À travers l’Inde en automobile/34

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25 OCTOBRE.


Depuis que nous avons quitté Lahore, le pays est poussiéreux, sec, mamelonné. La vallée de la Jellum se creuse, encaissée entre des murailles de rocs grandioses et dénudées. Des hauteurs qui dominent la ville de Jellum, la vue embrasse des rivières desséchées, des étendues de terres noires, sans une habitation, sans un être humain, rien, si ce n’est le chemin de fer que la route longe constamment, n’indique que des créatures raisonnables vivent et meurent dans cette solitude. Le ciel est couvert ; des nuages moutonnés traînent à l’horizon sur des réunions de huttes en boue, carrées comme des cubes d’enfants jetés au hasard et qui se confondent dans la tonalité neutre du ciel et du sol. Les rares passants mènent un ou deux chameaux, des troupeaux d’ânes, quelques chèvres. Nous rencontrons peu de femmes, celles que nous apercevons sont vêtues uniformément de larges pantalons et de voiles à la texture grossière, de couleur crue. Cette race est superbe. Musulmans indomptables, les Pathams ont les traits fins, réguliers, la tête bouclée, serrée d’immenses turbans bleus et blancs. Leur type de physionomie, distinctement sémitique, leur a fait assigner par quelques ethnographes une origine juive que les noms d’Isaac, de Jacob très répandus dans leurs tribus semblent confirmer, mais que leur indomptable courage sur les champs de bataille dément d’une façon complète.

Des immensités argileuses se déroulent entre des collines, des ravins, un chaos de terrains creusés de caves profondes et qui dessinent un plan de ville rasée dont il se resterait que les fondements. Il semble que la Puissance créatrice, lasse de ne pouvoir façonner ce limon, l’ait précipité là et oublié.

Quelques postes de police, fortifiés contre les incursions des rôdeurs de frontières, apparaissent dans le lointain. Gardiens vigilants des taudis bâtis dans leur ombre, les policemen, armés jusqu’aux dents, suivent, d’un œil soupçonneux, la lente démarche des Afridis qui passent en ces parages. Après l’importante station militaire de Rawah Pindi, la vallée de l’Indus s’ouvre en une plaine infinie protégée par les chaînes de Kashmire, dominées elles-mêmes par l’Hymalaya.

Au loin, les terrasses, les bastions, les chemins de ronde du fort d’Attack tranchent sur le ciel vif ; les murailles s’allongent en lacets au flanc d’une petite éminence, englobant dans leurs sinuosités des habitations entourées de jardinets. Au pied de cette ancienne citadelle Sik coule l’Indus, un torrent étroit dont les eaux bleuâtres se précipitent en mugissant contre les blocs de granit qui obstruent son cours.

L’Indus n’a pas la majesté du Gange, mais la nature paraît l’avoir prédestiné au rôle qu’il joua dans les combats de conquérants et les luttes d’empire. L’âpreté de ses rives ardoisées qui tombent à pic, sans un lichen, sans une mousse pour en adoucir l’austère nudité, ne pouvait que décourager les soldats d’Alexandre tandis que l’impétuosité de son cours, la fougue de ses eaux faisait renaître le courage et l’espérance au cœur des troupes décimées de Porus.

Il semble en contemplant ce fleuve, qu’un nimbe de force et de virilité auréole ces flots limpides qui ensevelirent des guerriers illustres, dont les âmes ambitieuses doivent parfois quitter leurs éternels séjours pour hanter ces bords grandioses.