À travers l’Europe/Volume 1/La Fille de Roland

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P.-G. Delisle (1p. 371-384).

XV

LA FILLE DE ROLAND.



EH ! quoi donc, me disais-je, en entendant les pièces que je viens de critiquer et d’autres beaucoup moins bonnes, est-ce bien ainsi que se divertit maintenant la fille aînée de l’Église ? Les questions qui l’intéressent présentement sont-elles donc uniquement de savoir si Maurice épousera Madeleine, si Gabrielle sera fidèle à Julien, si M. Faure continuera de chanter au grand Opéra,[1] si Mlle Colombier éclipsera la Taglioni comme danseuse.

Ces réflexions m’affligeaient.

Un soir, cependant, la grande scène de la Comédie Française changea d’aspect, et j’y vis apparaître la France des grands siècles, la France catholique, triomphante et glorieuse !

Au lieu d’un boudoir de coquette et de courtisane, j’avais sous les yeux la Cour très noble d’un très noble empereur, des murs sévères couronnés de créneaux, un palais superbe au large perron d’acier, un donjon où planait le grand aigle d’or, une chapelle gothique décorée avec art ; c’était Aix-la-Chapelle.

Sous le dais royal un majestueux vieillard, souverain d’un vaste empire conquis par ses armes, arbitre des destinées du monde alors civilisé, entouré de chevaliers et de barons, caressait de la main la garde de sa vaillante épée qui porte dans l’histoire le nom fameux de Joyeuse ; c’était le grand empereur Charlemagne.

La poésie dramatique avait donc ce soir-là remonté les âges jusqu’à l’époque la plus glorieuse de l’histoire de France ; elle avait remué les cendres des anciens preux qui ont façonné cette illustre nation, et elle s’était arrêtée au héros fameux dont le nom a traversé les siècles, dont la légende a fait un demi-dieu, et que les poètes allemands, français, espagnols, provençaux, italiens, ont tour à tour chanté.

La France possède dans sa poésie du moyen-âge des richesses artistiques inappréciables, qui pendant des siècles ont dormi dans l’oubli et qui reparaissent maintenant au jour, comme on voit surgir du sol italien les superbes monuments de Pompéï.

C’est de ce trésor poétique que M. le Vicomte Henri de Bornier a tiré son beau drame de La Fille de Roland, qui m’a semblé un réveil de la poésie catholique en France, et qui m’a convaincu de l’immortelle vitalité de l’art dans ce beau pays.

Roland a été vraiment un personnage historique ; il a été pour la France ce qu’Achille a été pour la Grèce et la poésie a chanté sa mort comme elle a chanté la colère d’Achille, mais le sujet du drame appartient à la légende plutôt qu’à l’histoire. Permettez moi d’en faire l’analyse :

Par la trahison de Ganelon, un corps d’armée de Charlemagne dans lequel combattait Roland a été surpris dans un étroit vallon des Pyrénées, et écrasé par les Sarasins d’Espagne, comme le fut la garde impériale à Waterlo. Roncevaux, le funeste vallon, est devenu le tombeau de Roland et des plus illustres chevaliers de France.

À cette nouvelle, la belle Aude, épouse de Roland, est tombée morte, laissant une enfant nommée Berthe.

La mère de Roland était sœur de Charlemagne ; elle avait épousé en premières noces Milon, Duc de Bretagne, qui fut père de Roland, et en secondes noces Ganelon, le traître ! En apprenant la mort de son fils par la trahison de son mari elle mourut de douleur, laissant un fils de Ganelon encore à la mamelle. Le traître fut mis en jugement et condamné. On le lia à un cheval fougueux qu’on chassa dans les bois, et qui devait l’écarteler, livrer ses membres en pâture aux bêtes fauves. On le crut mort et son nom devint l’objet de l’exécration universelle, comme celui de Judas. Quant à son fils, il avait disparu, on ne savait comment.

Or Ganelon n’était pas mort. Des moines avaient rencontré dans la forêt le cheval qui devait être son bourreau, et ils avaient emporté Ganelon mourant dans leur monastère. Après l’avoir guéri, ils avaient réussi un jour à le convertir en lui présentant son fils, et vingt ans après, Ganelon ayant pris le nom de Comte Amaury, vivait inconnu dans le château de Montblois avec son fils Gérald, dont il avait fait un modèle d’honneur, de vertu, de vaillance !

C’est ici que le drame commence, et si vous voulez en bien saisir tout l’intérêt, ne perdez pas de vue les relations qui existent entre les principaux personnages — Berthe, fille de Roland, mort à Roncevaux par la trahison de Ganelon — Gérald, fils de ce même Ganelon, qui porte le nom d’Amaury.

Gérald ignore sa véritable origine et le vrai nom de son père ; mais Amaury ne l’a pas oublié, lui, et ce souvenir est le tourment de sa vie.

................................ Il est des crimes tels,
Que, même l’arbre mort, ses fruits sont immortels !

Comment ne pas voir dans son fils le frère de sa victime ? Et dès lors la vue même de ce qu’il aime le plus au monde lui rappelle constamment sa honte. Ce fils qu’il adore est un remords vivant qui se meut sous ses yeux, qui le regarde, qui lui parle, qui exalte la mémoire de Roland, qui pleure sa mort funeste, et qui sans le savoir retourne sans cesse le glaive dans le cœur de son père.

Tout son cœur bondit d’effroi, quand il songe que son fils pourrait un jour lui dire :

............................................ Ma mère
Fut celle de Roland ; qu’as-tu fait de mon frère ?

Gérald qui aime à guerroyer contre les ennemis de la France taille en pièces une troupe de Saxons, fait leur chef prisonnier, et délivre une jeune fille française qu’ils emmenaient captive. Il conduit la belle étrangère au château, et vous comprendrez son émotion, et l’émotion bien plus grande encore de son père, lorsque la jeune fille leur apprend qu’elle se nomme Berthe, fille de Roland, élevée à la Cour de Charlernagne !

Roland ! s’écrie Gérald enthousiasmé,

« Roland fut mon héros, mon idéal suprême ;
« Il me semblait — je sens mon orgueil aujourd’hui —
« Que quelque chose en moi me rapprochait de lui ;
« Dans mes rêves d’enfant en lui je croyais vivre ;
« Il me semblait du moins le voir, l’aimer, le suivre,
« Dans sa gloire éclatante et dans ses fiers travaux ;
« Et comme lui tomber aux champs de Roncevaux !
« Ah ! vous l’avez bien dit tout à l’heure : sa fille,
« Nous la saurons défendre, et, dans notre famille,
« Parmi nos gens, mon père, et dans notre maison,
« Elle ne trouvera jamais de Ganelon ! »

Je vous laisse à juger des blessures profondes que ces paroles du fils rouvrent dans le cœur du père ; il se retire plein d’angoisses, et tous les jours ce sont de nouvelles tortures, au souvenir de l’ancien crime. Un soir, dans un banquet donné par Amaury, on boit à Charlemagne, et à Roland, puis toutes les mains se lèvent, celles de Gérald avec les autres, pour maudire Ganelon !

Mais la douleur d’Amaury grandit encore, quand au moment de repartir pour Aix-la-Chapelle, Berthe vient avec Gérald lui déclarer leur mutuel amour, Ce noble et pur sentiment de la fille de Roland pour le fils de Ganelon lui paraît horrible à lui ; mais à eux qui ne savent rien, que leur dire ? Comment les détourner de cet entraînement funeste ?

Amaury objecte la distance sociale qui les sépare, et la souveraine autorité de Charlemagne ; mais Berthe lui répond.

« Comte, croyez-vous donc que je n’y songeais pas ?
« Charlemagne lui-même, en un sujet si grave,
« N’a jamais à mon choix imposé nulle entrave.
« Il me connaît ! Ni lui, ni moi, n’avions trouvé
« L’époux au cœur vaillant tel que je l’ai rêvé ;
« Gérald, lui seul, parmi les hommes du même âge,
« Des héros d’autrefois m’a retracé l’image.
« Mais il faut plus encore, il faut que mon époux
« Même dans le passé, soit le premier de tous ;
« — Qu’il ne me suive pas à la Cour ; je préfère
« À ce que je ferais pour lui ce qu’il doit faire !
« Parmi tous les seigneurs autour de moi pressés
« Il serait un égal, et ce n’est point assez !
« Pour vous, pour moi, Gérald, voici mon espérance :
« Vous savez quels exploits les paladins de France
« Ont accomplis jadis ; par eux le ciel a fait
« Ce que le monde a vu de plus grand, en effet !
« Vous le savez encore, on le sait trop : la race
« De ces héros s’en va ; — Retrouvez-en la trace !
« Partez comme eux, cherchez comme eux, faites comme eux ;
« Poursuivez les méchants, les criminels fameux,
« Les tyrans, comme on traque au bois la bête fauve,
« Soyez le juste armé qui châtie ou qui sauve ;

« Et ne songeant à moi qu’en songeant au devoir,
« Rendez-nous un Roland — avant de me revoir !
« Eh bien, comte, à présent me blâmez-vous encore ?
« Vous reste-t-il au cœur des craintes que j’ignore ?
« Je vous prends votre fils ; mais, pour dernier adieu,
« Je le donne à la France, à Charlemagne, à Dieu ! »

Amaury comprend que toute résistance est impossible, et pendant que Berthe retourne au palais d’Aix-la-Chapelle, Gérald se met en campagne pour aller conquérir de nouveaux lauriers et de nouvelles provinces.

Un an s’écoule, et des événements douloureux s’accomplissent à Aix-la-Chapelle. Un chef Sarrazin s’est présenté à la porte du palais, brandissant dans sa main Durandal, l’épée de Roland, prise le jour de Roncevaux, et il a offert de la rendre à qui pourra la prendre ; mais depuis trente jours trente barons français sont tombés sous les coups de l’infidèle, et Durandal brille toujours à son bras.

Charlemagne est accablé de douleur, et malgré son grand âge il veut aller combattre le païen lui-même ;

« Quand ils n’ont plus la gloire, il reste aux rois la mort ! »

s’écrie-t-il, et il veut aller mourir, lorsque tout-à-coup la cloche d’argent résonne, cette cloche qui annonçait le retour de quelque chevalier.

C’est Gérald qui revient victorieux d’Afrique, et qui pour première faveur demande à combattre le sarrazin.

Charlemagne sent renaître l’espoir, et pour aller prendre Durandal, il offre à Gérald Joyeuse, sa grande épée. Le combat est rude, mais Gérald revient vainqueur et il remet à l’empereur Joyeuse et Durandal. Charlemagne pleure de joie en revoyant l’épée de Roland, et il l’embrasse avec transport ; puis se tournant vers Gérald, et lui montrant Berthe, il lui dit :

« Gérald, voici le prix que ta valeur réclame :
« La fille de Roland demain sera ta femme ! »

Mais hélas ! Gérald en venant à Aix-la-Chapelle a amené avec lui son père, qui n’a pu refuser de le suivre. Au reste, vingt ans de larmes et de pénitence ont changé son visage autant que son cœur, et Ganelon est bien convaincu que personne ne saura le reconnaître dans le Comte Amaury.

Tout tremblant d’émotion, il est entré dans ce palais où chaque pas lui rappelle sa honte ; il a revu ses anciens compagnons d’armes, et aucun ne l’a reconnu. — Après le triomphe de Gérald, il est resté seul dans une salle du palais, et il se parle à lui-même de l’unique objet de son amour, de son fils ;

« Mon fils ! mon fils ; ô joie ! ô merveille ! ô bonheur !
« Ô fils, qui de son père a recréé l’honneur !
« Jusqu’ici je sentais, là, mon crime incurable
« Qui me rongeait le sein… Sois guéri, misérable !
« Mon mal vient de mourir ! Je ne suis plus ici
« Que ton père, Gérald ! Ô mon Gérald, merci !
« C’est de toi que me vient ce souffle de clémence !
« Mon fils, c’est l’avenir ; mon fils, c’est le pardon ;
« Ô mon fils, mon Gérald, sois béni ! »

Mais pendant ce monologue, Charlemagne est entré ; en apercevant Amaury de profil et entendant sa voix, il recule comme à la vue d’un serpent, et s’écrie : Ganelon !

........ « C’est le malheur des rois de reconnaître,
« Et trop tard bien souvent, le visage d’un traître !
« Oui, c’est lui, Ganelon ! l’homme de Roncevaux !
« Il sort donc de l’enfer pour des crimes nouveaux !
« Quoi ! cet homme, sauvé par quelque noir prodige
« Quand nos gloires semblaient refleurir aujourd’hui.
« Quoi ! cet homme revient ! C’est bien lui ! c’est bien lui !
« — Tant mieux ! Puisqu’autrefois il trompa ma colère,
« Le second châtiment sera plus exemplaire.
« Roland méritait bien d’être vengé deux fois !
« Oui, dans ce même lieu qu’épouvante ta voix,
« Ganelon, où jadis ma noble sœur, ta femme,
« Mourut de honte après ta trahison infâme,
« Où la belle Aude apprit la fin de son époux,
« De Roland, et tomba morte, là, devant nous,
« Sous ces murs indignés, traître qui fus mon frère,
« Tu vas périr enfin ! »

L’empereur épuisé met fin à ses imprécations, et Ganelon à genoux lui raconte son histoire et celle de Gérald, son fils — À ce nom, le cœur de Charlemagne bondit :

« Son fils ! son fils ! Par quel miracle, justes cieux !
« Le fils de Ganelon, étant né d’un tel père,
« A-t-il si noble cœur ? »

Sire, reprend Ganelon, vous oubliez sa mère !

Les sentiments les plus contraires se heurtent dans le cœur de Charlemagne. Ganelon et Roland ! Gérald et Berthe ! Il y a dans ces quatre noms un double et sombre problème qui le plonge dans une insondable perplexité !

Ganelon a livré Roland, mais son fils l’a vengé ! Gérald a Ganelon pour père ; mais la sœur de Charlemagne est sa mère, Roland est son frère, et il vient de sauver l’honneur de la France ! Que faire ? Que décider ?

Charlemagne réfléchit, hésite, et prie le ciel de l’éclairer. Enfin il juge que Gérald épousera Berthe, et que Ganelon s’en ira finir ses jours dans quelque solitude de la Palestine, et dira à son fils qu’il a fait ce vœu pendant qu’il combattait le Sarrazin et pour obtenir son triomphe.

Mais pendant la cérémonie des fiançailles voilà que le prisonnier saxon, qui a tout découvert, révèle le vrai nom du Comte Amaury devant toute la Cour. L’infortuné Gérald est anéanti sous ce coup qui le frappe, et croit que Dieu l’a maudit.

Cependant Charlemagne veut ranimer ses espérances : il convoque les grands de sa Cour, et leur demande conseil. Tous s’accordent à vouloir le mariage, et Berthe elle-même y consent.

Mais ici, la scène grandit et le génie du poète se révèle ; car c’est Gérald qui ne veut plus.

« Sire, je vous bénis dans mon âme confuse,
« Mais ce dernier bienfait, sire, je le refuse.

« … Laissez-moi m’expliquer devant vous.
« Devant l’empereur, Berthe, ainsi que devant tous :
« Oui, sire ce bienfait, cette faveur insigne,
« C’est en les refusant que j’en puis être digne !
« J’entends là cette voix qui ne saurait mentir :
« Je suis le fils du crime, et non du repentir !
« Afin qu’aux yeux de tous la leçon soit plus haute,
« Je veux que le malheur soit plus grand que la faute !
« Et le père sera d’autant mieux pardonné,
« Que le fils innocent se sera condamné !
« Sans cela l’on dirait, en citant mon exemple,
« Que l’expiation ne fut point assez ample,
« Et j’aime mieux briser mon cœur en ce moment,
« Que d’être un jour témoin de votre étonnement !
« Oui, vous-mêmes, vous tous qui plaignez mes souffrances,
« Vous qui me consolez dans mes horribles transes,
« Peut-être cet élan de vos cœurs généreux,
« S’arrêterait bientôt à me voir plus heureux !
« Mon père s’exilait ; nous partirons ensemble ;
« Il sied que le destin jusqu’au bout nous rassemble.
« — Que mon malheur du moins serve à tous de leçon :
« Pour mieux vaincre à jamais l’esprit de trahison,
« Songez à vos enfants ! Songez que d’un tel crime,
« Votre race serait l’éternelle victime,
« Et que tous les remords, tous les pleurs d’ici bas,
« Toutes les eaux du ciel ne l’effaceraient pas ! »

Charlemagne comprend que Gérald a raison, et prenant la grande épée de Roland il la lui remet en disant :

« Je veux que Durandal désormais t’appartienne,
« Car la main de Roland la mettrait dans la tienne !

« La noble épée a soif du sang de l’étranger ;
« Toi, son libérateur, mène la se venger. »

Et pendant que Gérald, portant Durandal levée, passe au milieu des Seigneurs de la Cour, Charlemagne dit :

« Barons, princes, inclinez-vous
« Devant celui qui part : il est plus grand que nous ! »

Tel est le dénoûment plein de grandeur de ce beau drame, et je félicite l’auteur de n’avoir pas permis le mariage entre le fils de l’assassin et la fille de la victime ; c’est digne d’un grand poète et d’un chrétien. On oublie trop de nos jours cette grande loi morale de la solidarité qui existe entre les enfants et leurs pères.

La Fille de Roland n’est pas absolument sans tache ; mais il me semble que, tout considéré, c’est l’œuvre dramatique la plus parfaite que la poésie française ait produite dans ce siècle. Ce n’est pas une statue antique, taillée dans un bloc de marbre antique, comme les grandes tragédies de Corneille et de Racine. C’est une statue moderne, taillée dans un de ces blocs de marbre du moyen-âge qui ont servi d’assises à l’Europe chrétienne, et drapée dans le plus beau style des grands poètes romantiques. Le fond est essentiellement français et chrétien, et la forme en est brillante, imagée, harmonieuse.

Ce qui en fait surtout la beauté, c’est qu’un souffle patriotique et catholique — ce qui est tout un en France — anime et vivifie ses pages, et les français, en l’entendant, doivent se sentir plus fiers et meilleurs. Tous les principaux personnages sont de grands et nobles caractères dont la fréquentation fait du bien, et Ganelon lui-même, converti et repentant, y devient sous la main du prêtre un véritable héros.

On aura beau dire, c’est, dans la vérité catholique que se trouve la source de la véritable poésie, qui n’est vraiment grande que lorsqu’elle y va puiser ses inspirations.

Il y a dans la Mignon de Goethe une allégorie touchante qui n’était pas sans doute dans l’intention du poète, mais qui n’en est pus moins saisissante.

Cette suave Mignon, exilée, voyageuse, en compagnie d’êtres méprisables sur une terre étrangère, chantant au milieu de ses larmes, cherchant un objet digne de son amour, et se souvenant toujours du pays où fleurit l’oranger, n’est-ce pas en effet l’âme humaine ?

N’est-ce pas nous qui nous en allons, errant de rivage en rivage, laissant çà et là quelques lambeaux de nos cœurs, cherchant à étancher notre soif de bonheur à mille sources empoisonnées, mais sentant toujours au fond de notre être un vide immense, un vide profond que rien ne peut remplir, et nous souvenant malgré nous de cette patrie céleste d’où notre âme est venue et vers laquelle elle veut remonter ?

Mais ne pouvons-nous pas-aussi bien appliquer cette allégorie de Mignon à la Poésie, sortie de sa sphère, courant après le succès et la fortune, et ne se ressouvenant qu’à de rares intervalles de la vérité chrétienne qui fut son ciel d’Italie, et de l’Église Catholique qui fut son palais Cypriani, ou son berceau ?

Oui, la poésie contemporaine est atteinte de la nostalgie céleste. Mais, un jour peut-être, comme Mignon, courant soudain à sa fenêtre pour regarder le ciel : comme Mignon, vidant fièvreusement le coffret qui contient ses souvenirs d’enfance, cherchant au fond de sa mémoire tout ce passé évanoui, et ne retrouvant sa noble origine que lorsqu’elle tombe à genoux en redisant ses prières d’enfant, comme Mignon, la Poésie française retrouvera sa véritable grandeur en se prosternant devant le Christ, et en élevant les regards au ciel, ce pays, où fleurit la Vérité !



  1. Le Figaro publiait alors des articles intitulés : la question Faure.