À travers l’Inde en automobile/17

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GODOGARI, 3 JUIN.


Au « Rest House » de Godogari, chétive maisonnette au toit de chaume, nous attendons le bateau qui doit nous transporter, par le Gange, à Patna. Le fleuve sacré coule lentement entre des rives de sable, ses flots sans remous roulent paresseusement, afin que bercés par leur mouvement tranquille, les morts ensevelis dans ses eaux limoneuses flottent en paix jusqu’à la réincarnation.

L’embarcadère, assez éloigné du village, serait impossible à atteindre par le sentier de halage qui longe le « grand fleuve », mais grâce à l’amabilité d’un Brahme qui veut bien nous servir de guide, nous arrivons, par un considérable détour à travers des bois de bambous et des champs de roseaux, à Sultan-Gang, où s’arrêtent les petits steamers qui trafiquent entre les différents villages riverains. Le jour finit et dans le crépuscule les sables roux se confondent avec la ligne pâle du Gange. Le Wren est à l’ancre. Sur une simple planche posée entre le bastingage et la berge, des noirs en longues files trottent silencieusement, déchargeant des ballots de jute, des peaux de chèvres grossièrement tanées, des caisses de liqueurs, des cotonnades ; ils embarquent, en échange, des milliers de bananes et de mangues, enfermées dans des paniers ronds, qu’ils portent sur la tête et jettent pêle-mêle dans la cale. L’équipage indigène, composé d’un capitaine musulman et de dix hommes est descendu à terre pour examiner plus commodément la machine. Ils approchent curieusement, tâtent d’un doigt craintif les ailes, le radiateur. Philippe leur semble compliqué et dangereux. Lorsqu’ils comprennent que nous désirons nous installer à bord avec cette voiture magique, ils sourient d’une façon incrédule ; il faut toute l’autorité du clerc, distributeur de billets et agent de la compagnie, pour leur persuader de faire arranger une passerelle solide, capable de supporter le poids de la machine. La population des quelques huttes disséminées sur les pentes brûlantes, se tient toute prête à apporter son concours aux coolies. Après beaucoup de tiraillements et de bruyantes exclamations, l’auto glisse dans l’entrepont. On l’y cale avec de gros sacs de maïs. Les passagers ont quitté le bateau pour dîner. Assis par groupe de castes, ils creusent des trous dans le sol pour faire leur feu. Les uns attisent les brasiers, trient les graines pour le currie : quelques-uns marchandent des fruits ou de petits poissons, d’autres fument silencieusement. L’un d’eux, solitaire, entouré de ses inévitables ustensiles de cuivre, semble plongé dans une rêverie mélancolique et mâche du bétel. Des enfants nus courent et crient de tous côtés ; une femme, drapée de blanc, parcourt les groupes, sa cruche de terre sur la tête, offrant de l’eau potable et du lait. Ailleurs, des musulmans sont en prière, tournés vers le soleil qui tombe comme une flambée d’or violet dans le divin « Pudda », sillonné de barques aux voiles cerise que les pêcheurs ramènent au ghatt. Un Brahme, paré de son cordon sacerdotal, se promène seul, dédaigneux de cette humanité immonde, issue des pieds de Brahma. La cloche d’un temple caché dans un massif solitaire se fait entendre, les tam-tams résonnent, une odeur de jasmin et d’encens monte dans la nuit tombante, des feux de Bengale illuminent le rivage : c’est l’heure de la prière. Les Indous fervents quittent leur travail, leur repas, ils s’approchent du fleuve et lentement ils y entrent jusqu’à mi-corps, invoquant par des ablutions répétées l’esprit des eaux.

Il fait nuit noire lorsque, au coup de sifflet du capitaine, le Wren file doucement, fendant le courant de sa proue blanche.

Les trois seules cabines du bateau et la partie devant sont réservées aux passagers de première classe ; à l’arrière, les voyageurs indigènes s’empilent comme ils peuvent, couchent et cuisinent sur le pont. Les bancs disposés en carré séparent les différentes castes.

On serait tenté de croire que cet incessant établissement de démarcations entre les castes inférieures et les castes élevées doit fomenter chez les premières des haines féroces contre leurs concitoyens plus privilégiés et exciter des convoitises furieuses. Il n’en est rien.

La caste a été établie primitivement pour conserver aux conquérants aryens l’intégrité du sang en les empêchant de s’unir aux populations aborigènes des Sontals, des Bhils, des Mairs et les clans, les familles, chez lesquels l’ascendance s’est conservée uniquement aryenne forment les castes supérieures. Au contraire, la prédominance dans une race du sang des habitants primitifs de l’Inde, en plus ou moins grande quantité, a fait naître les castes inférieures de rang moyen ou bas.

D’autre part, les Aryens, s’établissant aux Indes, forcèrent une grande quantité de vaincus à adopter leurs croyances, ils devinrent Indous de religion, non de race et formèrent une partie séparée et méprisée de la nation.

La supériorité physiologique des aryens est donc celle qui s’est imposée aux « Sudras[1] », et elle ne leur cause pas plus d’envie que l’européen n’en fait éprouver aux Nègres ou aux Chinois.

Les basses castes ont véritablement un degré d’humanité inférieure à celui de la race Indo-Européenne dont la caste est la glorification.

Chaque caste est une société exclusive, fermée, elle satisfait à toutes les nécessités morales de ses membres et agit dans le territoire entier de l’Inde. La religion, les usages, les occupations de la caste appartiennent à tous ses membres, où qu’ils se trouvent et malgré les inégalités matérielles, qui peuvent exister entre eux, au point de vue des autres castes ils jouissent de la même considération ou supportent les mêmes dédains.

Un Brahme qui mendie ne s’assoient pas plus à la table d’un « dhombs »[2] enrichi, qu’il ne permettra à un de ses coreligionnaires pauvre de même caste d’effleurer son bol d’aumône. L’Indou est toujours, avant tout, l’homme de la caste dont il est sorti. Il reste éternellement aryen ou aborigène, quelles que soient ses possessions ou sa misère. Cette première distinction se maintient à jamais dans la société indoue ; elle n’empêche pas les castes inférieures d’améliorer leur sort par le travail, la spéculation ; il y a des Sudras qui amassent des fortunes considérables, occupent des fonctions honorables ; quelques-uns, comme les ancêtres du Maharadja de Kooch Behar, se taillent des principautés, mais l’opinion publique ne leur connaît pas d’autre rang que celui de leur caste. Par contre, un Radjput qui laboure est l’égal des Maharadjas les plus puissants, il peut épouser leurs filles, que ces princes refuseraient à des souverains comme le Gaikwar de Baroda, ou le chef de Gwalior appartenant à des castes de vachers et de bergers.

La physionomie, le costume, les atours des femmes révèlent la caste. Il est du reste très poli de questionner un individu sur ses ascendants, son clan, ses occupations héréditaires. Pendant les moments interminables que nous passons à voir défiler les rives solitaires, dont les herbes grasses ondulent au vent, c’est ma distraction favorite.

Nous faisons escale deux ou trois fois dans la journée, pour permettre aux passagers d’aller acheter leurs vivres.

Toutes les ressources des villages sont exposées sur la berge, des femmes apportent des paniers de mangues, jaunes, vertes, rougeâtres, énormes comme des courges, des mangues de Malwa et des mangues de Behar ; c’est un régal pour les connaisseurs ; à côté, l’on vend des pigeons, des poulets étiques, des caramels, de la farine de mais, des nasses de gougeons, des « jak fruit » : difformes de rotondité, des marchands servent du thé bouillant, du café, des sorbets.

Le capitaine a fort à faire en empêchant cette foule de vendeurs d’envahir le steamer et de venir harceler les voyageurs pour débiter plus facilement leurs marchandises.

En retirant la passerelle, un de ces importuns tombe à l’eau : comme je m’apitoie sur son compte, le capitaine musulman sourit de pitié et ajoute laconiquement : Qu’importe, il est de basse caste !…


  1. Terme par lequel on désigne toutes les basses castes.
  2. Fossoyeur, la plus méprisée de toutes les castes.