À travers l’Espagne/03

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À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 23-31).


iii

LE NORD DE L’ESPAGNE ET BURGOS

Irun. — Les douaniers espagnols. — Fontarabie. — Saint-Sébastien. — Dans les montagnes. — Burgos. — Les Serenos. — La Fonda del Norte et les servantes castillanes. — La cathédrale.

Après vous avoir raconté dans ma dernière lettre mon entrée imaginaire en Espagne, il me semble convenable, dans un journal sérieux comme la Minerve, de vous faire maintenant un récit vrai, plus vrai qu’une réclame, ou un programme politique.

Je ne vous décrirai pas Biarritz, qui, à cette saison de l’année, (décembre) grelotte au bord de la mer, aussi glacée par l’isolement que par les souffles du Nord qui troublent si profondément la baie de Biscaye.

Je passe également sous silence Saint-Jean-de-Luz, et les paysages pittoresques qui s’étendent sous nos yeux depuis cette petite ville jusqu’à Irun.

Irun est la première station espagnole, et nous avons franchi la frontière sans tambour ni trompette, sans brûler une cartouche, sans montrer nos passeports, sans la moindre émotion. Ô pays du Cid ! ce n’est pas ainsi qu’on entrait jadis dans tes redoutables Pyrénées.

Les anciens chevaliers de Don Rodrigo del Vivar sont aujourd’hui remplacés par des officiers de douane, et je proclame qu’ils font leur devoir avec toute la rigueur de sentinelles vigilantes. Ils y mettent même une solennité et une lenteur fort ennuyeuses pour les voyageurs. C’est avec des poses pleines de dignité consciencieuse, qu’ils plongent les mains dans tous les coins de toutes les malles.

Un voyageur, qui avait une boîte à chapeau d’une profondeur insondable, et remplie de mille choses qui ne servent pas à couvrir la tête, dût la vider entièrement ; et le douanier fouilla dans le chapeau jusqu’au fond sans pouvoir rien trouver… pas même le fond.

Il y a une chanson basque qui fait une jolie critique des douaniers espagnols :

 « Le gouvernement possède,
Oui, des serviteurs fidèles,
Et il les paie
Sans parcimonie,
S’il savait cependant comment eux-mêmes
Se servent les premiers,
De tels hommes
Ils feraient regorger les prisons.

 
 

Gourmands comme des poêtes,
Ils sont pour dire le vrai
Prêts à se plier à tout
Pour un dîner. »

Irun est pittoresquement situé aux bords de la Bidassoa, rivière très petite mais bruyante qui ouvre ses deux bras pour embrasser l’Île des Faisans. C’est dans cette île que le grand peintre espagnol, Vélasquez, éleva, en 1660, un pavillon où Louis xiv vint recevoir des mains de Philippe iv sa royale fiancée, Marie Thérèse.

Nous passons Fontarabie, bâtie sur une colline et qui a tout-à-fait l’aspect d’une ville espagnole : des rues étroites, des maisons jaunies, des toits en tuiles brunes, des fenêtres grillées et des balcons en fer. Ruine imposante, son vieux château est perché sur une montagne escarpée, et semble pleurer dans la solitude et la désolation les souvenirs de François i, de Jeanne la Folle, et de Charles-Quint. Les bastions écroulés servent aujourd’hui de refuge à quelques familles de Gitanos.

Sans égard pour la mémoire de Gambetta, dont le séjour a augmenté la célébrité de Saint-Sébastien, nous traversons cette ville sans nous y arrêter. Elle occupe une position des plus agréables, entourée d’un amphithéâtre de montagnes, avec une échappée de vue sur la mer.

Nous faisons nos adieux à l’Océan, car nous ne le verrons plus qu’à Cadiz, et nous entrons dans les Pyrénées dont les cimes neigeuses découpent l’horizon.

Le chemin de fer suit les sinuosités de la rivière Urumea, profondément encaissée dans les montagnes, et de distance en distance il s’engage résolument dans d’immenses tunnels. La nuit vient, et la couche de neige qui recouvre le sol s’épaissit. Le train se ralentit, et je commence à craindre qu’il ne s’arrête tout-à-fait au milieu de ces gorges profondes et inhabitées. Le froid augmente, et nous grelottons sous nos fourrures.

Heureusement les tunnels se multiplient et s’allongent ; et la marche du train s’y accélère, tandis qu’au dehors les roues de la locomotive glissent sur la neige. À une petite gare, dont les pâles réverbères tremblotent au vent, la porte de notre compartiment s’ouvre, et un caballero gigantesque, drapé dans une large cappa doublée de rouge, s’installe à côté de nous après nous avoir dit en soulevant son sombrero : buenas noches (bonsoir.) Nous le saluons à peine pour lui témoigner qu’il n’est pas le bienvenu ; et tout tranquillement il allume un cigare. C’était le moment pour moi de sortir mon espagnol, que j’étudiais depuis le matin.

— « No se fuma, señor, lui dis-je, avec un embarras parfaitement caché.

Si, si, répondit-il en me montrant la porte de la voiture, et il se pencha en dehors pour me montrer la pancarte qui devait lui donner raison. Mais la pancarte lui donnait tort ; et il éteignit immédiatement son cigare en nous faisant très poliment ses excuses.

Ce premier succès en espagnol me mit de bonne humeur, et j’essayai de causer avec le nouveau venu, qui se montra charmant et qui m’apprit plus d’espagnol en deux heures que je n’en ai appris depuis en huit jours.

Je lui exprimai mes craintes au sujet de la neige, et il m’apprit qu’elle avait en effet arrêté un train deux jours auparavant, mais que la voie n’était plus embarrassée, et que nous serions seulement retardés de quelques heures. Quand nous nous séparâmes à Burgos, nous étions devenus des amis.

La nuit était avancée. Il faisait un froid sec, comme nous en avons en décembre en Canada, et dans le ciel devenu serein la lune escaladait les plus hautes cimes de la Sierra Demanda. Un omnibus traîné par deux mulets, et dont les ais mal joints craquaient affreusement, nous conduisit à la Fonda del Norte, où nous trouvâmes d’excellents lits dans des chambres glacées.

Quelle bonne nuit j’y aurais passée sans les cris des Serenos ! Mais qu’est-ce que les Serenos, me direz-vous ? — Ce sont des gardes nocturnes qui, à chaque heure de la nuit, passent à notre porte en chantant sur un ton bizarre et avec des voix qui percent les murs : « Dieu soit loué ! Deux heures de la nuit sont sonnées. Le ciel est pur, et les étoiles scintillent ! » Je vous épargne les variantes obligées d’heures et de température, ainsi que la traduction en Espagnol. Ce chant peu agréable quand on s’endort, a cependant du caractère et m’a plu.

Au saut de mon lit, je courus à la fenêtre, et j’eus sous les yeux le vrai type de la ville castillane.

Au milieu d’une place étroite et sans décors jaillissait une fontaine, où des femmes puisaient de l’eau avec de grandes cruches de grès qu’elles portaient sur leurs têtes. Des mulets attelés en tandem, parfois au nombre de six et même de neuf, circulaient dans des rues tortueuses, traînant des charrettes étranges encombrées d’objets de toutes sortes. Sous leurs toits en tuiles de brique rouge s’alignaient de vieilles maisons uniformes, bâties en pierres rondes noyées dans un crépit jaunâtre.

Comme décor sur ce fond un peu monotone, des boutiques basses, peintes en couleurs vives, avec des vitrines mal installées, des saillies, des corniches, des balcons, des grilles, des portes enfoncées où de petits ânes, flanqués d’énormes paniers, vous regardent avec curiosité.

Tout cela pique l’intérêt, mais n’exciterait pas d’enthousiasme si l’on n’apercevait au-dessus de cette mer de tuiles rouges qui recouvre Burgos, le dôme et les clochers de la cathédrale, pareils à d’innombrables mâts de navires.

Je me hâte de faire ma toilette pour aller contempler de près cette merveille, et je descends à la salle à manger.

On serait tenté de croire qu’il n’y a pas d’homme dans cet hôtel, car on n’y voit que des femmes ; mais si, il y a un propriétaire, gros, trapu, vulgaire, avec une barbe négligée qui grisonne. Il doit mal parler l’espagnol… puisque je ne le comprends pas. Heureusement qu’on ne le voit jamais, et qu’après s’être montré un instant comme une réalité peu attrayante il a disparu comme un fantôme.

Ce sont des jeunes filles qui nous servent ; pas jolies, mais souriantes, égayées, et avec les yeux flamboyants des Castillanes. Mon langage les amuse, mais je réussis à me faire comprendre et je jouis de leur bonne humeur.

Elles sont pour nous pleines d’égards, de prévenance et d’intelligence. Quand on ne trouve pas le mot espagnol, il n’y a qu’à faire un signe, et elles comprennent. Elles ont même poussé la complaisance jusqu’à trouver avec nous que la note était trop élevée, et que leur maître nous écorchait. N’est-ce pas charmant… et habile ?

Après déjeuner, nous courons à la Cathédrale. Hélas ! elle est entourée de laides constructions qui rendent toute vue d’ensemble impossible, et sous prétexte de restaurer la façade on l’a gâtée jusqu’au-dessus des portes. Mais, plus haut, subsiste le vieux portail d’où s’élancent les deux clochers ; et l’art gothique y a déployé ses ogives, creusé ses niches, dentelé ses flèches, sculpté ses statues, brodé ses décors, multiplié ses ornements.

C’est un poème dont le premier chant est en prose, le second en vers, et dont les derniers chants atteignent à la poésie la plus sublime.

Les portails latéraux sont moins restaurés, et ont conservé le style fleuri des artistes du xiiie siècle. Mais ce qui est plus admirable encore, c’est la tour octogone du dôme, lançant dans le ciel une gerbe de pyramides et de flèches, au milieu desquelles semble vivre et se mouvoir tout un peuple de statues.

Je le répète, ce temple merveilleux ne déploie à l’œil ravi du visiteur que son couronnement ; mais ce couronnement est un prodige de grandeur et de beauté.

Imaginez une colline, ayant trois sommets en forme de cônes et hérissés de sapins verts ; supposez que ces cônes et leur végétation soient de pierre sculptée, ouvragée, ciselée, et que tous les vides de ce feuillage étrange soient remplis de statues d’anges, de saints, de martyrs, de chevaliers, de guerriers, de moines, de figures mythologiques, de monstres, d’animaux, et vous aurez peut-être une idée imparfaite de l’aspect extérieur de cette cathédrale.

Cependant, il nous semble que l’intérieur est encore plus beau.

Longtemps, nous nous sommes arrêtés sous la coupole, et nos regards éblouis ne voulaient plus s’abaisser. On vante les grottes, aux voûtes desquelles la nature a sculpté des milliers de stalactites ; mais ici l’art a fait mieux que la nature, et jamais il ne s’est montré plus prodigue d’ornements.

Que vous dirais-je maintenant des chapelles particulières ? Comment vous décrire celle du duc d’Abrantès, qui est une broderie de marbre et d’or dans un fouillis de dentelles de pierre ? Quels coups de pinceau pourraient vous représenter le chœur avec ses stalles étonnantes, et la capricieuse variété de leurs sculptures ? Quel volume subirait à vous énumérer les chefs-d’œuvre de peinture, de sculpture, d’architecture, que l’on trouve entassés dans les chapelles, dans les sacristies, dans les nefs, dans les boiseries, dans les colonnes, dans les autels, dans les tombeaux, dans les portes, dans les grilles, dans les arceaux, dans les fenêtres, et jusque dans les moindres détails de cette immense et splendide cathédrale ?

Non, je renonce à ce travail impossible. C’est quand on a vu ces merveilles que l’on sent combien les hommes d’aujourd’hui sont petits. La foi et le génie qui élevaient ces monuments ne sont plus, et ne feront jamais ces merveilles que les XIIIe, XIVe et XVe siècles nous ont léguées.

Quand je sortis de la cathédrale de Burgos, il me semblait que j’avais traversé tout un monde évanoui. Une mélancolie profonde m’oppressait, et, comme Théophile Gautier lui-même l’éprouva, tout viveur qu’il fût, je n’aspirais plus qu’à me retirer dans un coin, à me mettre une pierre sous la tête, pour attendre dans l’immobilité de la contemplation, la mort, cette immobilité absolue.

Pour secouer cette impression de tristesse, je fis une course à travers la campagne jusqu’à la chartreuse de Miraflorès, pleine de souvenirs historiques et de monuments. J’admirai sa chapelle, enrichie de l’or que les premiers découvreurs espagnols apportèrent d’Amérique, je m’extasiai devant les admirables tombeaux de Juan ii et de sa femme Isabelle ; mais je ne me sentis pas consolé.

Le sentiment de ma petitesse et de mon impuissance en face de toutes ces grandes choses m’écrasait.

Je revins à la ville. J’allai voir l’endroit où naquit le Cid, et les os que l’on montre à l’Hôtel-de-ville, et que l’on affirme être ceux du fameux chevalier et de Dona Chimène, sa femme. Je fis de mon mieux pour croire à l’authenticité de ces restes ; et, pour chasser les doutes qui m’assaillaient, je courus au bord de l’Arlanzon où s’étend la promenade de Burgos, dans l’espoir d’y rencontrer beaucoup de Castillans et de Castillanes.

Mais les promeneurs étaient rares, et l’Arlanzon qui baigne Burgos, disent les géographes, était à sec.

Je revins à mon hôtel sans avoir recouvré ma gaieté, et le soir même je partais pour Madrid.