À travers l’Inde en automobile/01
alcutta, en avril, est une ville morte. Le vice-roi a quitté la capitale de l’empire indien pour sa villégiature de Simla, donnant, par son départ, le signal de l’exode annuel, qui entraîne vers les neiges himalayennes et les lacs du Cachemire, les dignités inférieures qui gravitent dans
l’orbite gouvernemental et les « Mem-Sabeh » que leur santé ou leurs plaisirs obligent à fuir la chaleur exaspérante et la monotonie des longs jours d’été dans les plaines. Ceux que leurs affaires ou la malechance d’un poste officiel secondaire retiennent à Calcutta, se débattent à grands renforts de moustiquaires, de paillassons humides appliqués aux portes et aux fenêtres, contre des nuées d’insectes, une température moyenne de 50° et une poussière blanche, aveuglante, qui s’étend en nappes épaisses et liquides sur les pelouses roussies, saupoudre les mimosas flamboyants et s’élève en trombe suffocante sous le pas des coolies et les ébats des chiens parias. On voit la poussière, on respire la poussière, on palpe la poussière ; elle devient un ennemi personnel, une obsession, l’on se méfie d’elle, on fuit, ou bravement on l’affronte, avec un semblant d’indifférence. Elle est là, partout, toujours, attachée au moindre brin d’herbe, à la plus modeste feuille ; elle s’étale, elle trône, elle demeure la souveraine unique et incontestée de la ville qu’elle affole et subjugue de ses vagues capricieuses.
Une tristesse de rues trop larges, de maisons trop hautes, plane sur Calcutta désert. Dans cette lumière implacable, sous un ciel de zinc, la laideur prétentieuse de certaines grandes bâtisses européennes s’accentue, amplifiée, mise en relief par un climat et un sol ennemi. Aux heures relativement fraîches du soir, l’on sort, en se traînant jusqu’à la rivière Hoogly, pour écouter une fanfare qui joue dans un jardin public, et l’on reste là jusqu’à la nuit, s’amusant à voir passer les gens et les choses, bercé par le clapotement des flots bourbeux, par la caresse du vent dans les hunes des voiliers dont les carènes s’entrechoquent avec un bruit mat.
Un matin, nous nous décidons à aller jusqu’aux bazars indigènes, les plus populeux, les plus grouillants de misère et de vice qu’il y ait aux Indes. L’on y voit toutes les races, tous les métiers, depuis l’Afghan, vendeur à la criée de fourrures du Kaboul, jusqu’au Chinois, dont les petits yeux bridés s’absorbent dans la confection des nattes et des paniers d’aloès. Le Bengali bedonnant, satisfait, plein de son importance, y coudoie le coolie qui porte des briques sur la tête, le courrier flânant loin de la surveillance de son maître, le « Dhobie » (lessiveur) dont les ânes minuscules trébuchent sous le poids du linge. De leurs balcons, les danseuses ruisselantes d’or et de bijoux, vrais ou faux, sourient à la rue, en regardant passer les missionnaires métis, pauvres et silencieux, qui vont dévotement aux prêches d’une chapelle wesléenne dans une ruelle détournée ; un homme sandwich promet la rédemption par l’Armée du Salut ; à côté de lui, un « jogui » mendie et conte les amours du folâtre dieu Krishna, Des placards en bengali, en urdu, sont affichés pêle-mêle sur les murs entre des réclames de pilules Pink et de biscuits Olibet, une affiche du Spark-Théâtre annonce, en anglais, la représentation du soir et au-dessus de l’entête trône Ganesh, le dieu des poètes.
Dans les boutiques, l’élément européen domine, sous la forme de boutons de verres coloriés, cotonnades de Manchester, chromos du roi et de la reine d’Angleterre, montres de nickel, faïences aux fleurs criardes. Articles de camelote, d’exportation, dont se sert l’Indou modernisé et qui atteste hautement, croit-il, la supériorité de la civilisation adoptée, sur celle des Hindous de la vieille école qui mangent avec les doigts et ne jouent pas au foot-ball, « for exercise sake ».
Rien de grotesque, de discordant, comme ces jeunes indigènes élevés à l’anglaise ; ils gardent toutes les insuffisances de leur race et y joignent les ridicules, les mesquineries, les inutilités qui encombrent nos vies. Ils étonnent par leurs facultés imitatives, leur prodigieuse mémoire qui leur permet de s’assimiler un programme universitaire, de passer brillamment des examens, de citer avec des péroraisons pompeuses « Macaulay ou Shakespeare » ; puis ils stupéfient par l’apathie de l’intelligence, l’absence totale d’idées personnelles. Depuis leur ridicule accoutrement qui se compose de bas, de souliers, d’une mousseline roulée autour du corps et d’une chemise d’homme empesée flottant sur le tout, jusqu’à la façon prétentieuse dont ils s’expriment, en anglais emphatique, rien, en eux, n’est vrai, ni simple ; ils sont un ridicule, une bâtardise, un mensonge perpétuel. L’on pourrait croire, à la façon dont un « babou » discute le vice-roi, la politique européenne, la guerre russo-japonaise, que c’est un personnage important sur lequel sa race a les yeux fixés, attendant de lui le salut, la renaissance. Puis, l’on est tout surpris d’apprendre que ce bengali, apôtre militant de tous les progrès, n’est qu’un scribe, un paperassier, une centième roue au chariot administratif ; l’incarnation la plus inutile et la plus déplaisante d’une éducation primaire réussie. Jadis, les babous étudiaient à fond le sanscrit ; la majorité, étant de caste brahmaniale, approfondissait les védas pour les expliquer à des disciples studieux et déférents : ils avaient les vices et les vertus de leurs dieux ; aujourd’hui, ils n’imitent plus que les hommes. Parfois, un babou, pour activer le mouvement occidental dans sa famille ou dans son pays, va passer quelques années à Édimbourg, à Oxford. Il revient, ayant endossé le costume européen dans lequel son corps grêle et fluet est aussi dépaysé que son hérédité est contrariée par un entrainement physique étranger au climat et à ses ancêtres. Lorsqu’on lui demande pourquoi il a adopté des détails de civilisation aussi opposés à sa race, il répond qu’à l’âge actuel du monde, il n’est pas décent d’aller aussi légèrement vêtu que le sont ses compatriotes, et lui, qui s’évanouit de frayeur devant un enfant armé d’une aiguille à tricoter, parle de s’aguerrir, de se fortifier par le hockey, le tennis, les sports, pour une lutte future à laquelle il serait seul, du reste, à ne pas prendre part. L’arme des babous, ils l’avouent, n’est point l’épée, mais la plume. Ils la manient facilement, aussi l’Inde est elle inondée des productions littéraires et politiques de certains journalistes calcuttois. Les babous se faufilent dans tous les postes où l’on peut passer de longues heures à écrivasser, à classer des documents, à examiner des colonnes de chiffres ; ils sont de parfaits bureaucrates et, dans cette capacité, d’une utilité inestimable. C’est aussi de leurs rangs que surgissent parfois des prophètes dont la facilité d’élocution, et l’exaltation religieuse particulière aux races d’Orient, entraîne, enlève, embrase une partie de la population et crée une de ces innombrables sectes, dissidentes, de la religion brahmaniale, sous lesquelles la croyance primitive semble devoir être submergée. L’un des plus célèbres parmi ces réformateurs modernes fut Keswhal-Chandra Sen. le père de la Maharani de Koosh-Béhar, qui, le premier, renonça en partie au Panthéon Hindou pour adopter le Dieu des théosophes. Les fidèles de Keswha-Chandra constituent la fraternité brahmosomadge à laquelle appartiennent toutes les sommités intellectuelles, médicales et artistiques, de la société indienne à Calcutta. Les femmes s’habillent d’une façon toute particulière, le « sarri » rattaché sur l’épaule, à la Grecque, le visage découvert, car elles ont renoncé à la réclusion étroite dans laquelle vivent encore les femmes des hautes castes orthodoxes. J’ai eu l’occasion d’être invitée chez quelques-unes d’entre elles, on m’a servi très correctement le thé, assaisonné d’une conversation banale sur le dernier roman anglais en vogue, et j’ai fui, appelant de mes vœux l’heure attendue où nous quitterons Calcutta, l’atmosphère empestée, les sarabandes de moustiques, les Hindoues qui lisent Marie Corelli et conduisent les automobiles.