À travers l’Inde en automobile/51

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BHAVNAGAR, 30 DÉCEMBRE.


Un petit homme grêle, sec, nous accueille au guest-house de Bhavnagar. Sa bouche souriante, ses yeux lins et narquois nous examinent avec satisfaction ; il nous salue cordialement et nous tend sa carte ; Proroshancar, dewan de son altesse le Takoor de Bhavnagar. Son maître, averti de notre arrivée, le prie de nous procurer toutes les distractions possibles et les facilités les plus complètes pour visiter les curiosités de son État. Un déjeuner et des convives indigènes nous attendent, suivant les ordres du Prince, qui nous a envoyé à cette occasion la vaisselle d’argent dont il fit usage au Durbar de Delhi.

Le dewan nous présente les autres invités : un Koït, ayant abandonné pour la peinture sa profession héréditaire, et s’emploie à faire le portrait du Takoor ; sa femme, ses frères et ses enfants. Chacun de nous s’accroupit sur des carrés de bois, disposés en deux lignes, les hommes faisant face aux femmes. Un plateau rond, chargé de bols et de gobelets, dans lesquels nagent toutes sortes de compositions culinaires indigènes est ensuite déposé devant chaque convive.

Nous mangeons avec les doigts, après les avoir trempés dans de l’eau rose passée par un serviteur fluet, silencieux. Je regarde mes voisines façonner le riz en petites boules, en tas, qu’elles mêlent de curry, de crevettes, de « dal », une purée verte, de piments fourrés, de muscade râpée, de farine de sagou, de graines sautées, de pommes de terre coupées en forme d’éléphant, de hachis qui emportent le palais.

Au dessert, je découvre parmi mes bols un lait d’amande où tourbillonnent des pépites minuscules d’or : le métal qui fortifie la jeunesse, des bananes, des melons évidés, pleins de pâte de sucre. Au fond de la salle scintillent les jupes de damas tissées de fleurs de rubis d’une des chanteuses du Maharadja. Il l’a envoyée pour nous bercer de son chant étrange, guttural, endormant. Elle chante sans discontinuer, accroupie entre les deux musiciens qui l’accompagnent. Ses traits sont communs, le teint très noir ; elle a l’apparence d’une bête repue. Parfois, sans s’interrompre. elle relève les tiges de bois odorant qui tombent du brûle-parfums ; elle fait cela méthodiquement, lourdement, comme une ménagère villageoise.

Proroshancar se tient debout, à l’écart, sans affectation. Il appartient à la caste des Brahmes Nagar, l’une des classes les plus élevées et les plus strictes du Kattiawar. Les précautions qu’un Nagar doit observer pour se conserver pur, pendant qu’il mange, sont une des plus frappantes indications de la mentalité de ces races indoues, esclaves d’une tradition qu’elles acceptent sans discussion, tout en reconnaissant son inutilité et sa mesquinerie. La force de la coutume, malgré toute l’influence européenne, a régné et règnera encore, pendant de longs siècles, aux Indes, car les plus avancés parmi les Indous, dans la voie des réformes occidentales, restent toujours secrètement attachés à quelques-uns des préjugés indigènes. Le Takoor de Bhavnagar, dont l’État est organisé entièrement sur les plans proposés par le Gouvernement britannique aux Princes tributaires et qui s’attache à copier en tout et pour tout ses maîtres, donne actuellement une preuve évidente de la vitalité de certains sentiments indigènes. Veuf, sans enfants, il songe à se remarier ; l’un de ses voisins, le Takoor de Gondal, lui avait fait proposer sa fille, une jeune personne élevée à l’européenne par des gouvernantes anglaises. Avec une irréductible logique indigène, le Maharadja, que notre civilisation enchante, cependant, répond peu galamment que si une femme cloîtrée cause mille ennuis à son époux, une femme libre double la somme de ses tribulations.