À travers l’Inde en automobile/28

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KALKA, 2 OCTOBRE.


Le Gouvernement Anglo Indien a décidé qu’il ne serait point sportif ! Après les règlementations sur le transport de l’essence, nous voilà arrêtés par la défense de parcourir en auto la route Kalka-Simla.

Je tiens en main un vrai petit chef d’œuvre de lettre d’un « Collector »[1] à ce sujet. Je ne le connais pas et ne puis arriver à déchiffrer sa signature, mais je me le figure très sympathique et paternel, rempli d’une juste appréhension à l’idée de nous voir enfiler à toute allure cette fameuse montée de 96 kilomètres. Pour les « tongas », les charrettes à bœufs, les chameaux, les ânes, danger public… c’est ainsi que ce digne magistrat nous considère ; aussi, impossibilité de sa part à autoriser la plus petite tentative automobile de ce côté de pays. Des regrets cordiaux terminent l’épitre officielle et un délicieux Post-Scriptum nous affirme que cette mesure n’a été prise que pour le bien des automobilistes, afin de leur éviter, à cause de l’encombrement des routes, des désagréments inévitables et de terribles accidents. Les prévenances gouvernementales sont pleines de piquant sous toutes les latitudes.

L’honorable gentleman qu’est ce « Collector » ne devrait pas ignorer cependant que nombre de ses compatriotes ont trouvé aux Indes une mort subite et douloureuse, en pratiquant les sports que le Gouvernement britannique approuve et auxquels participent ses membres.

il y a quelques semaines, lors d’une partie de chasse au lion, offerte à lord L…, Gouverneur de Bombay, en Kattiawar, le résident de Junaghad a été tué par un vieux lion qui sortit à l’improviste d’un fourré ; l’animal cueillit l’homme au milieu de six fusils bien armés ; dans le Dekkan, un tigre blessé, d’un coup de griffe, a ouvert le crâne à un lieutenant inexpérimenté ; un autre officier, qui s’adonnait à l’inoffensif plaisir du canotage dans les terres inondées du Bengale, n’est jamais revenu d’une promenade dominicale ; cependant, la sollicitude du Gouvernement ne va pas jusqu’à interdire les battues d’animaux féroces et les distractions nautiques. Pourquoi donc ne laisserait-on pas les automobiles faire leurs preuves et les automobilistes courir tous les risques qu’il leur plaît d’affronter. Sont-ils les seuls qu’il faille sauver malgré eux ? Nous nous chargerions bien de démontrer que non, mais je ne sais quels scrupules nous retiennent : un nombre infini de petits services que le Gouvernement nous a rendus par l’entremise de ces « officials » nous obligent, sinon à l’obéissance de la loi, tout au moins à la déférence pour ceux qui l’appliquent.

C’est donc à Kalka, gros bourg adossé aux premiers contreforts de l’Hymalaya, que nous laissons la machine et le chauffeur, pour monter à Simla, en chemin de fer ou en « tonga ». Ce dernier mode de transport réunit deux grands avantages : la célérité et le pittoresque ; il n’est pas étonnant, par conséquent, de voir le petit chemin de fer joujou, qui met douze heures à contourner la montagne, n’emporter que les bagages et les domestiques.

Les gens qui veulent voir le pays et ceux qu’une hâte spéciale d’arriver aiguillonne, choisissent le tonga. Nous sommes du nombre. Tous ces petits dog-carts à deux roues, excessivement bas, attelés à pompe de chevaux efflanqués, font le trajet Kalka-Simla à une allure singulièrement rapide. Les haridelles enfilent la route et sans désemparer elles galopent pendant sept ou huit milles. Des relais sont prêts à ces mêmes distances sur tous le parcours, ce qui permet d’arriver plus vite que par la voie ferrée, avec l’arrêt nécessaire pour le lunch dans un bungalow parfaitement organisé à mi-chemin. Peu à peu, on s’élève au-dessus des terrasses schisteuses qui soutiennent la route, les pentes de la montagne se fertilisent, l’orge, le blé, les maïs remplacent le riz et les feuillages des régions plus chaudes. Quelques arbres fruitiers portent des prunes, des pommes, très petites, mais parfumées, des vignes s’allongent en tonnelle d’un tronc à l’autre. En approchant des passes, la végétation devient vigoureuse, entremêlée d’espaces de roc rougeâtre et dénudé. Le regard cherche avidement les neiges ; l’on est impatient de n’avoir pas encore aperçu ces fameux sommets qui s’étalaient en grosses lettres sur les atlas de l’enfance et auxquels l’éloignement de notre continent prête la fascination d’une beauté difficile à atteindre. Subitement, à un détour de la route, se déploie l’immense panorama des pics immaculés qui se découpent sur le ciel en lourdes dentelures inégales. La masse des neiges se dresse faite d’une triple chaîne immense, éblouissante de blancheur, vierge d’empreintes humaines. Ces cimes restent inconquises, elles échappent à l’homme et gardent pour lui l’invincible attrait de l’inconnu ; mais pour subir toute leur séduction, il faudrait n’avoir jamais vu un soleil d’hiver s’abîmer lentement au sein de nos monts de Gascogne.

Au-dessous de ces géants Hymalayens, une chevauchée de pics grisâtres forment un cercle plus rapproché de nous. Dans le fond du paysage, le soleil luit sur des centaines de villas blanches, perdues dans des bois de déodoras centenaires auxquels on arrive par des chemins escarpés tapissés de mousses odorantes et d’œillets sauvages ; c’est Simla.

L’air est léger, plein du parfum des myrtes et des chèvrefeuilles, qui poussent dans les sous-bois et mêlent leurs branches odorantes à la verdure de fougères sveltes et variées. Des vignes vierges, des plantes grimpantes font aux arbres séculaires une parure de jeunesse et de renouveau.

De robustes chênes, des rhododendrons d’une taille extraordinaire, des fleurs rouges rafraîchissent les yeux encore éblouis des brûlants paysages de la plaine ; le vent froid des neiges proches fait frissonner et une impression de villégiature pyrénéenne se dégage des maisons coquettes, disposées en arc immense sur les pentes de la montagne. L’illusion s’accentue en avançant vers le centre de la ville ; bâtiments officiels ; devantures de marchands européens, groupes de cavaliers, d’amazones, bandes d’enfants frais et roses qui jouent surveillés par des « miss » et des « nurses » anglaises, rien ne rappelle l’Inde torride, l’Inde indigène de Bénarès et d’Agra. Il faut un Maharadja qui passe, quelques femmes portant des fardeaux, le cou serré de colliers de turquoises, pour se souvenir qu’après tout l’on est en Asie, au cœur de l’Hymalaya, que la mousseline y est de mise à midi et le feu le soir dans les chambres.


  1. Préfet de la Province.