À travers l’Inde en automobile/58

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SECUNDERABAD, 25 FEVRIER.


Une aridité effroyable, des déserts où paissent de sveltes et timides antilopes, des rochers pelés, brûlants, un ciel implacable s’offrent à nos regards depuis Aurengabad jusqu’au grand cantonnement militaire anglais de Secunderabad.


Hyderabad. Sous le Char Minar, à Hyderabad.

La température est torride, la chaleur hébète et tue. Les indigènes se terrent dans leurs maisons, défendues du soleil par des nattes mouillées, des auvents de toile. Un lac aux contours irréguliers et gracieux, s’allonge entre Secunderabad et la capitale du Nizam ; la ville dominée par les minarets jumeaux du « char Minar » : Hyderabad. Le soir, des esquifs légers voguent sur les eaux bleutées ; un Yacht Club a été organisé par les officiers de la garnison, et durant les courts instants qui précèdent la nuit, ces promenades en bateau apportent aux Européens la seule fraîcheur qu’on puisse goûter en cette saison. Le souverain d’Hyderabad est à la chasse au tigre depuis plusieurs semaines, et le secrétaire du premier ministre, un parsi, ne sait si nous pourrons aller au camp sans grandes fatigues. Nous serions très désireux de voir ce Nizam « l’ombre d’Allah », le prince feudataire le plus puissant de l’Inde, celui qui occupe le premier rang dans l’ordre de préséance établie par le gouvernement britannique. Son État, d’une superficie comparable à celle de la France, lui fournit annuellement 80 millions, et lui permet presque de traiter avec l’Angleterre sur un pied d’égalité.

Il jouit de certaines prérogatives refusées aux autres Nababs ou Rajahs : il a des troupes, des douanes, de la monnaie, des timbres frappés à son effigie en caractères Indoustanis ; il est maître chez lui et use de sa relative indépendance pour conserver le plus possible à ses sujets les usages de leur race, et le profit qu’ils peuvent retirer des coutumes indigènes.

Contrairement à l’usage oriental, le Nizam n’est point marié officiellement, pas une des trois cents femmes de son harem ne porte le titre de Begum ou princesse régnante, ce qui permet au souverain de désigner l’héritier du trône parmi ses enfants sans avoir égard à la priorité de naissance ou à une ascendance maternelle plus élevée.

Il n’y a pas dans l’univers une femme qui soit l’égale absolue du Nizam « la main du Prophète », pour cette raison, disent les Hyderabis, il n’en saurait considérer aucune comme partageant sa royauté. Musulman autocrate et farouche, le prince d’Hyderabad maintient dans son harem les coutumes d’emmuration les plus strictes. Ses femmes, dont parfois il ignore les noms et le nombre, ne sortent jamais des divers palais qui leur sont assignés, et si quelqu’une, à la faveur d’un déguisement prêté par une esclave complaisante, se glisse au dehors et se laisse surprendre ainsi, le lac a vite englouti son cadavre. Aucune Européenne n’a été autorisée à visiter le harem du Nizam. Le Parsi m’avertit qu’il serait inutile d’insister, sur ce point, son maître se montre intraitable. Cet extraordinaire Nabab réside dans la cité même d’Hyderabad, il habite un vieux palais sombre et vilainement construit, mange par terre dans de la vaisselle d’or et ne s’éclaire qu’avec de l’huile de cocotier. Il s’efforce, dans toutes les questions commerciales, de favoriser toujours ses sujets au détriment des Européens.

Un jour, un de ces innombrables commis-voyageurs qui lui proposent toutes les industries et toutes les denrées européennes, depuis les automobiles jusqu’aux lampes à pétrole, lui faisait remarquer combien il serait avantageux d’installer un service de tramways de sa capitale au cantonnement anglais de Secunderabad ; le Nizam répondit tranquillement ; « De quoi vivront alors les conducteurs de « gharri » et pourquoi voulez-vous que j’appauvrisse ainsi mon peuple pour vous enrichir ? ».

Quelques traits comme celui-là en ont fait l’idole des Hyderabis.

La race musulmane d’Hyderabad est mélangée d’arabes du Sind, descendants des mercenaires qui aidèrent les Nizams à se déclarer indépendants. Un fanatisme latent, une ardeur guerrière, une cruauté révoltante sont entrés dans le sang des sujets du Nizam par ces alliances. Le séjour des bazars était jadis interdit aux européens ; de nos jours encore, ils n’y circulent qu’avec précaution et jamais après le coucher du soleil. Nous les traversons sans encombre en automobile pour aller visiter Golconde, la ville des richesses fabuleuses, le cimetière de la dynastie morte des Adil Shah.

Bornant une plaine de rochers grillés par le soleil, le mont qui porte les restes de la fameuse forteresse de Golconde apparaît rougeâtre et terne à l’horizon. Une compagnie de soldats du Nizam monte la garde sous la première architrave. Dans un enserrement de murailles de grès rouge, enlacée de chemins pierreux soutenus de maçonneries écroulées, la colline cache quelques restes de sa force séculaire.

Tepoo Saheb, le sultan du Mysore, a fait subir à Golconde son dernier siège mémorable ; depuis lors le bruit des canons n’a plus jamais troublé le silence de la vallée. Dans quelques années, les ruines mêmes n’existeront plus et l’on cherchera vainement parmi les éboulis de murs et les poussières de ciment, le site de Golconde, la cité des diamants.