À travers l’Espagne/27

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À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 198-207).


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L’ANCIEN THÉÂTRE ESPAGNOL

Le mystère de la Passion. — Les premiers essais dramatiques. — Luis Velez de Guevara. — Francisco de Rojas. — Juan Ruiz Alarcon y Mendoza. — Agostino Moreto.

En Espagne, comme en Allemagne et en France, le drame est né dans l’église, et ses débuts avaient pour objet de représenter sur la scène les mystères chrétiens. Même aujourd’hui on joue encore dans certains théâtres espagnols la Passion de Notre Seigneur, et ces représentations produisent encore un immense effet.

Ce mystère formait un drame en cinq actes avec un grand nombre de tableaux. Il y avait dans le premier acte une très belle scène, dans laquelle Jésus avant de rentrer dans Jérusalem où la mort l’attendait, venait demander à sa mère la permission de se sacrifier pour l’humanité. La mère refusait, et Madeleine joignait ses supplications aux siennes pour le retenir. Mais Jésus désobéissait en pleurant, et dans la scène suivante les spectateurs assistaient à son entrée triomphale dans Jérusalem.

M. Habeneck, qui assista à l’une de ses représentations, raconte qu’elle obtenait un grand succès. Le rôle du Christ était joué avec une foi profonde, et quant à Judas, le parterre était tellement irrité contre lui qu’il l’aurait tué s’il ne s’était pas suicidé.

Les scènes du Prétoire, de la Flagellation, du Couronnement d’épines, de la montée au Calvaire étaient représentées avec un réalisme effrayant.

« Je n’ai jamais assisté, dit M. Habeneck, à un spectacle plus émotionnant, plus déchirant : l’acteur ne faisait grâce ni d’un soupir, ni d’une larme, ni d’un cri ; Jésus fut lentement cloué sur la croix, et chaque coup de marteau retentissait lugubrement dans l’âme des spectateurs, frappés d’épouvante. Enfin la croix fut dressée, Jésus respira l’éponge imbibée de vinaigre, parla avec les larrons. Les soldats jouèrent aux dés son manteau, pendant que les saintes femmes pleuraient. Puis lorsque le Christ s’écria : Elie ! Elie ! lama sabacthani ! laissa tomber sa tête, et rendit l’âme, toutes les lumières s’éteignirent dans la salle, une lueur effrayante éclaira la scène, un coup de grosse caisse retentit, les tombes s’entrouvrirent, et tous les spectateurs tombèrent à genoux, se frappèrent lourdement la poitrine en s’écriant : Jésus ! Jésus ! »

Il va sans dire qu’en Espagne comme ailleurs le théâtre, en se développant, a bientôt abandonné les sujets exclusivement religieux, et a représenté des scènes historiques et mondaines, et des études de mœurs.

Mais il est bien remarquable qu’en sortant de l’église le théâtre espagnol n’est pas devenu impie ni païen. La forme a été souvent libre, parfois même licencieuse, mais le fond est resté catholique.

Les titres mêmes de certains drames montrent qu’on y traite souvent des questions de casuistique et de dogme. Ainsi Tirso de Molina, dans le Damné pour manque de foi, s’efforce de démontrer que celui qui vivrait dans le désert et la pénitence, mais qui ne croirait pas, serait damné, tandis que celui qui aurait des faiblesses et qui croirait serait sauvé.

Un auteur espagnol contemporain a traité le même sujet sous ce titre : le méchant apôtre et le bon larron.

Nous retrouverons dans la suite de cette étude d’autres drames sacrés traitant des sujets théologiques : et la chose s’explique quand on sait que les plus grands dramaturges de l’Espagne ont été des prêtres et des religieux.

Il faut remonter à la fin du quinzième siècle pour trouver les premiers essais du théâtre profane en Espagne. Encore faut-il ajouter que la première pièce dramatique, connue sous le nom de Célestine, n’a jamais été jouée.

Elle est de 1480, et contient vingt et un actes bien dialogués. Les critiques affirment qu’elle est pleine d’intrigue et de mouvement, et supérieure à tout ce qui se publiait alors dans les autres pays.

En 1492, des compagnies d’acteurs s’étaient formées, et représentaient dans les palais et les châteaux des pièces dont l’auteur était Juan de la Enzina.

Les représentations publiques ne paraissent avoir commencé qu’après 1544, avec les comédies de Lope de Receda, qui était lui-même acteur.

L’Église mit des entraves à l’introduction du théâtre, et vers 1568 il fut réglé à Madrid que les acteurs ne pourraient jouer dans cette ville que dans deux endroits désignés par deux confréries religieuses, et moyennant une redevance qui serait payée à ces confréries.

Ces représentations avaient lieu le jour, dans des cours sans toiture, et les femmes y avaient une place séparée des hommes.

Les auteurs dont les pièces furent ainsi représentées étaient Argensola, Alonzo de la Vega, et de Cisneros. Puis vinrent Juan de la Ceneva, Romero de Zepeda, Christoval de Viruès et Cervantès dont les comédies ne paraissent pas avoir obtenu un très grand succès.

Les dramatistes qui suivirent méritent que nous leur consacrions quelques pages.

Luis Velez de Guevara né vers 1570 dans l’Andalousie, et dont la vie est très peu connue, a écrit quatre cents comédies et drames qui obtinrent beaucoup de succès.

Un très petit nombre sont venus jusqu’à nous. Le roi est plus qu’un fils, est un de ses drames émouvants dans lequel un chef militaire préfère sacrifier son fils que de rendre aux Maures la ville de Tarifa.

C’est le même auteur qui a dramatisé la touchante histoire d’Inez de Castro dans la Reine morte.

Inez à épousé secrètement le prince héritier du royaume de Portugal, mais elle n’est pas de sang royal, et les intérêts du royaume exigent que le prince épouse dona Blanca, infante de Navarre. Il ne l’aime pas, et il adore Inez ; mais le roi et ses conseillers sont inflexibles et ont décidé que le prince épousera Blanca. Ce mariage n’est possible que par la mort d’Inez, et les conseillers du roi ont prononcé sa mort. Le sort de la malheureuse femme se décide dans le troisième acte, et ses paroles au roi sont des plus touchantes. Quand l’un des conseillers lui ordonne de descendre devant le roi, elle va se jeter à ses pieds en disant : Se mettre aux pieds du roi ce n’est pas descendre, c’est s’élever.

Suivant la mode du temps, le poète a mis en scène un bouffon, et il lui fait tenir le langage le plus extravagant. Brito (c’est le nom du bouffon) rendrait des points à Molière dans le style des précieuses.

Écoutez plutôt ce langage figuré dans lequel Brito, chargé d’un message pour Inez, rend compte au prince de sa visite : « Je dirigeai mes pas vers le domaine du Mondego qui tient en gage la beauté souveraine de ta maîtresse. J’y entrai lorsque le soleil rendant l’aurore jalouse, semble s’enamourer de cet orient divin qui a nom Inez, soleil d’un soleil plus voyageur…… Sur le lit doré, théâtre de votre amour, j’admire s’éveillant avec le matin, et perdant d’amour les bronzes et les marbres, j’admire les yeux, splendides étoiles, le visage de neige et de nacre, la bouche, cet œillet ! le front et les mains en cristal de roche, les cheveux, véritables rayons de soleil d’Inez de Castro, entourée d’Alonso et de Dionis, suspendus dans un accès de tendresse au cou d’albâtre de leur mère, Inez de Castro, cette aurore en chair humaine, cet avril tissé de matin, ce ciel abrégé et illuminé du feu des étoiles. Je demeurai attendri et hésitant ; contemplant cet arbre généreux d’où pendaient ces deux enfants en guise de grappe de diamant… En ce moment Alonzo et Dionis se réveillèrent, et tous deux d’un même cri demandèrent leur père. Inez s’attendrit en les entendant. Soit amour, soit jalousie elle obscurcit ses deux ciels par des larmes. Au milieu de cette pluie étrangère ses cils devinrent des chapelets de perles ; dans ses beaux yeux les perles se changèrent en papillons, qui s’enflammant se transformèrent sur les paupières en une grêle d’étoiles. »……

Abrégeons ce récit pittoresque de Brito, et disons, qu’après avoir lu la lettre de son prince Inez lui répondit, et que pendant qu’elle écrivait, une âme tombait avec chacun de ses pleurs.

Comme on le voit c’est le genre des « Précieuses » mais c’est au bouffon que le poète prête ce langage, et nous devons reconnaître qu’il fait preuve d’une imagination riche et brillante.

Le goût du maniéré était alors très répandu, et les sentiments des chevaliers espagnols étaient sujets à l’exaltation. En réalité, c’est donc une espèce de parodie des sentiments et du langage de son maître que nous venons d’entendre de la bouche du bouffon, et comme critique du genre cette page nous semble fort réussie.

Francisco de Rojas a été l’un des grands dramaturges de l’Espagne. Il vécut au commencement du dix-septième siècle et plusieurs poètes dramatiques de la France, Rotrou, Thomas Corneille, et Scaron l’ont imité.

Don Garcia est son plus beau drame, et Victor Hugo, dans Hernani, paraît en avoir eu des réminiscences. Il y a analogie dans les situations, dans les personnages et même dans les idées

Juan Ruiz Alarcon y Mendoza était né au Mexique, et l’on ne connaît presque rien de sa vie. On ne paraît pas avoir rendu justice à son génie pendant qu’il vivait. Le succès tient à si peu de chose que c’est peut-être parce qu’il était bossu et de petite taille.

Il écrivit plus de vingt comédies dont les principales sont : le tisserand de Ségovie la vérité suspecte, l’examen des maris, et les murs entendent.

Alarcon a été non seulement imité, mais plagié par Corneille, qui avait pourtant assez de génie pour créer de lui-même. Il y a des scènes du Menteur qui ne sont que des traductions de la Vérité suspecte.

Mais d’autres que Corneille se sont aussi inspirés du poète espagnol, et je soupçonne fort M. de Villemessant de lui avoir emprunté une aventure galante qu’il raconte dans ses Mémoires d’un journaliste.

Alarcon a écrit aussi un Don Juan ; mais ce n’est pas un séducteur de femme comme celui de Tirso de Molina et de Molière. C’est un modèle d’honneur, de véracité, de constance, et c’est à force de vertu qu’il réussit à se faire aimer de dona Anna.

Toute sa comédie Les murs entendent est charmante. C’est une étude de mœurs et de caractères d’une grande fidélité, d’une moralité irréprochable, et pleine d’esprit. Molière et Beaumarchais n’ont fait guère mieux comme comédie, et ils ont fait plus mal comme morale.

Nous cueillons ces traits au hazard : « un régidor de la ville a fait construire un hôpital pour les pauvres : Il avait d’abord fait les pauvres. » À combien de riches philanthropes ce mot s’applique ! Combien qui à la fin de leur vie soulagent des misères qu’ils ont eux-mêmes créées.

Écoutez ce conseil aux jeunes filles : « il ne faut pas voir dans un homme seulement sa beauté et sa grâce. La noblesse, voilà la beauté, le savoir, voilà la grâce d’un homme. L’extérieur n’est que le trésor des filles sans cervelle. Aussi le plus souvent s’éprennent-elles d’un âne d’or. »

Lisez cette autre à l’adresse des femmes mariées : « un mari laboureur honore plus qu’un amant royal. » Je reconnais toute la supériorité du duc, mais si je suis trop petite pour être sa femme, je suis trop grande pour être sa maîtresse. » 

Don Agostino Moreto vint après Alarcon, quoiqu’on ne sache pas exactement l’époque de sa naissance.

En 1657, il était prêtre, et habitait la maison du cardinal Moscoso à Tolède. C’est là qu’il se lia avec Lope de Vega, Calderon et d’autres poètes, tous protégés par le cardinal. Quelle belle société possédait alors cette admirable ville de Tolède !

Les plus remarquables pièces de Moreto sont : le beau don Diego, le Vaillant Justicier, le Riche homme d’Alcala, et Dédain pour dédain.

La trame de cette dernière comédie est assez originale, quoique le sujet en soit vieux comme le monde. Car depuis la première scène jusqu’à la dernière tous les personnages ne sont mus que par un sentiment, l’amour, et ils ne parlent pas d’autre chose. Qu’est-ce que l’amour ? Comment naît l’amour ? Quelles épreuves engendre l’amour ? Quels biens et quels maux résultent de l’amour ? Toujours, partout, et pour tous l’amour !

L’héroïne principale, Diana, est une espèce de bas-bleu philosophe, qui prétend s’affranchir de ce sentiment, et qui répond par le dédain à toutes les preuves d’amour qu’on lui donne.

Un des admirateurs dédaignés de cette belle insensible, don Carlos, a un domestique qui est une espèce de bouffon fort spirituel ; ce bouffon conseille à son maître de simuler dédain pour dédain. Cette feinte blesse dans sa vanité Diana qui se croyait irrésistible, et finalement c’est à force de froideur toujours simulée que don Carlos réussit à enflammer cette coquette ignifuge.

Comme étude du cœur féminin c’est assez conforme à la nature ; et, quoiqu’un peu trop longue, la pièce abonde en traits piquants, en fines reparties, et en observations philosophiques souvent profondes.

On me saura gré d’en reproduire quelques-unes.

« Pour celui qui dans l’obscurité voyage dans un mauvais chemin, il n’y a pas de meilleure lumière qu’une chute. »

« Les femmes sont comme des artichaux dont les feuilles grossissent la marchandise, mais dont on ne mange que le cœur. »

« On estime toujours plus ce dont on est privé que ce que l’on obtient. »

Le bouffon dit en parlant de l’amour : « C’est une angoisse, une trahison, une lâche tyrannie, c’est un quitte-raison, un quitte-sommeil, un quitte-fortune, un quitte-cheveux. Il rendrait chauve un frère lai. Celles qu’il oblige à aimer ne portent-elles pas des noms qui tous finissent en quitte : Franscisquitta, Mariquitta, etc. ? En effet, toutes nous font quitter quelque chose ».

Molière paraît avoir apprécié beaucoup cette comédie de Moreto, car il n’a fait que la parodier dans la princesse d’Élide.

Nous sommes arrivés aux trois grands poètes dramatiques qui ont fait la gloire de l’Espagne, Tirso de Molina, Lope de Vega, Calderon de la Barca ; nous croyons devoir consacrer à chacun d’eux quelque chose de plus qu’une esquisse en quelques lignes.

Mais ce que nous en dirons sera encore trop peu. Car ce sont trois génies de premier ordre, qui ont précédé les grands poètes de la France du dix-septième siècle, et qui ne leur ont rien emprunté. Leurs créations sont originales, et imprégnées d’une sève vraiment nationale. Elles sont remarquables par la noblesse des sentiments et des caractères, et par la poésie toujours luxuriante d’images et de fleurs.

Leurs œuvres sont une mine que la France et l’Italie ont exploitée, mais qui contient encore bien des richesses ignorées.