtes.

On marcha au travers des montagnes droit sur Melfi ; Ardoin en avait été gouverneur pour les Grecs ; il y avait de nombreuses intelligences. La ville avait été depuis une vingtaine d’années agrandie et fortifiée par Boyoannis ; elle passait alors pour la place la plus considérable et la plus forte de la Pouille après Bari, dont les Grecs avaient fait le centre de leur domination en Italie. Quatre ans auparavant, en 1037, Nicolas, archevêque de Canosa, y avait érigé un évêché, démembrement de l’ancien diocèse de la ville ruinée de Cisterna. Il n’y avait pas de garnison impériale. Mais les Normands, arrivés de nuit dans le faubourg, trouvèrent les habitans en armes sur les remparts, disposés à se défendre vigoureusement contre ces inconnus dont les projets leur étaient suspects. Ardoin vint devant la porte parlementer avec eux. Voici le discours que le chroniqueur-de l’Ystoire de li Normant, en son vieux français, place dans la bouche du Lombard : « Ceste est la liberté, laquelle vous avez cherciée. C’estuis ne sont anemis, mes grant amis, et je ai fait ce que je vous avoie promis, et vous, faciez ce que vous m’avez promis. C’estuis viennent por desjoindre lo jog dont vous estiez loiez, de liquel, se tenez mon conseil, joingnez auvec ces. Dieu est avec nous ; Dieu a miséricorde de la servitude et vergoygne que vous souffrez tous les jors, et por ce a mandé ces chevaliers por vous délivrer. » Des cris d’enthousiasme et de liberté répondirent à ces paroles d’Ardoin ; la porte s’ouvrit à deux battans, et les Normands furent reçus en triomphe dans la ville. Ils avaient désormais une place d’armes et une base d’opérations inexpugnable. Leur audacieuse aventure, d’un coup de tête de colère, devenait une grande entreprise de conquérans. Ce n’était rien moins qu’un empire nouveau qui venait de naître, un état destiné à durer huit siècles jusqu’à ce qu’il se fondît dans l’Italie désormais unifiée et parvenue à la condition de nation.

Bientôt, en effet, la plupart des villes voisines suivirent l’exemple de Melfi et se donnèrent spontanément à ces étrangers qui se présentaient comme des libérateurs. Lavant dans le sang le souvenir de la défaite de leurs compatriotes vingt-deux ans auparavant, et cela sur le même champ de bataille, deux mille Normands mirent en déroute à Cannes dix-huit mille Grecs conduits par le catapan Dokéanos, successeur de Maniakis. Vainqueurs encore l’année suivante à Montepeloso, ils gardèrent le territoire dont ils s’étaient emparés ; en deux campagnes ils avaient à jamais chassé les Byzantins de la presque totalité de la Pouille et d’une portion de la Basilicate. Mais bientôt la discorde éclata parmi ceux qui avaient obtenu ensemble ces grands résultats. Ardoin, comme avant lui Melo, était un patriote lombard qui voulait rétablir l’indépendance et la souveraineté de son peuple dans la Pouille et y reconstituer une principauté pareille à celles de Capoue et de Salerne, quitte à se débarrasser ensuite des aventuriers étrangers qui l’avaient aidé à cette tâche. Les Normands, qui formaient le nerf de l’armée, prétendaient de leur côté n’avoir pas une autre fois, comme en Sicile, combattu pour n’en avoir pas le profit ; ils voulaient « gaigner terres » et étaient bien résolus à garder pour eux-mêmes leur belle conquête. Ils se débarrassèrent d’Ardoin, rompirent avec ses Lombards, et à l’égard des habitans jetèrent le masque de libérateurs pour agir franchement avec toute la brutalité de conquérans. En 1043, ils se réuniront en parlement général à Melfi et y procédèrent au partage féodal du pays. Chacun des douze comtes devint seigneur d’une ville et les simples chevaliers eurent en fiefs des châteaux et des maisons. D’une commune voix, on décida de confier le commandement général à un guerrier de race normande, et Guillaume Bras-de-Fer fut élu « comte des Normands de la Pouille. » Ce titre, du reste, ne lui donnait que le droit de commander l’armée à la guerre, de présider les assemblées de la nation et de posséder, outre sa ville propre, celle de Melfi, qui devenait comme la capitale de la république aristocratique créée par les chevaliers normands.

La règle féodale n’admettait « pas de possession sans seigneur, » et d’ailleurs les Normands sentaient le besoin d’appuyer sur une puissance plus forte leur établissement encore naissant, à la destruction duquel les Grecs devaient consacrer de grands efforts. Ils cherchèrent donc à se donner un suzerain dont chaque comte, à titre égal, reçut une investiture régulière. Il la demandèrent d’abord en 1043 à Guaimar, prince de Salerne, puis en 1047 à l’empereur d’Occident Henri II, enfin en 1053 au pape Léon IX, après la bataille de Civitate, sans s’inquiéter du conflit qui pouvait résulter entre ces différentes suzerainetés adoptées successivement. Cependant leur position restait précaire et semblait même fortement menacée. Guillaume mort en 1047, son frère Drogon avait été élu à sa place, mais bientôt, à son tour, il était tombé en 1051, à Montolio, sous le poignard d’un assassin. Le même jour, un certain nombre de chevaliers normands étaient également massacrés dans leurs fiefs. C’était l’effet d’une vaste conspiration ourdie sous les auspices du duc Argyros, fils de Melo et réconcilié avec les Grecs, qui de Bari en dirigeait les fils. Les Lombards du pays, déçus de l’espoir qu’ils avaient mis d’abord dans les Normands, s’étaient retournés vers les Byzantins, qui leur faisaient mille promesses, et la masse de la population, à qui la nationalité des Lombards ou des Normands était indifférente, se sentait poussée à l’exaspération par la dureté du joug de ses nouveaux maîtres. Humfroi, proclamé après la mort de Drogon, dont nous retrouverons le tombeau à Venosa, avait réprimé avec une impitoyable rigueur les tentatives de soulèvement et surtout rétabli pour un temps la position du nouvel état normand par sa victoire de Civitate, dont le résultat avait été de contraindre le pape, fait prisonnier, à reconnaître la légitimité des possessions de ces étrangers qu’il avait d’abord entrepris d’expulser du sol italien comme des barbares intrus. Mais, quelques années après, l’orage s’était reformé contre Robert Guiscard, le sixième des fils de Tancrède de Hauteville, l’aîné de ceux du second lit, qui était venu rejoindre, en 1047, ses frères plus âgés et avait été élu comte des Normands en 1057, au préjudice des enfans de Humfroi. Les Normands eux-mêmes étaient profondément divisés et semblaient prêts à se livrer aux fureurs d’une guerre civile entre ceux qui voulaient continuer le régime de la république aristocratique et ceux qui prétendaient avec Robert lui-même renforcer le pouvoir central et faire de son détenteur un souverain héréditaire. En même temps, les deux empereurs d’Orient et d’Occident armaient contre eux d’un commun accord, le pape venait de les excommunier, et les habitans de la Pouille se montraient à la veille d’une insurrection. Il ne paraissait pas que les Normands, malgré leur énergie et leur bravoure, pussent résister à une coalition aussi générale, à laquelle avait adhéré leur ancien allié, le prince de Salerne, lorsque tout changea brusquement par une inspiration du génie d’Hildebrand.

Le fils du charpentier de Soano en Toscane, prieur de Cluny, puis cardinal, qui devait plus tard devenir pape et si fameux sous le nom de Grégoire VII, dirigeait déjà sous Nicolas II la conduite et la politique de la curie romaine. Il préparait l’émancipation de la papauté de la suprématie de l’empire et la grande lutte pour les investitures, qu’il devait engager une fois parvenu lui-même au souverain pontificat. Pour le développement et l’exécution de ses grandioses et généreux projets, il sentait qu’il était nécessaire d’assurer à la papauté, dans le voisinage de son territoire, un ferme appui temporel et militaire, capable d’opposer une barrière infranchissable aux armées de l’empire d’Allemagne. Nulle part entre les Italiens il n’apercevait un état assez fort, soutenu par des bras assez aguerris pour qu’on pût lui confier un tel rôle. Sa clairvoyance extraordinaire dans le jugement des hommes lui fit comprendre que les Normands de la Pouille seraient seuls capables de le remplir si l’autorité morale de l’église favorisait l’agrandissement de leur puissance. La politique papale à leur égard fit donc une volte-face subite. Hildebrand entra secrètement en négociations directes avec Robert Guiscard, et quand les termes d’un accord furent convenus entre eux, le pape Nicolas, au commencement de l’année 1059, se rendit de sa personne à Melfi, où il tint un concile dont l’objet annoncé était la réconciliation des Normands avec l’église. C’est dans ce concile que furent arrêtés, avec le caractère le plus solennel qu’un acte de ce genre pût alors revêtir, en l’empruntant à la religion, les articles qui devaient pour plusieurs siècles servir de base au droit politique de l’Italie méridionale.

Nicolas II y donnait aux Normands absolution pleine et entière des sentences ecclésiastiques prononcées contre eux, tant par lui que par ses prédécesseurs. Il accordait le titre héréditaire de duc de Pouille et de Calabre à Robert Guiscard, avec l’investiture pontificale pour toutes les terres actuellement au pouvoir des Normands dans ces provinces, et, de plus, il l’autorisait à s’emparer des possessions des Grecs et des Arabes en Italie et en Sicile. Richard, comte d’Aversa, proclamé prince de son côté, obtenait l’investiture de la principauté de Capoue, qu’il venait de conquérir sur le descendant de ses souverains lombards, lequel avait pourtant soutenu avec fidélité le parti du saint-siège. Pour prix de ces concessions, qui ne coûtaient rien au pape, mais qui avaient au XIe siècle une valeur morale extraordinaire, le duc Robert et le prince Richard se reconnaissaient, eux, leurs héritiers et leurs successeurs quels qu’ils fussent, hommes liges de l’église romaine ; ils s’engageaient à lui fournir des troupes contre tous ses ennemis et à lui payer un tribut annuel.

La papauté s’assurait ainsi le concours de la redoutable épée des Normands dans ses querelles futures avec l’Allemagne, et cela d’une manière d’autant plus certaine qu’elle avait eu l’habileté de faire reposer leur droit nouveau sur la négation de celui que les empereurs d’Occident prétendaient à la suzeraineté du midi de l’Italie. De son côté, Robert Guiscard, en obtenant l’érection de son nouveau duché en grand fief pontifical, faisait trancher par l’autorité suprême des consciences la question qui, depuis son élection, divisait les Normands de la Pouille. Ce qui avait été d’abord le simple commandement électif d’égaux sur lesquels le comte des Normands n’exerçait d’autorité qu’à la guerre, se transformait en une souveraineté héréditaire dont les comtes des villes devenaient les feudataires. Car le principe de l’hérédité des fiefs, existant depuis longtemps en fait, venait d’être reconnu en droit général par une loi de l’empereur Conrad. Dès lors, le pouvoir suprême ne dépendit plus d’une élection soumise au caprice de la volonté des barons ; il reposa sur le droit que l’investiture pontificale donnait à Robert de choisir lui-même son successeur parmi ses enfans. Ceux-ci régnèrent après lui, puis ses neveux, et l’Italie méridionale resta soumise à cette branche de la maison de Hauteville, bientôt élevée sur le même rang que les autres dynasties royales.

Robert Guiscard put alors reprendre, fort de la concession papale qui en faisait une sorte de croisade, et mener à bonne fin l’entreprise qu’il avait si brillamment inaugurée dans le Val di Crati, en Calabre, alors qu’il n’était qu’un simple aventurier exilé aux avant- postes par son frère Humfroi, le vaste plan qu’il avait dès lors conçu : enlever à l’empire grec tout ce qu’il possédait encore sur le continent italien, dans la Pouille et dans la Calabre, absorber également les principautés lombardes qui subsistaient à Bénévent et à Salerne, étendre sa suzeraineté sur les républiques commerçantes de Gaëte, de Naples et d’Amalfi, puis couronner l’œuvre en faisant sur les musulmans la conquête de la Sicile, qu’il donna en fief, avec le titre de comte, à Roger, son frère puîné. En même temps, tout en poursuivant la guerre avec une ardeur nouvelle, il adopta une ligne de conduite absolument différente de celle qu’avaient tenue jusqu’alors les Normands et avant eux les autres étrangers descendus dans la péninsule depuis les invasions barbares. Le lendemain de la bataille, il distribuait généreusement à ses troupes le butin gagné par l’épée; mais en même temps, il appelait à lui les indigènes, que ses frères avaient tenus en servage. Il leur ouvrait les rangs de son armée et s’efforçait d’effacer l’ancienne et injurieuse distinction établie depuis cinq siècles entre les vainqueurs et les vaincus. Il inaugurait ainsi cette admirable politique d’apaisement, de tolérance et de conciliation, si extraordinaire pour son époque, qui réunissait autour de lui, en les groupant par les mêmes intérêts, au service d’une même pensée, les populations les plus diverses de race et de langue : Normands établis de la veille en Italie, Lombards dépossédés de leur ancienne suprématie, Italiens de race latine foulés et pressurés de longue date par les invasions, mais toujours fiers de leur descendance romaine. Grecs, par qui les empereurs de Constantinople avaient colonisé la Calabre, Arabes de Sicile, juifs des villes de négoce, nombreux surtout dans la Pouille ; des hommes entre lesquels la diversité de foi et de culte semblait devoir établir des fermens de haine irréconciliable, obstacle impossible à surmonter pour toute tentative de fusion. Chrétiens de rites ennemis relevant, les uns de l’obédience du pape, les autres de celle du patriarche de Constantinople, musulmans et Israélites, Robert les plaçait tous dans ses états sur un pied d’égalité, les admettait également, sans distinction d’origine et de religion, dans les plus hauts offices de ses troupes et de son administration, accordant à chacun liberté entière dans l’exercice de son culte. C’est ainsi qu’il parvint à se faire accepter comme un libérateur par la majorité des populations et non-seulement à faire vivre en paix, grâce au lien de sa domination, des élémens aussi disparates, mais à les fondre jusqu’à un certain point en éveillant chez eux le sentiment d’une nationalité commune. Cet homme qui, parti d’un petit manoir de la Normandie, cadet d’une nombreuse famille, avait commencé, dans son camp de San-Marco-Argentaro, palissade à la façon de ceux des anciens vikings, par mener, à force de misère, la vie d’une sorte de chef de bandits, ne fut pas seulement un grand conquérant, il montra dans l’exercice du pouvoir les qualités d’un fondateur de peuple.

L’extension des conquêtes de Robert Guiscard et la transformation de son pouvoir ne profitèrent pas à Melfi, bien au contraire. Quand le duc normand se fut rendu maître de Salerne, il y transporta sa résidence et la capitale de ses états. Cette grande ville lui paraissait plus en rapport avec l’éclat qui devait désormais entourer la cour d’un grand prince. D’ailleurs il y trouvait des traditions monarchiques qui lui plaisaient en lui semblant offrir plus de garanties que l’esprit qui régnait à Melfi. De plus, dans la forteresse apulienne, il s’était senti jusque-là presque à la merci des velléités de révolte des grands barons du voisinage, lesquels lui faisaient une sourde opposition et ne dissimulaient pas leurs regrets du régime de république aristocratique qui avait régné sous les premiers comtes.

Melfi ne perdit pas cependant toute son importance avec le transport du centre du gouvernement à Salerne. Le pape Urbain Il y rassembla un nouveau concile en 1089. Le roi Roger s’occupa d’embellir cette ville, qui restait royale et où il fit tenir en 1130 un concile schismatique par son antipape Anaclet. Du temps de la maison de Souabe, Frédéric Il y vint souvent passer les mois d’été, attiré par le climat tempéré qui y marque cette saison et par les alimens que les bois du Vulture offraient à sa passion pour la chasse. C’est à Melfi qu’en 1231 il promulgua les fameuses Constitutions augustales, compilées par son chancelier Pierre de la Vigne avec l’assistance des deux grands jurisconsultes Roffrido de Bénévent et Taddeo de Sessa, vaste code de lois embrassant le droit politique, le droit civil, criminel et féodal, les règles de la procédure, la compétence des juges et des fonctionnaires, les frais et dépens, les finances, la police, les poids et mesures, enfin les monnaies. Divisé en trois livres comprenant 290 décrets, dont 42 émanant du roi Roger, 23 des deux Guillaume et 225 de Frédéric lui-même, ce recueil est disposé d’une manière confuse, mais il n’en constitue pas moins un monument législatif de la plus haute valeur où se résument les progrès les plus avancés du droit tel qu’on le comprenait au XIIIe siècle. C’est le premier exemple que le pouvoir souverain ait donné en Europe de substitution de la loi écrite à la coutume, de tentative de mise en ordre du chaos juridique dans lequel se débattait le moyen âge. Depuis Justinien l’on n’avait pas vu formation d’un code complet de ce genre s’étendant à toutes les choses de l’ordre social. Frédéric y poursuit systématiquement l’abaissement de la puissance de la noblesse et du clergé, la restriction de leurs privilèges au profit du pouvoir royal. Il établit ce pouvoir en protecteur de leurs vassaux, auxquels il offre un recours contre l’oppression et les vexations de toute nature. Il revendique exclusivement pour la couronne la juridiction criminelle à tous les degrés et l’appel des causes civiles. Mais tout en abaissant la noblesse, il montre une jalousie maladroite contre l’établissement des communes; il n’assure donc pas à la royauté cet appui de la bourgeoisie des villes que surent s’acquérir les rois de France, en poursuivant la même œuvre par une voie plus lente, mais aussi plus sûre. Il dut profondément le regretter à la fin de son règne, quand il vit autour de lui la trahison et la révolte éclater partout dans les rangs des seigneurs. Mais, sous ce rapport, il avait poursuivi toute sa vie l’idéal de l’absolutisme impérial et il s’était montré centralisateur à l’excès. Le souvenir des troubles de sa minorité pesait sur lui comme il pesa plus tard sur Louis XIV.

Melfi, d’ailleurs, en ayant cessé d’être une capitale, restait une ville de grand commerce, un des principaux marchés de la Pouille. Les Amaltitains y venaient trafiquer en grand nombre, y avaient un quartier spécial et y étaient placés presque sur le même, pied que les citoyens. La juiverie était riche et considérable, moins pourtant que celle de la voisine Venosa. Sous l’empire romain, les juifs s’étaient établis en très grand nombre en Apulie; ils y pouvaient posséder le sol, et plusieurs d’entre eux étaient devenus dans ce pays de grands propriétaires terriens. D’une constitution de l’empereur Honorius, datée de 398, nous apprenons que dans cette province l’ordo ou sénat municipal de plusieurs cités en était venu à présenter une majorité de juifs. Bien traités par les Ostrogoths, ils se montrèrent dévoués à leur cause, et les juifs de Naples eurent une part considérable à la défense de la ville contre Bélisaire. Un peu plus tard, le pape saint Grégoire le Grand, dans sa correspondance, se montre souvent préoccupé des Israélites apuliens ; il n’était pas comme son prédécesseur saint Gélase, qui traitait en intime ami un de ceux-ci, nommé Telesinus. Un célèbre rabbin français du XIIe siècle cite un proverbe qui avait cours depuis longtemps et qui, calquant à sa manière des paroles d’Isaïe, disait : « La loi sort de Bari et la parole de Dieu d’Otrante. » En effet, la renaissance des études hébraïques s’est produite en Italie bien plus tôt que dans le reste de l’Europe, et dès le commencement du Xe siècle, dans l’ordre des sciences profanes, les juiveries de la Pouille comptaient des hommes de la valeur du fameux médecin Schabthaï Domnolo. Elles continuèrent à subsister sans être trop molestées, même sous les Angevins. Ce fut seulement Ferdinand le Catholique qui fit expulser les juifs du royaume de Naples, en appliquant à ce pays la loi barbare d’exil que l’Espagne avait adoptée et qui lui fut si funeste.

Bâtie sur un sol volcanique, la ville de Melfi, qui compte actuellement une douzaine de mille âmes, a souffert à plusieurs reprises, presque de siècle en siècle, les ravages des tremblemens de terre. Le dernier et l’un des plus violens eut lieu en 1851 et renversa la majeure partie de la ville, en faisant de nombreuses victimes. C’est pour cela que la plupart des constructions y sont neuves. Par suite, Melfi ne conserve que bien peu de souvenirs monumentaux de son passé historique. Le château-fort qui la domine, énorme pâté garni de tours carrées peu saillantes, est encore dans sa masse une œuvre du XIe siècle. C’est bien celui qu’ont habité Drogon et Humfroi, celui où Robert Guiscard enferma sa première femme Albérade, la fidèle compagne des épreuves de sa jeunesse, quand il l’eut répudiée pour contracter une alliance plus profitable à sa politique en épousant Sichelgaïta, sœur du prince de Salerne. Mais ce château a été complètement défiguré par des remaniemens et des appropriations modernes de diverses époques. Il appartient actuellement à la famille Doria, qui en tire un titre princier. La seigneurie de Melfi, restée du domaine royal jusqu’au XIVe siècle, fut pour la première fois donnée en fief comme comté par Jeanne Ire. Ferdinand Il d’Aragon l’érigea en duché pour la famille Caracciolo. Mais elle était revenue à la couronne par voie de confiscation quand Charles Quint la donna comme principauté à André Doria.

De l’ancienne cathédrale il n’est demeuré debout qu’un beau campanile carré à plusieurs étages de fenêtres romanes, aussi élégant que hardi dans la façon dont il s’élève vers le ciel. A son étage supérieur, l’architecte a employé les pierres volcaniques rouges et noires du Vulture pour exécuter, à la façon de ce qu’on voit souvent dans les églises de l’Auvergne, de véritables mosaïques à grandes pièces, incrustées dans l’appareil de gros blocs de calcaire qui forme la construction. Elles dessinent des lions rampans d’un style tout héraldique, placés sur chaque face des deux côtés de la fenêtre. Le lion était l’emblème qu’avait adopté la dynastie des Normands de Sicile, et Huillard-Bréholles a déjà remarqué qu’ils en avaient multiplié la figure sur tous leurs monumens. Le campanile de Melfi fut élevé en 1153, sous le règne de Roger II, par les soins de l’évêque Roger. L’architecte s’appelait Noslo Remerii. C’est ce que nous apprennent deux inscriptions gravées sur la face ouest de l’édifice.

Dans la cour du municipe on conserve un énorme et magnifique sarcophage antique de marbre, découvert en 1856 sur le territoire de la commune voisine de Rapolla. Parmi les monumens de ce genre, c’est un des plus beaux et des plus importans que j’aie vus; Rome même n’en possède qu’un petit nombre qui puissent rivaliser avec celui-ci. Autour de la caisse sont disposées seize niches richement ornementées, sous chacune desquelles est une figure de haut-relief, divinité ou héros. Le couvercle figure un lit sur lequel est couchée une jeune femme endormie, dont la coiffure est celle de Messaline, d’Agrippine et de Poppée. Comme jusqu’au fond des provinces on s’attachait à suivre la Molé dont les impératrices donnaient le ton, ce trait caractéristique place l’exécution du sarcophage aux temps de Claude et de Néron. Il serait fort à désirer que ce magnifique monument de sculpture fût mis à couvert dans quelque salle et ne demeurât pas ex; osé aux intempéries atmosphériques comme aux mutilations des gamins dans une cour où tout le monde a accès.

Dans cette même cour du municipe on remarque encore quelque chose de fort bizarre. C’est un pilier de pierre du XVIe siècle, adossé au bâtiment qui était autrefois la prison. Il se termine à son sommet par une console fortement en saillie, au-dessous de laquelle, à son extrémité, est scellé un gros anneau de fer qui a pu servir à suspendre la poulie d’un puits, ou bien peut-être à brancher des chrétiens. Cette dernière hypothèse paraîtra peut-être au premier abord assez invraisemblable, mais elle m’est inspirée par les singulières inscriptions que porte le pilier. D’un côté de la console est gravé, avec l’écusson de la province de Basilicate présentant en armes parlantes un basilic ailé : Quietum nemo impune lacesset. De l’autre côté on lit : Scribit in marmore lœsus, au-dessous du buste en bas-relief, vu de face, d’un personnage aux cheveux taillés en brosse, à la barbe courte et en pointe, portant une cuirasse avec une fraise à l’espagnole, manifestement le portrait de quelque capitaine des armées de Charles-Quint. C’est là un monument de vengeance, et il se rattache à un des épisodes les plus sanglans des guerres entre Français et Espagnols au commencement du XVIe siècle. Dans sa désastreuse expédition de 1528, Lautrec vint mettre le siège devant Melfi, qui, comme la plupart des villes de la Pouille, montra beaucoup de dévoûment à la cause de l’empereur. Melfi se défendit donc énergiquement, mais une de ses portes fut à la fin livrée par trahison. Là comme à Andria, Lautrec, voulant inspirer la terreur à la contrée voisine, mit la ville à sac et passa au fil de l’épée une partie de la population et de la garnison. Les Espagnols revinrent bientôt après, et leurs représailles furent terribles à l’égard des soldats français laissés dans la place, ainsi que de ceux des habitans que l’on désignait comme partisans de la France et que l’on soupçonnait d’avoir pris part au complot qui avait livré la ville. C’est là ce que rappelle l’inscription du pilier des prisons de Melfi. L’offensé qui proclame qu’on ne l’aura pas impunément troublé dans son repos est l’Espagnol, possesseur du pays par un droit qu’il tient pour légitime. Il y a donc une certaine probabilité à ce que le pilier dont nous parlons ait alors servi de gibet et vu l’agonie de quelques-unes au moins des victimes des vengeances qui suivirent le passage des Français.

La Melfi actuelle n’a pas d’industrie ; les quelques gens de métier qu’on y compte sont pour la plupart en même temps cultivateurs. Tout son commerce, qui a une certaine activité, consiste en produits agricoles des campagnes environnantes. Comme les autres villes de la Pouille, surtout celles qui se trouvent situées dans l’intérieur des terres et ne sont pas en même temps ports de mer, celle-ci n’est habitée que par des propriétaires ruraux, presque tous nobles, car il n’y a pas à proprement parler de bourgeoisie, et par des paysans, simples ouvriers agricoles d’une condition fort misérable, qui chaque matin partent avant l’aube pour aller travailler dans les champs, souvent à plusieurs lieues de distance, et ne reviennent qu’au coucher du soleil. Rien de plus pittoresque que le spectacle qu’offre à la brune la rue du faubourg, au moment de leur rentrée. Hommes et femmes remontent alors en troupes d’un pas lent et fatigué, portant sur l’épaule la houe et la bêche avec lesquelles ils ont foui le sol, et sur leur tête des paniers de grains ou de fruits, ou bien des bottes de verdure destinée à la nourriture des animaux, poussant devant eux de petits ânes alertes qui trottinent surchargés de légumes, de corbeilles de vendange, de sacs de grain, de fagots coupés dans les bois voisins. Quelques-uns de ces paysans portent dans leurs bras les petits enfans qu’ils ont emmenés dans les champs et se penchent sur eux avec une touchante expression de tendresse. D’autres enfans, un peu plus grands, laissés à la maison, accourent au-devant de leurs parens et se jettent à leur cou avec des cris joyeux qui se mêlent au meuglement des vaches et au bêlement des moutons que les bergers ramènent de la pâture, aux aboiemens de leurs chiens et au tintement des grosses clochettes de leurs bestiaux. À ce moment, tout est bruit et mouvement de fête ; pour augmenter le tumulte, auquel se plaisent tous les peuples méridionaux, des gamins font partir des pétards dans la rue, des cabarets on entend sortir des chants et le bruit des tambours de basque, car la jeunesse va se délasser en dansant du labeur de la journée. C’est là un spectacle qu’on retrouve dans toutes les villes de la contrée, mais on ne s’en lasse pas, et surtout la première fois qu’on en est témoin il ravit le voyageur, qui n’a rien vu de semblable sous nos climats.


II.

La route, incessamment montante et descendante, est assez monotone entre Melfi et Venosa, distante d’un peu plus de six lieues. Pittoresquement située, avec ses maisons blanches et à toits plats en terrasses comme celles d’une bourgade de l’Orient, la ville occupe l’esplanade d’une colline formant promontoire au-dessus de la vallée de la Fiumara, le Daunus des poésies d’Horace. Son origine est antique. Venusia était une des principales villes des Dauniens et en même temps une des places frontières entre l’Apulie et la Lucanie. Au commencement du IIIe siècle de notre ère, époque où son nom commence à apparaître dans l’histoire, elle était tombée au pouvoir des Samnites. C’est sur eux qu’en 292 le consul L. Postumius la prit de vive force, massacrant une grande partie des habitans, qui, nous dit-on, étaient riches et nombreux. L’année suivante, le sénat, appréciant la valeur de la position stratégique, y fonda une colonie de droit latin. Les écrivains qui parlent de sa fondation disent qu’on y envoya vingt mille coloris, chiffre qui semble fort exagéré par rapport à ce qu’étaient d’ordinaire les établissemens de ce genre. En tout cas, la colonie de Venusia, à laquelle on assigna un territoire étendu, pris en partie sur l’Apulie et en partie sur la Lucanie, fut dès ses débuts une des plus considérables qu’eût créées la politique romaine. Elle parvint rapidement à un très haut degré de prospérité, qu’atteste son monnayage commençant, comme celui de Luceria, pendant la période où l’as romain avait encore le poids d’une livre.

Un peu moins de quatre-vingts ans après sa fondation, la colonie de Venusia ne rendit pas à Rome, dans les péripéties de la seconde guerre punique, moins de services que Luceria. C’est là que le consul Terentius Varro se réfugia avec sept cents cavaliers seulement après le dé-astre de Cannes et parvint en quelques jours à rassembler un petit corps de quatre mille hommes, fuyards du champ de bataille ou gens de la ville. Sept ans plus tard (209 avant J.-C), quand la plupart des colonies latines, fatiguées des sacrifices de la guerre, se refusèrent à les continuer, Venusia fut du nombre des dix-huit qui se déclarèrent prêtes à fournir des soldats et de l’argent tant que la mère patrie en aurait besoin. Elle devint alors pendant quelques années le quartier-général des commandans romains opérant dans le sud de l’Apulie contre Hannibal et s’efforçant de le refouler chaque jour davantage vers la péninsule du Bruttium. Cette fidélité de dévoûment coûta cher à la ville, car à la fin de la guerre elle était si dépeuplée d’hommes qu’il fallut y envoyer un nouvel et nombreux essaim de colons pour combler les vides qu’y avaient faits les batailles. Mais bientôt Venusia reprit toute sa prospérité. Il en fut de même après la guerre sociale, à laquelle elle prit une part active. Comme toutes les villes de droit latin, elle avait grand intérêt à la réalisation du but que poursuivaient les confédérés italiens; elle avait souffert des mêmes griefs. Aussi prit-elle parti pour eux dès le début de l’insurrection, et elle devint alors leur principale place d’armes dans le sud de l’Italie. La seconde année de la guerre, le préteur romain Cosconius ravagea systématiquement le territoire de la ville; mais il ne parvint pas à la prendre. Sa soumission fut postérieure et pacifique.

Il est facile de se rendre compte des causes qui permettaient à Venusia de se relever toujours vite. A partir du moment où la prise de Tarente, en 272 avant Jésus-Christ, et la fondation de la colonie de Brindes, en 244, eurent fait prolonger la voie Appienne depuis Bénévent jusqu’à l’un et l’autre de ces deux ports de mer, Venusia était devenue l’une des principales stations de la grande artère des communications entre Rome et l’Orient, vers lequel se dirigeait désormais l’effort de sa politique. C’était le point où se séparaient les deux branches de la voie allant vers Brindes et vers Tarente. Naturellement elle y trouvait l’occasion d’un grand commerce. Cicéron cite à plusieurs reprises Venusia comme un lieu où l’on avait l’habitude de se reposer quelques jours en se rendant à Brindes, quand on n’était pas trop pressé. Lui-même y possédait une de ses nombreuses villas, et sa correspondance contient une lettre qui en est datée. A l’époque du second triumvirat, on établit à Venusia une colonie de vétérans, au détriment des anciens habitans, qui virent confisquer une partie de leurs terres pour être distribuées aux nouveau-venus en récompense de leurs services dans la guerre civile. Au moment des invasions barbares, elle n’avait rien perdu de son importance et de sa richesse : c’était toujours une des premières de cette région de l’Italie.

Parmi les citoyens de Venusia dépouillés de leurs biens au profit des vétérans des triumvirs, était le fils d’un riche affranchi employé dans les administrations publiques. Il était né en 65 avant Jésus-Christ, sous le consulat de L. Manlius Torquatus et de L. Aurelius Cotta ; son nom était Q. Horatius Flaccus. Grâce à la générosité de son père, il avait reçu une brillante éducation littéraire à Rome et à Athènes ; puis, adoptant la carrière des armes, il avait embrassé le parti des meurtriers de César. Avec le grade de tribun légionnaire, il avait combattu sous Brutus à Philippes et il n’y avait très probablement pas fait la piteuse figure dont il avait plus tard la petitesse de se vanter pour s’en faire un mérite à la cour d’Auguste. Revenu en Italie et se trouvant privé de son patrimoine, ce fut la pauvreté, il le dit lui-même, qui le décida à venir chercher fortune à Rome et à y tirer parti de son talent naturel pour la poésie.


Decisis humilem pennis inopemque paterni
Et Laris et fundi paupertas impulit audax
Ut versus facerem.


Le nom d’Horace suffit à la gloire de Venusia. Le grand poète, fixé à Rome et commensal de Mécène, passant les chaleurs de l’été dans sa modeste maison de campagne de la Sabine, ne paraît pas être retourné souvent dans sa patrie[2], ni autrement qu’en passant pour aller dans sa chère Tarente, dont il aimait les hivers si doux. Même dans le voyage qu’il fit jusqu’à Brindes à la suite de Mécène, en compagnie de Virgile et de Varius, et qu’il a raconté dans ses Satires, c’est de loin seulement qu’il salua ses montagnes natales. Mais il ne les avait pas oubliées. Ses poésies sont pleines d’allusions aux paysages qui avaient les premiers frappé ses yeux, au milieu desquels il avait été nourri. Il se plaît à rappeler un prodige qui aurait marqué son enfance dans les bois du Vulture, sur le flanc lucanien de la montagne, prodige qui, malheureusement pour sa crédibilité, ressemble trop à ceux qu’on racontait de Stésichore, de Pindare et de Platon.


Me fabulosæ Vulture in Apulo
Altricis extra limen Apuliae
Ludo fatigatumque somno,
Fronde nova puerum palumbes
Texere, mirum quod foret omnibus.


On vous montre à Venosa quelques méchans restes de pans de mur romains, fort postérieurs d’après leur construction à l’époque du poète, que l’on décore du nom de Casa di Orazio. Quand une ville a donné le jour à une telle renommée, elle aime à s’imaginer qu’elle en possède une relique matérielle. Du moins la prétendue maison d’Horace à Venosa est une ruine antique ; ce n’est pas une masure du XVIe siècle comme la Casa di Virgilio qu’on fait voir à Brindisi.

Ce qui du reste est étrange avec l’importance et la richesse qu’elle a eue pendant plus de sept siècles, c’est que Venosa n’a gardé debout aucun monument romain. Tous ceux qu’elle possédait ont été rasés jusqu’aux fondemens. Aussi son château, ses églises de quelque époque qu’elles soient, toutes les maisons de ses rues tortueuses et étroites sont bâties avec des fragmens antiques. À chaque pas on y rencontre une inscription intéressante ou un fragment d’architecture, architrave, tronçon de colonne, chapiteau. Même chaque pierre non inscrite et non moulurée porte incontestablement la marque de l’outil du tailleur de pierre romain. L’épigraphie latine de cette ville est d’une merveilleuse richesse et a depuis longtemps attiré l’attention des érudits. Les monumens en ont été recueillis d’abord par Cimaglia, écrivain consciencieux, mais dont l’érudition laisse à désirer, puis à la fin du siècle dernier par l’évêque Lupoli, dont la bonne foi n’était malheureusement pas en rapport avec le caractère sacré dont il était revêtu ; enfin de nos jours par M. Mommsen. Venosa est en particulier une des localités qui ont fourni le plus d’inscriptions remontant au temps de la république et comptant parmi les plus anciens monumens épigraphiques de la langue latine.

Ce qui a été funeste aux édifices romains de Venosa, ce qui a causé leur destruction, c’est que la ville garda de l’importance pendant le moyen âge et que l’on continua d’y bâtir en exploitant les ruines antiques comme carrières. Du temps des Lombards, c’était une des principales forteresses dépendant du castaldat d’Acerenza. Au IXe siècle, elle fut détruite dans une des incursions des Sarrasins de Bari ; mais, peu après, l’empereur Louis II la rebâtit, à l’époque où il vint en Pouille faire le siège de la cité maritime, où les Arabes s’étaient installés. Venosa appartint alors à la principauté de Bénévent jusqu’à l’époque des conquêtes de Basile II en Italie ; elle passa aux mains des Byzantins et se donna enfin aux Normands dès 1041. Ils remportèrent sous ses murs leur première victoire sur les Grecs. Ce sont les commencemens de leur domination qui ont légué à cette ville les monumens auxquels le poète Guillaume de Pouille fait allusion quand il la qualifie en des termes encore vrais aujourd’hui :


Urbs Venusina nitet tantis decorata sepulcris.


En 942, Gisulfe 1er, prince de Salerne, y avait fondé une abbaye de bénédictins dédiée à la sainte-Trinité. Parmi les fils de Tancrède de Hauteville, Drogon reçut la seigneurie de Venosa au premier partage de la Pouille. Quand il eut été assassiné, son corps fut enterré, non à Melfi, mais dans sa ville propre et dans l’abbaye de la Trinité. Ce fut sans doute là ce qui décida Robert Guiscard à y choisir le lieu de sa propre sépulture. Avec l’assentiment du pape Alexandre II, il institua comme abbé un moine normand, Bérenger, fils d’Ernoult, et il dota le monastère de possessions très étendues qu’augmenta encore, en 1093, le grand comte Roger. Un fait donnera l’idée du développement de ces possessions ; dans le catalogue des barons qui, sous le roi Guillaume II, prirent part à l’expédition de terre-sainte, l’abbé de la Sainte-Trinité de Venosa est cité comme ayant fourni trente chevaliers et deux cent trente sergens de ses différens fiefs.

Les bâtimens de l’ancienne abbaye de la Trinité sont situés sur le bord de la pente qui descend vers la Fiumara (ou lumara, suivant la prononciation locale), au nord de la ville, dont les sépare une sorte de vaste esplanade herbue et solitaire, que j’ai vue animée seulement par les moutons que conduisait un berger. De là, on aperçoit par derrière la ville, à l’horizon, la crête dentelée des bords du cratère du Vulture se découpant sur le ciel.

Voici d’abord la grande église inachevée dont Robert Guiscard avait entrepris la construction, en 1065, pour se faire un mausolée digne de sa gloire. Si les travaux avaient été conduits jusqu’à terme, ce serait un édifice de premier ordre. Le plan est entièrement français. Il dessine une croix latine de 70 mètres de longueur totale. La nef principale est bordée de douze énormes colonnes, six de chaque côté, aux chapiteaux à feuillages imités de l’ordre corinthien, d’un beau galbe et d’un travail à la fois ferme et précieux. Par une disposition absolument étrangère à l’architecture Italienne de toutes les époques, et qui provient directement de France, le chœur est entouré de piliers, derrière lesquels un bas-côté continu fournit une circulation tout autour, en donnant accès à trois chapelles absidales. Sous Robert Guiscard, aucun architecte de la Pouille n’avait encore eu le temps de se mettre à l’école des ultramontains; un plan semblable ne peut donc alors avoir été conçu que par un maître constructeur appelé d’au-delà des Alpes comme l’abbé Bérenger lui-même. Au moment où mourut Robert, les travaux du gros œuvre avaient été conduits jusqu’à la naissance des voûtes, et les chapiteaux de la nef sculptés. Interrompue alors, la construction ne fut jamais reprise, et, depuis huit siècles, l’édifice est resté dans le même état. De la vaste église inachevée et découverte on a fait un jardin rempli de treilles, d’orangers et de figuiers aux troncs énormes et noueux. Des vignes y grimpent le long des colonnes et marient leurs festons de pampres verts au feuillage de pierre des chapiteaux. Rien de charmant comme l’aspect de ce verger riant dans une imposante ruine.

Si l’exécution du plan de l’architecte de Robert Guiscard avait été achevée, il est évident que l’on aurait rasé l’église plus ancienne, laissée debout provisoirement pendant la construction de la nouvelle. Celle-ci, au contraire, a fini par rester seule affectée au culte, puisque l’édifice qui devait lui succéder n’a pas été mené à terme. L’église vieille est située dans l’axe même de la nef de la grande église inachevée, qu’elle semble prolonger en avant; ses proportions sont les mêmes en largeur et notablement moindres en longueur, son architecture est médiocre et lourde; elle est actuellement en contre-bas du sol environnant. Ses murs extérieurs paraissent être restés, sans presque avoir été remaniés, ceux de l’église qui avait été bâtie au Xe siècle, lors de la fondation du monastère, église en forme de basilique latine avec narthex. Mais, à l’intérieur, le plan et les dispositions ont été changés. L’édifice a été. en effet, repris et modifié intérieurement à diverses reprises : d’abord au milieu du XIe siècle, travaux à la suite desquels le pape Nicolas II le consacra solennellement en 1059, lors du concile de Melfi; ensuite en 1126, sous le duc Guillaume; enfin dans des remaniemens très modernes qui en rendent au premier abord le plan fort obscur, par suite des murs de refend établis pour ménager des chapelles fermées et des sortes de sacristies. Si l’on fait abstraction de ces additions maladroites, on reconnaît qu’à la suite de la dernière restauration, celle du XIIe siècle, la disposition intérieure de l’église était la suivante. L’abside restait celle d’une basilique, avec son chœur empiétant sur le vaisseau même de l’édifice. En avant du chœur, ce vaisseau était divisé en trois nefs par de gros piliers de maçonnerie fortement moulurés que reliaient deux par deux, en travers de la nef centrale, comme à Saint-Nicolas de Bari, de grands arcs bandés, dont la forme en fer à cheval est tout arabe. La maîtresse nef est ainsi formée de quatre travées transversales. Dans chacune d’elles, bordant la nef, les gros piliers ne se rattachent pas l’un à l’autre par un seul arc, mais bien par deux arcs successifs en ogive, dont la retombée commune est portée par une colonne de marbre provenant d’édifices antiques. Le tout est couvert d’un plafond de bois. Un campanile carré s’élève en avant de la porte de cette église, à laquelle sa partie inférieure forme un porche couvert.

C’est à l’intérieur, dans les nefs latérales, que sont les tombeaux des princes normands. Contre la muraille de droite, à la hauteur du milieu de l’église, une niche cintrée en arcosolium, grossièrement refaite à une époque qui n’est pas éloignée de nous, abrite un simple coffre de pierre de forme rectangulaire, sans aucune sculpture, où l’on dit que reposent Drogon et Robert Guiscard. La main d’un barbouilleur moderne a peint au fond de la niche deux figures ridicules de chevaliers. On n’a pas rétabli l’ancienne épitaphe de Robert en vers léonins, curieuse par son emphase boursouflée et par la pédanterie avec laquelle le clerc qui l’a composée y employait à tort et à travers des noms de la géographie antique : « Celui-ci est Guiscard, la terreur du monde. Il a chassé de la Ville (de Rome) celui que les figures, Rome et les Allemands, tiennent pour roi (l’empereur Henri IV). Le Parthe, l’Arabe et la phalange des Macédoniens n’a pas mis Alexis (Comnène) à couvert de lui, mais bien la fuite. Quant au Vénitien, ni la fuite ni la mer ne l’ont protégé. » En face, de l’autre côté de l’église, est la tombe d’Albérade, celle-ci bien conservée. Un sarcophage de pierre, aussi simple que celui de son mari, renferme ses os. Il est placé sous un élégant fronton en saillie que portent deux colonnettes. L’épitaphe consiste en un distique latin d’une heureuse concision. « Albérade, femme de Guiscard, dit-elle, est enfermée dans ce cercueil. Si tu veux savoir qui fut son fils, c’est celui qui repose à Canosa. » Bohémond est, en effet, enterré dans un mausolée en forme de turbeh arabe, attenant à la cathédrale de Canosa. On ne pouvait donc dire d’une façon plus discrète à la fois et plus précise : Celle-ci est l’épouse répudiée, la mère du fils dépouillé par les intrigues de sa belle-mère ; mais ce fils a été le héros de la croisade.

En descendant à deux kilomètres de distance de la ville, sur la route qui continue au-delà du monastère de la Trinité et mène au fond de la vallée de la Fiumara pour remonter ensuite vers Lavello, on visite une des principales curiosités archéologiques de Venosa. C’est la catacombe juive découverte en 1853. Partout où ils l’ont pu, les juifs de l’empire romain ont adopté ce mode de sépulture souterraine, qui se rapprochait des grottes funéraires de la Palestine. C’est à eux que les premiers chrétiens l’ont emprunté, à l’imitation du sépulcre du Christ. Bien que la catacombe de Venosa fût indiquée sur les Guides de Bœdeker et de Murray, d’après ce que j’avais lu dans un savant et récent mémoire de M. Ascoli sur les anciennes sépultures israélites du midi de l’Italie, je croyais qu’elle était entièrement ruinée, et j’ai été agréablement surpris de la trouver encore exactement dans l’état où M. Hirschfeld l’avait vue et décrite il y a vingt-cinq ans. Elle est creusée dans un banc épais de tuf granulaire d’origine volcanique, de même nature que celui dans lequel ont été excavées les catacombes de Rome. Un premier couloir d’entrée donne accès à deux larges galeries parallèles entre elles, l’une plus longue que l’autre, qui y débouchent perpendiculairement ; d’autres leur succédaient plus avant dans les entrailles de la colline et sont obstruées par des éboulemens; on n’y a point pénétré, et elles réclameraient des fouilles régulières, qui probablement donneraient des résultats intéressans. Dans les deux galeries principales que l’on visite s’ouvrent à droite et à gauche des chambres plus ou moins profondes. Les parois des galeries et des chambres sont partout percées, comme celles des catacombes chrétiennes et juives de la campagne romaine, de ces niches horizontalement allongées et peu profondes, juste suffisantes pour recevoir un corps, que l’on appelle des loculi, et des niches plus grandes désignées par le nom d’arcosolia, qui dessinent un cintre au-dessus d’un sarcophage ménagé dans le tuf, sarcophage qui est ici toujours à deux ou trois places. En outre, le sol des galeries et des chambres, dans les catacombes de Venosa, est partout creusé de fosses serrées les unes contre les autres qui ont dû recevoir encore une nombreuse population de morts. Toutes ces sépultures, dans les parois ou dans le sol, sont béantes. Les dalles de pierre ou les briques scellées qui les fermaient originairement ont été arrachées par des mains impies, soit celles des gens qui ont fouillé clandestinement les galeries il y a trente ans, soit celles de dévastateurs plus anciens. Il n’est pas possible d’arriver à des renseignemens précis à cet égard. On a perdu de cette manière, il n’en faut pas douter, bien des inscriptions instructives, bien des documens du plus haut prix pour l’histoire. Mais il reste encore dans le fond des arcosolia des chambres donnant dans la galerie la plus étendue, sur l’enduit blanc dont on avait revêtu le tuf, un peu plus d’une quarantaine d’inscriptions tracées au pinceau en couleur rouge. Il y en a de latines, de grecques et d’hébraïques. Celles des deux premières classes sont écrites avec assez de soin, en grandes lettres capitales, dont la forme dénote l’époque, Ve et VIe siècle de notre ère, le temps où nous avons les témoignages littéraires les plus précis sur les juifs d’Apulie et leur grand nombre. L’hébreu est aussi d’un type ancien, fort précieux pour la paléographie.

Le latin des épitaphes de la catacombe est barbare ; il présente toutes les corruptions du langage populaire, dont il devient ainsi un monument. Les cas de la déclinaison y sont complètement brouillés et les mots contractés, altérés d’une manière curieuse. On lit, par exemple : Absida ubi cesquit Faustinus pater pour Absis ubi quiescit Faustinus pater. Le grec n’est pas moins corrompu, et dans les fautes d’orthographe qui y fourmillent on sent l’influence de la lourde prononciation qu’il prenait en passant dans des bouches sémitiques. A la suite des inscriptions en latin et en grec, l’hébreu apparaît souvent, comme dans les catacombes juives de Rome, à l’état de courtes formules consacrées : « Paix ! » ou : « Paix sur Israël! » ou bien encore: « Paix sur sa couche! » Mais, ce qu’on ne voit pas à Rome, il y a dans la catacombe de Venosa quelques inscriptions entièrement tracées en caractères hébreux. C’est à dessein que je me sers de cette expression, car plusieurs établissent que, chez les juifs apuliens, il s’était formé alors quelque chose d’analogue au Judenteutsch de l’Allemagne d’aujourd’hui. On désigne sous ce nom un allemand bâtard écrit en lettres hébraïques, que les Israélites d’outre-Rhin emploient dans leurs correspondances entre eux et dans leurs livres de commerce. De même, plusieurs des épitaphes peintes de Venosa dissimulent du grec sous leur écriture orientale. Ceci pourrait peut-être conduire à une conclusion assez importante pour l’histoire littéraire des Israélites dans les premiers siècles de l’ère chrétienne. On possède plusieurs manuscrits d’une ancienne version de la Bible en grec écrit avec des lettres hébraïques. Jusqu’ici l’origine en est absolument ignorée. Mais le fait que je signale serait de nature à faire tourner les yeux vers l’Apulie pour la recherche du pays d’où elle provient. Enfin plusieurs des inscriptions de la catacombe de Venosa sont en pur hébreu et attestent une renaissance de la culture de la langue sainte qui ne s’était encore produite à la même époque chez les juifs d’aucun autre pays de l’Occident.

Un peu plus bas en descendant vers la vallée, au-dessous des bancs de déjections volcaniques, on observe une assise d’alluvions quaternaires. En y fouillant pour extraire du sable, on a rencontré des haches de silex simplement éclaté du type de Saint-Acheul, pour me servir du terme adopté dans les classifications de l’archéologie préhistorique. Elles y étaient associées, comme sur les bords de la Somme, à des ossemens de (grands pachydermes. Ainsi Venosa joint à ses souvenirs historiques de l’antiquité romaine et du moyen âge des vestiges du plus ancien passé de l’espèce humaine, bien des milliers d’années avant toute histoire écrite, alors que le climat et le sol n’avaient pas encore pris leur physionomie d’aujourd’hui, quand le Vulture, en plein activité volcanique, projetait au loin ses cendres et ses pierres ponces.


FRANCOIS LENORMANT.

  1. Voyez la Revue du 1er mars.
  2. Son ode à la source de Bandusia, qui appartient à une époque de sa vie où l’on a peine à placer un voyage à Venusia, est composée comme en vue d’un sacrifice à célébrer auprès d’elle. Est-ce en imagination seulement qu’il s’y transporte par une fantaisie de poète ? La question dès l’antiquité préoccupait les commentateurs.