À travers l’Inde en automobile/11

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MOORSHIDABAD, 15 MAI


Sous ma fenêtre, une clochette argentine grelinte, secouée par le mouvement inhabile et un souffle embarrassé, un piétinement sourd qui monte du parc m’annonce que les éléphants mis à notre disposition par le Nabab ont devancé l’heure convenue.

Rangés devant l’entrée principale du palais, ils attendent philosophiquement, en dodelinant de la tête, et font claquer contre leur encolure, pour se délivrer des mouches, leurs flexibles oreilles. Un cornac, à califourchon sur chaque animal, le dirige à l’aide d’un crochet de fer forgé faisant office d’aiguillon. Ma monture s’appelle Rahmal. Pour l’encourager, son conducteur répète doucement de temps à autre : « Aïe, Rahmal », ce qui signifie ici : « Rahmal, attention, sois sage ». L’on sent entre ces deux êtres un respect des concessions mutuelles, une sorte de pacte entre la force et l’intelligence scellé par la bête et son maître dans l’intimité constante des longues heures de captivité du « Kraal ». D’un pas lent et léger, Rahmal traverse des bois de manguiers, des forêts de banyans, il cotoie des lacs de lotus roses épanouis. Parfois il s’arrête pour couper une branche d’arbre, tordre une jeune pousse, il ramasse avec sa trompe des fleurs odorantes et les dépose dans mon palanquin. Au bord de la rivière Baghirati, dont le flot enserre comme un ruban d’argent les murs du palais, Rahmal fait quelques difficultés pour se mettre à l’eau, mais le « mahout » le persuade et le guide, lui faisant éviter le heurt des petites barques, chargées de fruits et de soies brutes, que les indigènes indolents poussent à la perche jusqu’à Berampore, parfois jusqu’au Gange, le fleuve divin.

L’hospitalité sympathique que nous offre ici le Nabab a complètement effacé de notre mémoire le souvenir des premiers incidents fâcheux du voyage. Il ne se passe de jours où le prince ne nous témoigne, d’une façon quelconque, son amitié. Tantôt, suivant l’usage musulman, il nous envoie des corbeilles de fruits, des flacons d’essence de rose ou de jasmin, des gâteaux, des confitures, des pâtes d’amandes, tantôt il nous prie d’user de ses équipages. Ses fils nous accompagnent au polo à Berhampore, nous allons ensemble visiter les environs, les ruines du Moorshidabad ancien ; le peuple fait la haie pourvoir passer ses princes en automobile, tous les fronts s’inclinent dans le salam, et ils répondent d’un geste amical en portant la main aux lèvres.

Le beau-frère de Muna Saheb, troisième fils du Nabab, nous accompagne généralement en qualité d’interprète.

Cet enfant de 12 ans est doué d’une grâce exquise de physionomie et d’attitude. Sa figure mat, presque blanche, éclairée de deux yeux profonds et tendres, a une singulière mobilité d’expression. Il s’appelle Bougha, et s’est pris pour nous d’un attachement de chien couchant. En son joli langage imagé, il se considère comme le « coussin de nos pieds », « la voix de nos pensées » ; il vient à tout instant au guest-house nous voir ; il s’intéresse à nos moindres actions et s’amuse parfois à en préjuger les motifs. D’une indiscrétion terrible, il nous renseigne sur tous les événements intimes de sa famille, nous dit les querelles, les haines, les jalousies, les intrigues. Son âge lui donnant accès dans le harem, il complote avec l’un et décourage l’autre ; il a juré à un de ses cousins, qui va se marier, de lui faire apercevoir la fiancée qu’on lui destine, et s’emploie avec zèle à cette grande affaire. D’autre part, il m’a promis que je verrais sa sœur, la femme de Muna, et il passe de longues heures à décider le prince à m’accorder cette faveur. Tous les jours il m’apporte un rapport circonstancié de ses espérances et de ses doutes. La toilette que je porterai, s’il réussit dans ses instances, le préoccupe beaucoup, il a examiné mes robes et trouve cela très en dessous des vêtements de femmes qu’il connaît. Un gros soupir de regret gonfle sa petite poitrine, lorsque je déclare ne pas vouloir emporter au harem une garniture de sac de voyage en argent, qui l’enchante ; vraiment, je vais paraître trop simple, il dit : pauvre !

Le prince Muna, incapable de résister à ce tenace adversaire et subjugué par l’influence de son épouse, finit par céder, à condition que le Nabab, très sévère quant à la question de réclusion des princesses n’en saura rien. Bougha, triomphant, fou de joie, se précipite au palais pour m’annoncer la nouvelle, me faire mille recommandations, il m’abasourdit, et avant que je sois revenue de mon ahurissement, il a disparu. Je l’entends descendre les escaliers quatre à quatre, claquer la portière de sa voiture, il est parti, et mon imagination le suit, cherchant à faire surgir de l’inconnu la silhouette de ces mystérieuses « begums » qui n’ont jamais vu d’Européennes, et attendent impatiemment ma visite, cloîtrées derrière les grilles de marbre de leur harem.