À travers l’Inde en automobile/04

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3 MAI.


Nous avons quitté cette après-midi Barrakpore et nos amis les Eurésiens ; nous allons par la route rouge, soulevant des tourbillons de poussière d’ocre, traversant des villages de briques démantelées, qu’habite seul le souvenir des premiers marchands français et hollandais dont les bungalows en ruines croulantes disparaissent sous les lianes fleuries de la jungle et la vase envahissante de l’Hoogly, La rivière elle-même est une souveraine déchue que les courtisans de la fortune ont abandonnée pour se rapprocher d’un pouvoir plus moderne : le chemin de fer.


Ruines au bord de l’Hoogly

Nous passons devant des usines de jute dont la fumée épaisse parsème l’horizon de nuages noirs et charbonneux ; de misérables huttes s’allongent en enfilades indéterminables, constituant une rue unique dont les habitants peinent, non plus comme leurs ancêtres dans la lumière féconde du soleil, mais à la lueur sanglante des fournaises, parmi les engrenages impitoyables, les bras de fer, qui ont enlacé d’une étreinte irrésistible l’ouvrier indigène et l’humble métier qu’il tenait des dieux et de ses pères.

Nous nous arrêtons à un carrefour de routes pour demander la direction d’un hameau que les cartes indiquent comme possédant un dak bungalow. Nous nous faisons difficilement comprendre, mais un enfant (la nouveauté les séduit toujours) offre de nous conduire à une station de chemin de fer, où nous pourrons nous expliquer. Le chef de gare, un digne « babou » qui prend le frais, vêtu d’une légère mousseline blanche drapée autour des reins et de son cordon sacré, écoute à peine nos questions, il n’a d’yeux que pour la machine, il voudrait savoir pourquoi nous levons cette manette, pourquoi nous ouvrons ce robinet, à quoi sert ce levier, il s’essaie à déchiffrer les marques des essieux, des phares, il épelle consciencieusement la plaque à l’avant, puis, avec un mépris superbe, il nous dit : Oh ! French…

Néanmoins, il nous renseigne. Nous sommes à Kancharapara. Un chemin raviné par les pluies de la saison dernière contourne le village : c’est celui que nous devons prendre pour arriver à Ranaghat, distant de 40 kilomètres. Il s’est levé un vent chaud, dans lequel tourbillonnent des essaims de moustiques qui nous emplissent la bouche et les oreilles ; la campagne se fait déserte, uniformément ensemencée de riz, de patates douces dont les feuilles luisantes donnent par endroit à la plaine grise et sèche un aspect de parc.

Avant de pénétrer dans les fourrés voisins qui se profilent encore nettement dans la clarté mourante du jour, le chauffeur allume les phares.

Il devient impossible d’avancer autrement qu’à une vitesse très ralentie, la route n’étant qu’un chemin gazonné, emprisonné entre deux murailles de jungle épineuse, infranchissable, derrière lesquelles s’agite la vie animale avec une expansion brutale que n’entrave point la présence de l’homme.

Des ornières se creusent davantage, sillonnant de rides profondes le sol, envahi par une végétation folle de palmiers nains, de sagoutiers, de dattiers dont les feuilles pointues et blessantes comme des lancettes nous frappent au visage.

Des vautours repus du cadavre en décomposition d’un bœuf, tombé là, piqué par un serpent, montent une garde hideuse autour de la carcasse rongée, tandis qu’un chacal éperdu s’enfuit à travers les buissons, se heurtant à une idole informe, placée par la piété publique au pied d’un arbre pour éloigner « budg », ce hideux démon qui égare les femmes dans les sentiers inconnus et dévore les jeunes filles attardées au retour des champs. La nuit est venue complètement ; la lune monte lentement dans le ciel assombri, ses rayons traînent entre les cocotiers géants enveloppant d’une buée bleuâtre les stippes lisses et uniformes… Dans l’apaisement de la vie du jour, le mystère hostile de cette nature sauvage nous envahit d’une crainte vague, d’une terreur sans nom. Chaque bruissement de feuille est une appréhension, chaque frôlement d’aile une angoisse, chaque susurrement d’insecte un ennemi.

La peur rampe d’abord comme un adversaire bas, indéfinissable, impalpable, puis elle s’accentue, se précise, se rue sur nous de toute la rapidité de deux yeux flamboyants qui bondissent sur le chemin jonché de bois mort.

Un tigre ! L’angoisse torturante serre la gorge, ralentit le cœur, dessèche la bouche ; l’inutilité de la résistance affole l’initiative. Tout se confond, s’efface, dans un rougeoiment de sang, un heurt violent, puis rien… rien que le silence de la nuit traversé de cris d’oiseaux. Des rayons de roues primitives gisent par terre, à côté d’une paire de petites vaches zébus apeurées, pantelantes ; un sac de maïs éventré ruisselle sur le capot de la machine embourbée jusqu’aux essieux dans un terrain mou où le choc nous a chassés. Pour sortir de là, il faudrait l’effort de vingt hommes robustes, et, malgré les coups d’épaules désespérés du chauffeur, les roues n’avancent pas d’une ligne. Tandis qu’aidé de mon frère, il cherche parmi les débris de bambous de la charrette une pioche, un instrument quelconque pour défoncer le terrain autour des roues, guidé par la clarté mourante des phares qui s’éteignent faute d’eau, j’atteins une butte de terre d’où l’on découvre une partie de jungle éclaircie par un récent incendie. Les rameaux des arbustes roussis par les flammes pendent comme des oripeaux défraichis, parés des fleurs écarlates d’une liane souple qui s’enroule autour des troncs consumés. Des myriades de mouches lumineuses tourbillonnent dans la verdure sombre des raiforts, striant de bandes éblouissantes l’atmosphère parfumée ; rien ne bruit, pas une cabane ne se devine dans le fouillis des plantes mêlées, tout semble nous condamner à rester là jusqu’au matin. Tout à coup, ma main heurte une chose visqueuse dont le contact glacé me fait sursauter. Je trébuche, je tombe entrevoyant en un cauchemar affreux des visages noirs, des formes émaciées qui ont surgi, semblables à des ombres évoquées par un esprit sylvain. Ce sont des hommes de la jungle. Ils appartiennent aux tribus presque disparues des castes criminelles du Bengale dont les dekoïtejties (raids) jettent encore l’horreur et la dévastation parmi les villageois, qu’ils font rôtir à petit feu afin de leur arracher le secret de leurs maigres économies. Parfois, dans leur ivresse sanguinaire, ils coupent les pieds aux femmes pour leur enlever plus facilement les anneaux d’argent et de nickel qu’elles portent aux chevilles. Aussi, lorsque retentit dans la solitude calme de la nuit leur farouche cri d’assaut. « kali, Ma-kali. » les bergers se blottissent dans leurs huttes de feuilles sèches en invoquant Vichnou, le bon Dieu, celui qui traverse les espaces infinis, chevauchant sur Garuda, l’incomparable oiseau bleu.

Mais nous n’avons rien à craindre d’eux, le prestige du blanc étant tel qu’un Européen peut faire le tour de l’Inde portant une simple canne comme arme défensive.

Ils baisent la terre, prosternés, tremblants devant la lumière des phares, murmurant des supplications inintelligibles à ce dieu nouveau, blanc comme l’âne de Shetala, attelé de coursiers invisibles qui avancent, comme Puspacha le véhicule magique, au gré du dieu de la fortune. À l’aide de quelque menue monnaie de cuivre, nous arrivons à les rassurer un peu, à les faire s’approcher de la machine, à les persuader de pousser aux roues, à la carrosserie, partout où le chauffeur les place, en répétant d’une voix engageante : shollo (pousse). Après quelques tentatives inutiles, l’on arrache l’auto à son lit de boue et nous repartons. Nous n’avons pas fait deux milles que nos phares s’éteignent, et, à cette époque de l’année, il ne faut pas espérer rencontrer le moindre creux d’eau, les troupeaux altérés ont achevé de mettre à sec les petites mares épargnées par un soleil aride.

La monotonie d’une plaine poussiéreuse, que relèvent seuls quelques faisceaux de bambous énormes, succède à la jungle étouffante.

Nous nous égarons plusieurs fois dans les terres labourées, trompés par la blancheur uniforme de la route et des champs. Les bornes kilométriques ont disparu, parfois un tronc d’arbre, une plante grasse, se tordent dans la clarté lunaire en des formes fantastiques d’animaux inconnus ; des oiseaux de nuit planent au-dessus de nous avec des cris perçants, un hibou m’effleure les yeux du bout de l’aile.

La fatigue et la faim commencent à nous peser lourdement : nous avançons péniblement ; le chauffeur est inquiet de l’essence qui va nous faire défaut ; nous sommes si las que, lorsque la machine tombe dans un fossé pierreux qui coupe la route, nous décidons d’attendre le jour et de coucher sur place.

Que faire ? où aller ? Depuis Kancharapara, nous n’avons pas rencontré le plus modeste gîte et si quelque habitation se cache là-bas à la lisière d’un bois de manguiers, aucune lumière ne peut nous l’indiquer, les villageois étant trop pauvres ou trop économes pour allumer leurs torches d’étoupes lorsqu’ils peuvent, dans le sourire de « mà » (la lune) ; compter les grains d’un épi d’avoine.

Nous essayons d’écouter, de surprendre un bruit, une manifestation d’humanité ; enfin, il nous semble distinguer, parmi le glapissement des chacals et l’assourdissante crécelle des cricris, un aboiement de chien, très éloigné, très affaibli par la distance. Une fois, deux fois : il n’y a pas de doute : quelque part, derrière ces rizières vertes, une hutte est endormie sous la garde d’un « chien paria », animaux efflanqués, compagnons constants des basses castes.

Abandonnant Philippe sur la route, nous nous en allons à la file indienne à travers les carrés bourbeux de riz, dans la direction de l’aboiement qui s’est tu.

Brusquement, l’étroit sentier battu par les pieds nus comme une aire à blé tombe dans un chemin plus large, encaissé entre deux talus hérissés de cactus et d’aloès. Une haie de henné court sur la crête, protégeant une clôture très proprette en feuilles de cocotiers tressées.

Nous escaladons le talus, non sans nous meurtrir aux piquants des plantes grasses, et, après un long détour, suivant toujours la haie, nous forçons, en enlevant un bambou posé sur deux fourches, l’entrée d’une cour en terre glaise où de grandes meules de paille de riz s’élèvent, à côté de huttes chétives, comme des montagnes de safran pâle.

D’une cabane sort un léger vagissement d’enfant qu’une femme cherche en vain à endormir ; le bruit de ses bracelets remués, les mots tendres qu’elle lui dit nous parviennent distinctement à travers la mince cloison de chaume. Nous frappons doucement à un des piliers de boue durcie qui soutient le toit en palmes sèches, pour ne pas effrayer les paisibles habitants qui n’ont sans doute vu que peu d’Européens et dont nous ignorons la langue.

Une forme roulée dans une mousseline blanche, soupire, se lève et vient à nous. C’est un homme qui se touche le front des deux mains dans un respectueux Salam. Nous tentons d’assortir quelques mots pour en faire une phrase intelligible.

En vain, nous ne savons plus que Katcha, ce mot vague qui s’emploie pour désigner d’une façon générale tous les manques, toutes les insuffisances, tous les vices, toutes les tristesses.

(Katcha), (Katcha), l’un de nous flagellant sa mémoire retrouve « Gharri » (voiture), « Gharri Katcha ».

Le pauvre homme, très effaré, ne comprend pas grand chose mais aussitôt, avec l’extrême courtoisie que l’on rencontre aux Indes dans toutes castes, il nous invite d’un geste timide à user de tous ses biens : de la paille fraîche, craquante, et deux petites charrettes faites de cinq à six cannes de bambous non décortiquées, posées en longueur sur deux roues de bois plein.

En furetant entre les paliers, nous découvrons aussi un « mâchan », quatre pieds de bois entre lesquels s’entrecroisent des cordes en fibres de cocotiers qui font tout à la fois lit, sommier et matelas.

Siadous, aidé de notre hôte, va chercher nos literies dans la machine et grâce à la bonne volonté de l’indigène, nous avons bientôt chacun une couchette aussi confortable que le permettent les ressources et les circonstances. Mon frère et le chauffeur se perchent sur les charrettes à l’abri des serpents, des insectes innombrables, des rats. Le choix que j’ai fait du mâchan ne paraît pas aussi heureux. Un grand chien fauve inquiet, rôde autour de mon lit de corde, me reniflant les cheveux, tandis que les voisins, attirés par le bruit inusité, s’accroupissent autour du « hooka » de notre secourable ami, accompagnant le glouglou de la pipe dont ils tirent d’acres bouffées de chillum d’un murmure de voix chantantes et monotones.

Ils demeurent longtemps assis au milieu de la cour, fluets et noirs dans la clarté pâle du ciel sur lequel se découpent les palmes vernies d’un cocotier qui s’entrechoquent avec un balancement rythmé au-dessus de ma tête, tandis que je suis des yeux, sur le tronc fuselé, un lézard énorme qui happe des moucherons imprudents.