À travers l’Exposition/01

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À travers l’Exposition
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 94 (p. 186-201).
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A TRAVERS L'EXPOSITION
AUX PORTES. — LA TOUR

Voici le moment de l’année où se réveille le nomade qui dort on chacun de nous ; depuis le petit nomade, celui qui déménage à la Celle-Saint-Cloud, jusqu’au grand nomade que les paquebots emmènent autour de la planète. Chacun fuit son logis et sa peine accoutumée ; un instinct obscur nous pousse à chercher un coin de monde inconnu ; nous l’imaginons charmant, et il le sera un instant, parce que la figure des choses n’y est pas encore associée aux vieux soucis que nous y portons. Oui, ce serait l’heure d’aller revoir si d’aventure l’Orient ou la Russie n’ont pas changé. Mais à quoi bon partir cette année ? Le monde est venu à nous. Des dieux bienfaisans ont réduit la grosse boule et l’ont roulée sur les bords de la Seine ; ils ont échantillonné l’univers sous nos yeux. Du temps où les Juifs erraient et où ils ne possédaient que cinq sous, il y en avait un qui faisait perpétuellement le tour du monde avec cette somme. Pour ces mêmes cinq sous, chacun peut refaire aujourd’hui l’itinéraire éternel d’Isaac Laquedem, des Invalides au Champ de Mars, dans les wagonnets de M. Decauville.

Ce sera donc là que nous irons voyager durant l’été du centenaire. Les notes recueillies en chemin, je les rapporterai, chaque quinzaine, aux amis inconnus qui voulurent bien me suivre souvent sur des routes plus lointaines. S’ils réclament un cicérone complet, technique, informé, qu’ils ne lisent pas plus avant ; ils ne trouveraient point ici leur homme. Je vais promener à travers cette encyclopédie mes curiosités et mes ignorances, tâchant de rassasier les unes et d’éclairer un peu les autres. Le jour de la fermeture arrivera, et nous n’aurons peut-être rien vu de « ce qu’il faut voir, » comme disent les guides ; mais, on fait de guides, je préférerai toujours la méthode d’Hérodote et de Montaigne, qui est de n’en avoir pas, à celle de Bœdeker et de Murray. Les aspects pittoresques, les souvenirs que fait remonter une vision du pays parcouru jadis, les impressions des foules, et surtout les idées latentes sous les formes sensibles, voilà ce qui nous arrêtera, ce qui ne nous laissera peut-être pas le temps de regarder aux vitrines. L’Exposition n’est si amusante que parce qu’elle est un immense magasin d’idées.

On a quelque peine à s’y reconnaître tout d’abord. Les grandes lignes du plan matériel sont simples et facilement saisissables ; celles de l’architecture intellectuelle ne se dégagent pas si aisément. Nous avons tous éprouvé, aux premières visites, cette sensation du trop-plein dans l’œil et dans l’esprit ; il semblait que la pupille ne fût pas assez large pour recevoir et distinguer tant d’images, le cerveau pas assez solide pour résister à des pressions trop fortes, trop multiples. Remettons à plus tard les jugemens d’ensemble. Entrons là sans parti-pris d’aucune sorte, comme on pénètre dans un musée où sont réunis les témoins d’une époque mal connue. Au cours de notre enquête, nous aurons quelque chance de découvrir, l’un après l’autre, les traits généraux qui constituent la physionomie de cette époque ; en arrivant au terme du voyage, nous pourrons peut-être recomposer la figure vivante et ressemblante. Il faudra bien l’essayer ; partis pour faire le tour du monde, nous ferons avant tout le tour de France et le tour du siècle. On nous y a conviés expressément, en ouvrant l’Exposition du centenaire. Elle ne serait qu’un divertissement puéril, si l’on n’en prenait pas occasion pour se livrer à cet examen de conscience.

Dès maintenant, et sans préjuger nos découvertes futures, une première inspection nous permet d’affirmer ceci : l’Exposition n’est pas seulement une revue rétrospective, elle est le point de départ d’une infinité de choses neuves. De là sa supériorité sur ses ai nées, son attrait énigmatique et irrésistible. Dans ce chaos monumental qui a surgi du Champ de Mars, dans ces édifices de fer et de tuiles peintes, dans ces machines qui obéissent à un nouveau pouvoir dynamique, dans ces campemens d’hommes de toute race, et surtout dans les nouvelles façons de penser que suggèrent de nouvelles façons de vivre, on aperçoit les linéamens d’une civilisation qui s’ébauche, l’œuf du monde qui sera demain. L’Exposition est toute une ville. Je crois que nous devons observer les villes du présent comme les archéologues observent les villes du passé. Ils sont arrivés à bien connaître et à reconstituer les plus anciens états sociaux, en partant de ce principe : l’homme imprime à la coquille où il vit son caractère personnel ; elle trahit les moindres particularités morales de l’habitant ; la pierre fossile ne moule pas avec plus de fidélité les organes délicats de l’insecte qui s’y était posé. Pompéi, Nuremberg, gardent l’empreinte et livrent les secrets des mœurs romaines, des mœurs féodales ; une ville anglaise, italienne, orientale, nous révèle l’Anglais, l’Italien, l’Oriental, plus vite et plus sûrement que de gros traités d’histoire ou de philosophie. Dans notre Paris, cette puissance de représentation est pour ainsi dire photographique. J’ai scrupule à revenir sur une remarque déjà consignée ici, il y a quelques années ; mais l’Exposition la refait nouvelle en la rendant cent fois plus probante. Quand vous passez sur un des ponts qui donnent accès au grand caravansérail, regardez à gauche : la cité d’autrefois est ramassée sous vos yeux dans son harmonieuse unité, avec tous les organes d’une vie complète ; la maison de Dieu, la maison du roi, la maison du juge, l’hôtel du seigneur, le logis du bourgeois, la boutique du marchand. C’est un tableau admirable, mais un tableau de musée ; l’esprit y domine la matière, comme sur le visage d’un mort ; car la plupart de ces formes achevées, d’un sens si clair, sont des formes mortes, désormais impropres à nos besoins actuels. Ingrat et imbécile serait celui qui la contemplerait, la chère cité, sans amour et sans vénération ; nous lui devons la tendresse qu’on a pour l’aïeule ; à qui viendrait cette folle pensée, demander à l’aïeule de redevenir jeune et de seconder nos travaux ?

Tournons la tête, regardons à droite : tout est changé dans la ville des années récentes, et surtout dans la ville d’aujourd’hui, l’Exposition. Qu’on amène sur ce pont un passant ignorant de notre histoire ; il se refusera à croire que la même race d’hommes a construit ces deux moitiés de notre capitale ; tout au moins, il taxera notre chronologie d’inexactitude, il supposera entre ces deux mondes des siècles omis et des dynasties oubliées, comme nous le faisons pour l’obscure Égypte, quand nous y rencontrons côte à côte des monumens trop dissemblables. Dans la cité naissante, tout est confus, moralement inachevé ; faute d’accoutumance, l’esprit prévenu la condamne en bloc ; cependant nous sentons que la vie s’est transportée là, qu’elle ne rétrogradera plus, et qu’il faut l’aimer aussi, cette créature incomplète, d’un autre amour, comme on aime l’enfant d’une venue incertaine. Elle nous étonne et nous contriste d’abord, parce que sa beauté est mal dégagée, et surtout parce que son âme ne se déclare pas encore. Il faut chercher l’absente. Vaine recherche ! dira-t-on. Et que faisons-nous donc, quand nous nous penchons sur le berceau d’un nouveau-né, pour épier l’éveil de l’âme ? Nous ne nous effrayons pas des retards, car nous avons la certitude qu’elle illuminera ce petit animal inconscient, comme elle avait jadis illuminé l’aïeule ; et pourtant nous sommes impatiens d’en surprendre les premières révélations. C’est avec ces sentimens naturels et contradictoires que nous interrogerons la ville de fer, la ville cosmopolite et savante, bâtie par nous à notre ressemblance.

Avant d’aller plus loin, je devrais peut-être donner place à un préambule obligé pour quiconque exprime sa pensée sur l’Exposition. Je trouverais sans difficulté dans les casiers de notre imprimeur les deux clichés entre lesquels on a le choix.

Cliché numéro un. — L’Exposition du Centenaire de la Révolution française (ne craignez pas de redoubler les r) nous montre les bienfaits de cette révolution réalisés dans un épanouissement magnifique. La galerie des machines et la tour Eiffel étaient en germe dans la Déclaration des droits de l’homme. Seul l’accord fécond de la liberté et de la démocratie pouvait enfanter ces merveilles, seul le régime républicain pouvait donner ce grand spectacle au monde. — Citoyens, des urnes vous attendent au sortir du Champ de Mars ; si vous êtes satisfaits de ce que vous avez vu, aux urnes pour la République !

Cliché numéro deux. — L’Exposition (que nous voudrions bien avoir faite) a avorté, parce qu’elle était associée à la commémoration des plus mauvais jours de notre histoire. Ce n’est qu’une vaste fête foraine, indigne de la France ; elle n’offre rien de neuf, et le goût du laid s’y étale. Cependant l’effort qu’elle atteste nous apprend ce dont notre peuple serait capable sous un bon gouvernement, monarchie ou empire. — Peuple, ne te laisse pas distraire par l’Exposition ; aux urnes pour la monarchie ou l’empire !

Il y aurait un grave inconvénient à développer l’une ou l’autre de ces thèses : la moitié des lecteurs me fausserait compagnie. Le bon sens public est si las de voir mêler la politique où elle n’a que faire ! Ecoutez les propos de la foule qui envahit le Champ de Mars ; les uns s’instruisent, les autres s’amusent, tous admirent ; on vante M. Berger, M. Alphand, M. Contamin, M. Eiffel ; personne ne pense à l’ingénieux abbé Sieyès, ni aux continuateurs qui travaillent aujourd’hui dans sa partie, pour grossir le carton où s’entassent nos constitutions. Personne ne s’avise d’établir un rapport quelconque entre nos crises d’épilepsie politique et la saine dépense de labeur d’où est sortie l’Exposition. Si l’on interrogeait sur la genèse de cette grande œuvre un de ses ouvriers d’élite, savant ou ingénieur, j’imagine qu’il répondrait à peu près ceci :

« Nous célébrons une révolution scientifique et industrielle qui est à cette heure le facteur le plus considérable de l’histoire générale. Elle a été lentement préparée dans les cabinets d’étude, par plusieurs générations d’hommes de génie, jusque sous le couperet de la guillotine, par un Lavoisier, au bruit du canon de l’Empire, par un Laplace. Elle a passé dans le domaine des applications pratiques grâce au groupe saint-simonien, qui comptera dans le gouvernement effectif de ce siècle plus que tous les pouvoirs officiels. Le mouvement a pris naissance durant les années pacifiques de la monarchie parlementaire ; il s’est développé avec une rapidité prodigieuse sous le second Empire, autoritaire et belliqueux. Après un désastre où l’on croyait voir sombrer notre fortune, au milieu de l’anarchie tranquille et tempérée où nous vivons, il a continué et accéléré son œuvre de transformation universelle. Les politiques de toute couleur, lorsqu’ils prétendent aider ou diriger ce mouvement, nous font l’effet de castors qui maçonneraient leurs digues sur la chute du Niagara. Étant la fonction maîtresse du siècle, il est supérieur à tous les accidens de la vie nationale, de la vie européenne. À intervalles périodiques, le monde du travail ressent le désir de marquer une étape et de constater ses progrès ; de là nos Expositions, toujours agrandies, comme la toise où un enfant robuste mesure sa croissance. Chaque fois, le gouvernement du quart d’heure nous impose son écusson et ses étiquettes ; il rattache notre entreprise aux idées, aux souvenirs qui lui servent d’enseigne. Rien de plus naturel. Comme nous avons besoin du gouvernement, quel qu’il soit, nous lui chantons l’antienne qui lui plaît. Si un autre prenait sa place, il n’y aurait pas un boulon de moins ou de plus dans nos charpentes. Celui d’aujourd’hui est en mauvaise passe, semble-t-il ; je crois bien qu’en nous appelant sur les chantiers, il voulait recommencer l’expédient des ateliers nationaux et bénéficier d’une superbe réclame électorale. Si cela lui réussit, tant mieux pour lui ! sinon, nous continuerons de travailler sur ses petites ruines. Nous nous sommes emparés de l’idée des politiciens ; la France nous a suivis, elle nous a apporté toute sa bonne volonté, tout son génie. Il en est résulté cette création incomparablement belle, qui n’appartient à aucun parti, mais à nous, à la France, à tons. L’Europe ne l’a pas compris : il y a tant de choses que l’Europe ne comprend pas ! »

Ce sceptique, — pour ma part je l’appellerais un croyant, — serait au moins dans le vrai sur un point. L’Exposition est très belle, c’est chose jugée par acclamation. On a eu mille fois raison de la faire à l’image de la France, sérieuse en dessous et gaie en façade, avec son labeur du matin et sa fête du soir, La réussite dépasse toutes les espérances. Notre peuple s’est pris de passion pour ce miroir où il se reconnaît si bien, il y court avec entrain, avec amour. Il éprouve là de naïves jouissances d’orgueil ; pour douze sous, pendant quelques minutes, le commis de boutique ressent les mouvemens altiers d’un Nabuchodonosor, et ses yeux goûtent des voluptés que ne connurent point les yeux d’Héliogabale. Des physiologistes judicieux voient avec inquiétude cette débauche quotidienne du sensorium parisien ; ils se demandent par quoi on remplacera l’enchantement de chaque soir et comment on réhabituera à l’ennui normal une foule grisée par ces sensations néroniennes. Il est certain que nos concitoyens sont soumis depuis quelques mois à un régime d’hypnotisations successives ; le ravissement magnétique est devenu leur état constant, avec une série d’objets stupéfians : la chromolithographie d’un militaire, la Tour, les fontaines lumineuses… Qu’inventerons-nous après cela ? Enfin, la difficulté des lendemains de fête n’est pas nouvelle, le proverbe l’atteste, et ce n’est pas un motif pour se priver de fêtes. Carpe diem, prends ce jour de joie, pauvre travailleur du faubourg ; tu l’as bien gagné, toi qui as fait ces merveilles avec ta peine.

Des prophètes chagrins ont un autre souci. Ce faste vaniteux et cette clameur de plaisir ramènent leur pensée aux menaces de l’Apocalypse. Sous la rumeur joyeuse de Babylone, ils entendent la trompette du sixième ange, celui qui déchaîne à l’orient, sur le grand fleuve, l’armée innombrable, les cuirassiers aux cuirasses d’hyacinthe et de soufre ; ils voient rompre les sceaux et sortir le cheval noir, avec le cavalier qui tient la balance et fait renchérir le pain. Sans remonter si loin, d’autres se remémorent l’ivresse pareille de 1867, la veillée folle du grand deuil ; ils nous rappellent que ces violens accès de joie présagent le plus souvent de sinistres renverses ; ils constatent que par-delà notre horizon illuminé de feux électriques, le ciel est noir partout, gros de nuages où s’amasse la foudre. Je n’y contredis point. Les signes donnent raison aux pessimistes ; il est fort possible que les temps soient proches et le réveil sérieux. Mais nous n’y pouvons rien. S’il faut se battre demain, il n’est guère dans notre tempérament de jeûner et de revêtir le ciliée avant d’aller se battre. Loin qu’elle hâte les catastrophes, l’Exposition devrait plutôt les conjurer, puisqu’elle est garante de notre humeur pacifique et laborieuse. Elle aura du moins ce bon effet de donner à notre pays plus de confiance en lui-même. Certes, il faut rabattre de ces bouffées d’orgueil qui nous montent à la tête ; il y a quelque danger dans l’infatuation qui nous gagne depuis deux mois, depuis que nous avons dressé notre génie tout vivant sur cette place, où nous pouvons mesurer sa puissance et son universalité. On ne saurait trop redire à la France, si fière de sa force intellectuelle et industrielle, qu’il y a d’autres forces dans le monde, forces brutales, forces morales aussi. Le moment viendra d’en faire le calcul, dans notre examen final, et de marquer celles qui nous manquent. Je crois bien qu’alors nous emploierons un langage plus exact, dicté par les leçons que nous aurons reçues de la science, durant notre voyage. La science nous aura enseigné qu’il n’y a qu’une seule force, susceptible des applications les plus diverses ; toute machine qui ne se prête pas à ces transformations de l’énergie unique est condamnée, comme arriérée et imparfaite. Les lois du monde physique n’étant que la figure des lois du monde moral, dans ce dernier aussi la force est une ; sagement distribuée, elle doit animer le cœur pour tous les offices de la vie. Mais dans cet ordre d’idées, il est préférable de rendre à la force son beau nom romain, vertu, et d’appeler ses métamorphoses des transformations de vertu. Notre vertu de travail pourra en offrir un exemple. Je m’explique. Le jour de l’inauguration, je me trouvais dans la foule qui inondait le Champ de Mars ; ce jour-là, elle n’avait qu’une âme, une âme excellente, cette foule gaie, souple, vibrante, si facilement remuée et conquise par la claire vision d’une grande chose. Le coup de canon de l’ouverture retentit : je pensai alors aux pressentimens des pessimistes, à l’autre coup de canon, dans la note grave, qui peut appeler demain tous ces hommes au rendez-vous de la mort. Il me parut, — les pessimistes vont rire de ma naïveté, — qu’à ce moment, en pleine fête du travail, ce peuple était accordé au diapason voulu pour toutes les exigences de la patrie, et qu’il se porterait où il faudrait, comme il était venu là, du même élan, si la voix grave lui commandait un changement de front, — un changement de cœur. Ayez donc confiance en ce peuple, vous tous qui lui demandez d’avoir confiance en vous !

Mais nous causons à la porte, et le temps presse. Entrons par l’un des guichets, donnons nos tickets, puisque c’est le terme officiel ; je n’aurais jamais cru que la langue française fût si pauvre et le mot billet si insuffisant. L’élégante perspective de gazons, d’eaux et de fleurs s’étend devant nous, entre les dômes polychromes des palais et le labyrinthe des pavillons multicolores. Où irons-nous d’abord ? Où va la foule, au gros morceau, à la grande attraction, à la tour Eiffel ou tour en fer. Par une opération populaire bien connue des philologues, les deux consonnances glissent insensiblement l’une dans l’autre et préparent de cruels embarras aux biographes de l’avenir, qui hésiteront sur la véritable étymologie.

LA TOUR.

Depuis quelques années, elle remuait obscurément dans les cerveaux des ingénieurs, cherchant à naître. En différens lieux, dans l’ancien et dans le nouveau monde, les ingénieurs la rêvaient, la calculaient sur le papier. Quelques-uns l’essayèrent, en pierre à Washington, en bois à Turin. Comme ils se sentaient les maîtres et les vrais triomphateurs de ce temps, ils voulaient avoir leur colonne Trajane. L’érection de la Tour n’est qu’une des conséquences du mouvement qui a porté un ingénieur à la première magistrature de notre pays, au lieu d’y guinder un avocat. Il n’y a rien d’occasionnel dans ces manifestations diverses et logiques d’un même fait social : la prédominance momentanée d’une des applications de l’esprit humain, celle qui prime les autres à cette heure par la puissance de l’effort et la grandeur du succès.

L’approche de l’Exposition universelle hâta l’éclosion d’une idée qui travaillait tant de gens. Un constructeur parisien fit prévaloir son projet. Il souleva d’abord l’incrédulité générale. Le mot de Babel vint sur toutes les lèvres. J’ai l’intime persuasion qu’il faut attribuer pour une bonne part ace mot l’adoption du projet. Nous ne savons pas nous-mêmes à quel point nous sommes possédés par ces grandes images mystérieuses de la première histoire, qui emplissent depuis le berceau tout l’horizon de notre esprit. Qu’on les révère ou qu’on les nie, elles tyrannisent toutes les imaginations ; elles obsèdent parfois ceux qui nient plus fortement encore que ceux qui révèrent. A l’annonce d’une tour de 300 mètres, un frémissement de plaisir courut toutes les loges maçonniques ; le libraire Touquet tressaillit et l’apothicaire Homais exulta. Ces gens étranges ont l’esprit ainsi fait que, dans chaque nouvelle conquête de la science, ils ne voient qu’un défi à la source de toute science. La Tour leur apparut d’abord comme un blasphème réalisé, une bonne mystification dirigée contre les curés, la revanche du vieil échec des maçons de Sennaar. Ils avaient voix prépondérante au chapitre : la Tour fut décrétée. Les âmes pieuses s’émurent ; elles ont la piété timide, le respect du sens littéral, la défiance des nouveautés hardies ; elles commencent d’ordinaire par se voiler la face devant une invention, au lieu d’y planter leur bannière. Mais l’émotion fut surtout vive dans le monde des artistes et des lettrés ; le monument dont on nous menaçait serait forcément très laid, puisqu’il différerait de ceux auxquels nous sommes habitués. La spontanéité de ce raisonnement ne peut échapper à personne. On se rappelle la protestation imposante qui circula dans tous les bureaux de rédaction ; elle demandait que l’on ne déshonorât pas « le Paris des gothiques sublimes, le Paris de Jean Goujon et de Germain Pilon. » Le malheureux père de la grande fille tenait tête à l’orage comme il pouvait. Il publia une réponse où il priait ses adversaires d’attendre le vu des pièces pour le condamner. J’ai gardé le souvenir de cette lettre, parce qu’elle citait, en lui empruntant des argumens généraux, un écrivain fort étonné alors de se trouver dans l’affaire. Cet écrivain éprouva d’abord quelque confusion, comme Ismaël lorsqu’on dressa sa tente contre celles de tous ses frères ; il a ressenti depuis quelque contentement du hasard qui avait jeté son nom dans les fondations de la Tour.

Nous les vîmes creuser, ces fondations, avec le secours des caissons à air comprimé, dans l’argile profonde où les premiers habitans de Grenelle poursuivaient le renne et l’aurochs. Bientôt les quatre pieds mégalithiques de l’éléphant pesèrent sur le sol ; de ces sabots de pierre, les arbalétriers s’élancèrent en porte-à-faux, renversant toutes nos idées sur l’équilibre d’un édifice. La forêt de tôle végétait, grandissait, ne disant aux yeux rien qui vaille. A une certaine hauteur, le levage des matériaux devint très difficile ; des grues se cramponnèrent aux montans ; elles grimpaient le long des poutres comme des crabes aux pinces démesurées ; elles puisaient à terre, les pièces qu’elles emportaient et distribuaient là-haut, orientant leurs volées dans tous les azimuts. On jeta le tablier de la première plate-forme ; toute cette charpente paraissait alors une énorme carapace, qui ne donnait ni l’impression de la hauteur ni celle de la beauté. Cependant les grandes difficultés étaient vaincues ; cette première partie de l’œuvre avait posé au constructeur les problèmes les plus ardus ; il faudrait entrer dans les explications techniques pour montrer avec quelle fertilité d’invention ils furent résolus. Le second étage s’acheva à moins de frais, en six mois. Ce carré long, juché sur cette arche trapue, n’ajoutait encore rien à la valeur esthétique de l’amas de métal.

A partir de la deuxième plate-forme, la grêle colonne fila rapidement dans l’espace. Le travail de la construction échappait à nos regards. Les brumes d’automne dérobaient souvent le chantier aérien ; dans le crépuscule des après-midi d’hiver, on voyait rougeoyer en plein ciel un feu de forge, on entendait à peine les marteaux qui rivaient des ferrures. Il y avait ceci de particulier qu’on n’apercevait presque jamais d’ouvriers sur la Tour ; elle montait toute seule, par l’incantation des génies. Les grands travaux des autres âges, ceux des pyramides par exemple, sont associés dans notre esprit à l’idée de multitudes humaines, pesant sur les leviers et gémissant sous les câbles ; la pyramide moderne est élevée par un commandement spirituel, par la puissance du calcul requérant un très petit nombre de bras ; toute la force nécessaire à son édification semble retirée dans une pensée, qui opère directement sur la matière. Il suffisait de peu de monde et l’on ne s’agitait guère sur le chantier, parce qu’on n’y donnait jamais un coup de lime ni un coup de ciseau ; chacun de ces ossemens de fer, — au nombre de 12,000, — arrivait parfait de l’usine et venait s’ajuster sans un raccord à la place prescrite dans le squelette ; depuis des années, la Tour était assemblée dans la tête du géomètre et réalisée sur le papier ; il n’y avait qu’il dresser le dessin infaillible, coulé en fonte. C’était là à tout le moins ce que les mathématiciens appellent « une démonstration élégante. »

Enfin, un beau matin de ce printemps, les Parisiens qui regardaient pousser la vierge maigre, — il y a toujours des Parisiens pour regarder chaque jour une chose qui se fait jusqu’à ce qu’elle soit faite, — virent le fût débordé par un entablement. Un campanile pointa sur cette dernière plate-forme ; au sommet, notre drapeau, déploya ses couleurs ; le soir, quand elles disparurent, on aperçut à leur place une escarboucle géante, l’œil rouge du cyclope qui dardait son regard enflammé sur tout Paris. La Tour est achevée ! crièrent les voix de la renommée. — Achevée, j’hésiterais à me servir de ce mot, l’on verra pourquoi. Disons que l’immense piédestal était terminé.

Dès qu’on put juger l’ensemble du monument, les opinions hostiles commencèrent à désarmer. Il y avait dans cette montagne de fer les élémens d’une beauté neuve ; difficiles à définir, parce qu’aucune grammaire d’art n’en a encore donné la formule, ils s’imposaient aux esthéticiens les plus prévenus. On admirait cette légèreté dans cette force, le cintre hardi des grands arcs, les courbes redressées des arbalétriers, qui semblent s’arc-bouter à leur base pour se relever ensuite d’un coup de reins et filer jusqu’aux nues d’un seul élan. On admirait surtout la logique visible de cette construction, la convenance des parties avec le résultat à atteindre. Il y a dans toute logique traduite aux yeux une beauté abstraite, algébrique, celle qui arrachait des cris d’enthousiasme, à Benvenuto devant un squelette humain. Enfin, le spectateur était persuadé par ce qui-maîtrise invinciblement les hommes, une volonté tenace, écrite dans la réussite d’une chose difficile. Seulement on s’accordait à critiquer le faîte, à le trouver inachevé. Ce couronnement chétif et compliqué ne continuait pas les lignes si simples. Quelque chose manquait là-haut.

Quand les barrières s’ouvrirent, quand la foule put toucher le monstre, le dévisager sous toutes ses faces, circuler entre ses piles et grimper dans ses flancs, les dernières résistances faiblirent chez les plus récalcitrans. Il se trouva qu’au lieu d’écraser l’Exposition, comme on l’avait prédit, la porte triomphale encadrait toutes les perspectives sans rien masquer. Le soir, surtout, et les premiers jours, avant que les guinguettes eussent empli de leur bruit le premier étage, cette masse sombre montait au-dessus des feux du Champ de Mars avec une majesté religieuse. Je la regardais souvent, alors ; pour la juger par comparaison, je me rappelais les impressions ressenties devant ses sœurs mortes, les constructions colossales des vieux âges qui dorment au désert, en Afrique, en Asie. Je dus m’avouer qu’elle ne leur cédait en rien pour la suggestion du rêve et de l’émotion. Ses aînées ont sur elle deux avantages : le temps, qui délivre seul les lettres de grande noblesse ; la solitude, qui concentre la pensée sur un objet unique. Donnez-lui ces tristes parures, elle rendrait l’homme aussi pensif. Elle a d’autres prestiges : ses trois couronnes de lumière suspendues dans l’espace, la dernière si haute, si invraisemblable, qu’on dirait une constellation nouvelle, immobile entre les astres qui cheminent dans les treillis du sommet. A défaut de la longue tradition de respect, patine idéale aussi nécessaire aux monumens que la patine des soleils accumulés, la Tour a la séduction de ces milliers de pensées qui s’attachent à elle au même instant, le charme des femmes très regardées et très aimées. Il y a dans ces sept millions de kilos de fer une aimantation formidable, puisqu’elle va arrachera leurs foyers les gens des deux mondes ; puisque, dans tous les ports du globe, tous les paquebots mettent le cap sur l’affolante merveille.

Avant de remuer les exotiques, cette aimantation agit sur la population parisienne. Avec quelle unanimité ce peuple a adopté sa Tour ! Il faut entendre les propos vengeurs des couples ouvriers, arrêtés sous l’arche. Tout en écarquillant les yeux, ils s’indignent contre « les journalistes » qui dénigrèrent l’objet de leur culte. Un jour de l’autre semaine, je me trouvais dans la galerie de sculpture, devant le plâtre de M. Thiers. Un passant s’approcha, un homme d’âge, aux favoris grisonnans ; le visage et le costume indiquaient un cultivateur aisé, quelque gros fermier qui venait exposer ses fromages à l’alimentation ; on tout cas, ce visiteur était étranger à Paris, car il me demanda de lui nommer la tête si connue, surmontée du toupet légendaire. Je ne sais trop pourquoi, j’eus un bon mouvement pour le petit homme de plâtre : — « C’est M. Thiers, le libérateur du territoire ; on va précisément lui ériger une statue, et si vous voulez souscrire votre pièce de 5 francs, il faut l’adresser à tel ou tel journal. » Mon interlocuteur resta de glace à cette ouverture ; il toisa l’historien national de son regard de paysan, défiant et lassé. — « Ah ! .. fit-il. Mais, monsieur, est-ce qu’on ne va pas élever une statue à M. Eiffel ? Ce serait bien à faire, d’élever une statue à M. Eiffel… » J’ai rapporté le mot, parce qu’il m’a paru caractéristique d’un état d’esprit.

Déconcertés par l’acclamation passionnée qui proclame la beauté de la Tour, ses adversaires cherchent une revanche et lui reprochent son inutilité. En quoi consiste l’utilité d’un monument ? Ce thème métaphysique nous entraînerait loin. La pyramide de Chéops a fort bonne renommée, on se pâme devant elle depuis quatre mille ans. A quoi sert-elle ? A recouvrir la vanité d’un cadavre de Pharaon. Nous jugerions sévèrement celui qui demanderait à quoi servent la colonne Vendôme et l’Arc-de-Triomphe ; ces chers joyaux ont leur raison d’être au plus profond de notre cœur. Je ne crois pas établir une comparaison sacrilège pour eux, si je dis que la science et l’industrie avaient, elles aussi, le droit légitime de glorifier leurs victoires par un monument triomphal. La Tour se défend par un double symbolisme, d’une signification considérable. Elle symbolise l’un des phénomènes les plus intéressans dans l’Exposition, la transformation des moyens architectoniques, la substitution du fer à la pierre, l’effort de ce métal pour chercher sa forme de beauté. L’étude de l’art nouveau qu’on voit poindre viendra à son heure, quand nous visiterons la galerie des machines ; mais la Tour est le témoin de son avènement. Elle symbolise en outre un autre caractère dominant de l’Exposition, la recherche de tout ce qui peut faciliter les communications, accélérer les échanges et la fusion des races. De l’aveu même de son inventeur, elle ne devait être à l’origine qu’une gigantesque pile de pont. Ayant mené à bien des travaux similaires, dans de moindres dimensions, l’ingénieur voulut s’assurer qu’on pourrait, le cas échéant, élever des piliers qui permettraient de franchir les précipices et les bras de mer. A le prendre dans sa véritable destination, ce colosse immobile est un engin de mouvement, un trait d’union entre les montagnes naturelles, la botte de sept lieues du Petit-Poucet. Je lui accorderais encore une utilité qui fera sourire les utilitaires. Chaque jour, des centaines de milliers d’hommes passent sous les arches et se hissent à leur sommet ; ils trouvent là une impression grandiose, un élargissement de l’esprit, à tout le moins une sensation de plaisir et d’allégement. Chaque gramme du fer qui compose cette masse est déjà payé par une bonne minute pour un être humain. N’est-ce pas là une utilité qui en vaut bien d’autres ?

Mes lecteurs n’attendent pas une description détaillée du corps de la Tour. A peu d’exceptions près, tous l’ont déjà gravie ou la graviront. La grande ruche est en pleine activité. Plusieurs villes ont surgi dans ses entrailles, avec leurs commerces variés, leurs mœurs spéciales, leurs désignations géographiques. On mange au premier étage, on imprime au second, on s’ébahit au troisième. Du haut en bas, c’est un va-et-vient perpétuel d’insectes dans les fils de la toile d’araignée. Les cages des ascenseurs s’élèvent le long des poutres ou plongent dans le gouffre, paradoxes inquiétans qui narguent les lois de la pesanteur. Victor Hugo nous manque pour concentrer dans l’âme d’un Quasimodo la vie intérieure de la Tour. Il nous manque aussi pour en décorer le faite, ce qui lui eût paru la destination providentielle du pylône. A défaut de Quasimodo, je gagerais que déjà, dans quelque brasserie du ventre de la Tour, grandit un petit Rougon-Macquart.

Je suis allé chercher sur le sommet les impressions que mon journal m’avait prescrit d’y recevoir. Pour quelques-unes, mon journal m’avait trompé, je l’ai constaté avec étonnement. Il disait qu’on était surpris tout d’abord par l’arrêt du mouvement de Paris, par l’immobilité des foules dans les rues et au pied de l’édifice. Comme moi, mes compagnons furent unanimes à remarquer l’accélération de ce mouvement, la hâte fiévreuse du peuple de Lilliput. Les piétons paraissent courir, en jetant la jambe avec des gestes d’automates. Un instant de réflexion fait, comprendre qu’il en doit être ainsi ; notre œil juge les hommes, d’une hauteur de 300 mètres, comme il juge habituellement les fourmis, d’une hauteur de 1 mètre 1/2 ; le rapport est à peu près le même. Qui ne s’est écrié souvent : « Comment de si petites bêtes courent-elles si vite ? » La comparaison est exacte de tout point, car l’agitation de ces multitudes d’atomes, évoluant en sens contraires, parait, à cette distance, aussi inexplicable, aussi bizarre que les allées et venues d’une fourmilière en émoi ; ce que l’observateur des fourmis pense de leur société, le phénomène optique conduit tout naturellement l’esprit à le penser de la vie parisienne, de la vie sans épithète. Mon journal disait encore que l’oscillation est sensible par les grands vents. J’ai questionné le gardien du phare : « On sent parfois, me répondit-il, un peu de ballant, quand l’air est très calme ; il n’y en a jamais quand il vente ; le vent cale la Tour. » A cela près, tout ce qu’on a dit sur la beauté du panorama est justifié. Le jour, on peut préférer à cette vue urbaine les vastes et pittoresques horizons qui se déroulent sous un pic des Alpes ; le soir, elle est sans égale dans le monde.

L’un de ces derniers soirs, je m’attardai là-haut assez avant dans la nuit. J’étais resté seul dans la cage vitrée, toute pareille à la dunette d’un navire, avec ses chaînes, ses cabestans, ses lampes électriques fixées au plafond bas. Pour compléter l’illusion, le vent faisait rage cette nuit-là dans les agrès de tôle. On n’entendait que sa plainte dans le silence, et de loin en loin la sonnerie du téléphone, appelant au-dessus de ma tête la vigie du feu. Il ne manquait que l’océan sous nos pieds. Il y avait Paris. Le soleil se coucha derrière le Mont-Valérien. La forteresse qui commande notre ville descend à mesure qu’on s’élève dans la Tour ; du sommet on l’aperçoit rasée sur le sol, dans le nid de verdure des collines environnantes. La nuit tomba ; ou plutôt, du ciel encore clair à cette hauteur, on voyait les voiles de crêpe s’épaissir et venir d’en bas ; il semblait qu’on puisât la nuit dans Paris. Les quartiers de la cité s’évanouirent l’un après l’autre : d’abord les masses grises, confuses, des maisons d’habitation ; ensuite les grands édifices, signalés dans notre histoire ; les églises surnagèrent quelques instans, demeurées seules avec leurs clochers ; elles plongèrent à leur tour dans le lac d’ombre. Quelques clartés s’allumèrent, bientôt multipliées à l’infini ; des myriades de feux emplirent les fonds de cet abîme, dessinant des constellations étranges, rejoignant à l’horizon celles de la voûte céleste. On eût dit d’un firmament renversé, continuant l’autre, avec une plus grande richesse d’étoiles. Étoiles de joie, étoiles de peine ; l’effroi venait au cœur à la pensée que chacune d’elles décelait le drame d’une existence humaine, si petite dans le tas commun, tragique et remplissant le monde pour celui qui la subit sans la comprendre. Le regard errait des astres d’en haut à ceux d’en bas, ceux-là plus mystérieux, ceux-ci plus attachans, car nous devinons ce que chacun d’eux éclaire. Et les uns comme les autres, en haut, en bas, accomplissaient la même tâche, le travail éternel de tous les êtres, qui est de continuer la vie. — Pourquoi cet épouvantable effort sur tout le pourtour de cette sphère ? Se peut-il concevoir comme l’opération purement réflexe d’un univers maniaque ? — Pour quelque chose et par quelqu’un.

Soudain, deux barres lumineuses s’abattirent sur la terre. C’étaient les grands faisceaux partis des projecteurs qui roulaient au-dessus de ma tête : ces rayons dont nous apercevons chaque soir quelque fragment, jouant devant nos fenêtres, dans notre petit coin de ciel, comme les lueurs d’une foudre domestiquée. Vus de leur source, les deux bras de lumière semblaient tâtonner dans la nuit, avec des mouvemens saccadés, ataxiques, avec des frissons de fièvre qui les dilataient en éventail ou les resserraient en pinceau ; on eût juré qu’ils cherchaient sans direction quelque chose perdue, qu’ils s’efforçaient d’étreindre dans l’espace un objet insaisissable. Ils fouillaient Paris au hasard. Par momens leurs extrémités se conjuguaient, pour mieux éclairer le point qu’ils interrogeaient. Ils se posèrent successivement sur d’humbles maisons, des palais, des campagnes lointaines. Je ne pouvais me lasser de suivre leur recherche, tant elle paraissait volontaire et anxieuse. Un instant, ils tirèrent de l’ombre un bois montueux, avec des taches blanches sur le devant ; c’étaient les sépultures du Père-Lachaise, doucement baignées dans cette clarté élyséenne. En se repliant, ils s’arrêtèrent sur Notre-Dame. La façade se détacha, pâle, mais très nette. Dans les tours réveillées, je crus entendre une voix dolente. Elle disait :

« Pourquoi troubles-tu notre recueillement, parodie impie du clocher chrétien ? En vain tu te dresses au-dessus de nous dans ton orgueil : nous sommes fondées sur la pierre indestructible. Tu es laide et vide ; nous sommes belles et pleines de Dieu. Les saints artistes nous ont bâties avec amour ; les siècles nous ont consacrées. Tu es muette et stupide ; nous avons nos chaires, nos orgues, nos cloches, toutes les dominations de l’esprit et du cœur. Tu es fière de ta science : tu sais peu de choses, puisque tu ne sais pas prier. Tu peux étonner les hommes : tu ne peux leur offrir ce que nous leur donnons, la consolation dans la souffrance. Ils iront s’égayer chez toi, ils reviendront pleurer chez nous. Fantaisie d’un jour, tu n’es pas viable, car tu n’as point d’âme. »

La Tour n’est pas muette. Le vent qui frémit dans ses cordes de métal lui donne une voix. Elle répondit :

« Vieilles tours abandonnées, on ne vous écoute plus. Ne voyez-vous pas que le monde a changé de pôle, et qu’il tourne maintenant sur mon axe de fer ? Je représente la force universelle, disciplinée par le calcul. La pensée humaine court le long de mes membres. J’ai le front ceint d’éclairs, dérobés aux sources de la lumière. Vous étiez l’ignorance, je suis la science. Vous teniez l’homme esclave, je le fais libre. Je sais le secret des prodiges qui terrifiaient vos fidèles. Mon pouvoir illimité refera l’univers et trouvera ici-bas votre paradis enfantin. Je n’ai plus besoin de votre Dieu, inventé pour expliquer une création dont je connais les lois. Ces lois me suffisent, elles suffisent aux esprits que j’ai conquis sur vous et qui ne rétrograderont pas. »

Comme la Tour se taisait, les deux grands faisceaux remontèrent, avec un de ces brusques frissons que j’avais déjà observés ; la vibration des molécules lumineuses se changea en ondes sonores, une voix pure s’éleva du fluide subtil :

« Choses d’en bas, choses lourdes, vos paroles sont injustes et vos vues courtes. Vous, pieuses tours gothiques, pourquoi défendez-vous à votre jeune sœur de devenir belle ? Quand les maîtres maçons vous sculptaient, si l’on eut transporté à vos pieds un Grec d’Athènes, il eût dit de vous ce que vous dites d’elle aujourd’hui. Il vous eût traitées de monstres barbares, d’insulte aux lignes sacrées du Parthénon. Pourtant, votre beauté s’est fait reconnaître, à côté de celle qu’on admirait avant vous. Souffrez donc qu’il en naisse une autre, si le temps est venu. Surtout ne refusez pas une âme à qui la cherche. Vous avez pris la vôtre aux basiliques, qui la tiraient des catacombes. Si des arceaux de fer doivent vous l’enlever, sachez subir la loi qui commande aux formes de passer. Soyez maternelles à ce monde troublé ; il suit son instinct en se précipitant dans d’autres voies, où il retrouvera ce qu’il y avait d’impérissable en vous.

« Et toi, fille du savoir, courbe ton orgueil. Ta science est belle, et nécessaire, et invincible ; mais c’est peu d’éclairer l’esprit, si l’on ne guérit pas l’éternelle plaie du cœur. Ton aînée donnait aux hommes ce dont ils ont besoin, la charité et l’espérance. Si tu aspires à lui succéder, sache fonder le temple de la nouvelle alliance, l’accord de la science et de la foi. Fais jaillir l’âme obscure qui s’agite dans tes flancs, l’âme que nous cherchons pour toi dans ce monde nouveau. Tu le possèdes par l’intelligence ; tu ne régneras vraiment sur lui que le jour où tu rendras aux malheureux ce qu’ils trouvaient là-bas, une immense compassion et un espoir divin. »

Voilà ce que j’ai cru entendre sur la Tour. On y est sujet au vertige, cette nuit était faite pour le rêve, on aurait à moins un instant d’hallucination. Pour y couper court, je commençai à redescendre la longue spirale de l’escalier qui s’enfonçait dans les ténèbres. En m’arrêtant au premier palier, je reportai encore une fois mes regards sur le sommet. Les deux bras lumineux s’étaient relevés dans l’espace, ils continuaient leurs évolutions. Subitement, ils se rencontrèrent à angle droit ; pendant une minute, sur le ciel noir dont ils semblaient toucher les bornes, ils tracèrent une croix éblouissante, gigantesque labarum. Le signe de pitié et de prière était dressé sur la Tour par cette lumière neuve, cette force immatérielle qui devient là-haut de la clarté. Durant cette minute, la Tour fut achevée ; le piédestal avait reçu son couronnement naturel.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.