À travers l’Indo-Chine - Le Haut Laos et le Mékong/02

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À travers l’Indo-Chine - Le Haut Laos et le Mékong
Revue des Deux Mondes4e période, tome 160 (p. 607-629).
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A TRAVERS L’INDO-CHINE

HAUT LAOS ET MÉKONG
II[1]


III. — DE LUANG-PRABANG A SAVAN-NAKEK

J’ai renoncé aux voies d’eau pour quitter Luang-Prabang. Le Mékong m’immobiliserait sur un radeau pendant dix jours, et me ménagerait, sur la route de Vien-Tian, deux ou trois de ses plus dangereux rapides, le Keng-Luong et le Keng-Kiaï, dont on ne me dit rien de plaisant. Le Nam-Hou, complété par son affluent, le Nam-Ngoua, et, de l’autre côté de la ligne de partage des eaux, la Rivière-Noire forment une voie longue et difficile aux basses eaux. Parmi les routes de terre, je choisis celle qui me paraît la plus intéressante, et qui me permet de visiter Hué, la capitale de l’Annam.

Donc, à cheval, et malgré les tigres ! Go ahead ! On ne parle que de tigres sans principes, qui dédaignent les animaux et préfèrent l’homme. On cite tel village, où. l’année précédente, ils ont enlevé quarante-cinq personnes. Il paraît que ces seigneurs viennent en plein jour saisir un coolie en marche dans votre caravane, et que, le soir, affriandés, ils tombent au milieu du campement, où ils jettent le désordre et l’effroi. Tout comme dans l’Annam et le haut Tonkin, les tigres, à l’ouest du Mékong et dans le moyen Laos, ont méchante réputation.

Sa Majesté Zaccharine a fait donner des ordres afin que la route soit débroussaillée sur cinq jours de marche, et quelques ponts raccommodés. Je n’aurai pas besoin d’attendre que mes « coolies, » le « coupe-coupe » en main, m’aient frayé le passage. Tout est possible dans les pays où rien n’est facile, et où il est convenu qu’on ne se laisse arrêter ni rebuter par les obstacles. Quand on n’a plus besoin que de ce qui est vraiment nécessaire, c’est incroyable comme il faut peu de chose, et comme on comprend et on envie la supériorité de celui qui exige encore moins ! Ce qui rend tout facile, ce qui sert à tout, c’est ce bois creux, à la fois si solide et si léger, l’incomparable bambou. En France, nous ne le voyons que sous forme de petits meubles agréables et inutiles. Ici, le bambou suffit à tout. Il fournit la maison tout entière, le bois de charpente comme les murailles ; les cloisons et les planchers sont en lattes de bambou nattées. Or cette maison, avec les meubles, lit, tables, accessoires divers, et ses objets de luxe, si vous êtes un raffiné, vous sera improvisée en deux heures partout où vous voudrez.

Un pont est-il emporté ? En deux heures, grâce à ce bois facile à manier et à travailler, des hommes auront refait un autre pont. On est d’ailleurs surtout étonné, dans les débuts de cette vie libre, et plus que toute autre indépendante des hommes et des choses, par la grande simplicité et l’ingéniosité de tous les moyens. Les objets sont rudimentaires, mais pratiques, faciles à faire, vite prêts et aisément réparés. Tout le monde sait créer cet outillage usuel, et on n’est pas arrêté, comme chez nous, par la plus petite avarie qui survient à nos ustensiles perfectionnés, qu’un spécialiste seul est capable de remettre en état.

Un tube de bambou est un abri sûr pour vos cartes et vos papiers ; c’est le verre pour boire, et c’est aussi la pipe pour les fumeurs. En plus grand module, c’est le seau pour aller puiser de l’eau ; c’est le récipient pour toutes les provisions liquides et solides. Emmanché d’une queue, il sert de casserole aux Laotiens pour cuire leur riz, ou pour préparer le sirop du palmier à sucre. Déchiré en lanières, il sert de cordages et de ficelles ; on enfile les ligatures de sapèques sur des kélates, filamens de bambou, et c’est ce qui rend si peu pratique notre nouveau sou indo-chinois, avec son trou bien rond percé au milieu. Ceux qui président à la frappe de nos monnaies ont ignoré que la kélate est carrée, ce que le premier venu, arrivant de l’intérieur, eût pu leur dire. On fait avec ces mêmes kélates des paniers de tout genre pour le matériel et les transports. On en fait aussi des chapeaux pour s’abriter du soleil et de la pluie. Une branche de bambou allumée, le soir, quand l’étape est trop longue et qu’il faut continuer de marcher la nuit venue, au risque de rencontrer le tigre, suffit pour l’effrayer et pour vous éclairer. Et non seulement le bambou sert à fabriquer des flambeaux, des chapeaux, des cordages, de la vaisselle, des meubles, des maisons et des ponts, mais encore il sert à la nourriture des animaux, et même à celle des indigènes, qui en mangent, en guise d’asperges, les pousses les plus tendres.

Il est plusieurs sortes de bambou. On appelle maï-bane[2], le gros bambou qui sert à faire des boîtes et des flotteurs. Le maï-tôt est le bambou mâle, aux cloisons plus rapprochées, fort et fin ; avec un fer à l’extrémité, il sert dans les rivières à naviguer à la perche. Le maï-an est le bambou femelle plus creux et plus léger, dont on fait les toitures de radeau et les nattes de clôture. C’est lui qu’on emploie pour les kélates.

On m’a donné pour m’accompagner un jeune satou, un prince laotien, le frère du second roi, le satou Chiao-Chocravatt, une manière de général, qui s’est bien battu contre les Siamois et qui passe pour intelligent et énergique. C’est lui qui s’occupe de tout et me décharge de tous soins. Il surveille la réquisition et le chargement de mes coolies, le balayage du camp, la pose de ma tente ; et, tout comme un Européen, il sait mettre la main à la pâte lorsqu’il est nécessaire. Après seulement, il pourvoit à la propre installation de son campement, et y procède en jupe et le torse nu. Il est en tout, avec les formes les plus galantes, mon cavalier servant. Il prend si fort au sérieux sa responsabilité de me conduire saine et sauve, qu’il me ferait volontiers descendre de cheval au moindre mauvais pas. Mais nous en avons vu bien d’autres ; et l’Écho d’Oran, un cheval pie, aux taches les plus excentriques, qu’un aimable compatriote a eu la bonté de me prêter, sait sauter et passer sans encombré. D’ailleurs le Pou-Ka-Sac[3] et le Pou-Lao-Pi, les points les plus élevés de la route, ne dépassent guère 900 et 1 200 mètres ; on les atteint par des pentes douces que le sol argileux permettra de ménager comme à plaisir quand il conviendra.

Les ordres ont été si bien donnés que les coolies du royaume de Luang-Prabang, les braves Khas-Mouks et quelques Laotiens se pressent nombreux aux étapes ; et nous n’avons, chose rare, que la peine de choisir les meilleurs d’entre eux. Cette vigoureuse race, qui n’a pas un courage à la hauteur de son développement physique, tranche à côté des petits Annamites de notre escorte. Ceux-ci me paraissent avoir la taille d’enfans de quatorze ans. Les Khas n’ont, presque tous, que le minimum de pagne, et ceux qui portent la grande écharpe passée entre les jambes et tournée autour de la ceinture la relèvent aux côtés pour ne pas gêner leur marche.

Mon petit satou a des façons de gentilhomme ; il ne me parle jamais sans me saluer à plusieurs reprises, la tête entre les jambes. Son vocabulaire ne comporte qu’une quinzaine de mots français, auxquels je ne puis guère ajouter que deux termes laotiens : taï et vaï, qui veulent dire « vite » et « marchons. » Mais je ne puis m’empêcher de rire de bon cœur lorsqu’il vient me prévenir, avec des airs de cour et des obséquiosités raffinées, que « cheval ou cooly f... la camp. » Cela se dit beaucoup dans nos colonies avec cette variante que « le camp » est généralement du féminin dans ces pays ; « la camp » est une forme très correcte.

Mon prince, comme tout Oriental en voie de progrès, s’empresse d’adopter notre costume européen étriqué et étroit ; mais, de même aussi, il le quitte voluptueusement pour reprendre les amples draperies. Il est parti de Luang-Prabang en souliers de toile blanche, jambières foncées, culottes blanches, veste noire et grand feutre Pavie. Au camp, et pour venir dîner avec moi, il reprend le sampot, la jolie écharpe culottante, en soie de couleur prune, les grands bas noirs, la veste noire et le béret de soie grenat très retombant. Les rois et les princes, au Laos comme au Siam, ont un art particulier pour bien porter le sampot.

Dans les villages, les chefs et les notables viennent au-devant de nous, et nous accompagnent, au départ, marchant devant nous en long monôme. Au moment de la séparation comme à l’arrivée, ils s’alignent, et le prince amène son cheval en face d’eux. Je dois me placer près de lui, et notre escorte d’honneur se prosterne avant de nous quitter.

La route de Luang-Prabang à Vien-Tiane m’avait été comptée comme ayant 289 kilomètres et demandant douze jours de marche. Nous la ferons en moins de dix jours, et, après les sentiers Shans, nous la trouverons très supérieure à sa réputation. Il faudrait peu de dépenses pour en faire un bon chemin de caravane, une route de tram, comme on les appelle en Annam. Ce nom de tram s’applique également à la station postale qui sert d’abri aux voyageurs, et aux courriers et coolies porteurs que l’on y échange[4]. Cette route, qui n’offre pas de difficultés sérieuses, suppléerait la navigation du Mékong, impossible pendant la saison d’hiver, et toujours très difficile en été dans cette région. Elle aurait le grand avantage de donner un dégagement nécessaire à des villages assez nombreux près de Luang-Prabang, et plus nombreux près de Muong-Khassy et de Vien-Tian. Ces villages sont habités, tantôt par des Khas-Mouks, tantôt par des Laotiens. Ailleurs des Pou-Euns, installés depuis deux cents ans dans le pays, forment d’importantes agglomérations ; des Thaïs-Sua se livrent à la culture. Ils mériteraient certes, vers le Mékong, un débouché plus commode que le sentier existant, coupé d’obstacles, et qu’il serait si facile d’améliorer. Il ne s’agirait point de construire une de ces grandes voies commencées ailleurs à grands frais, comme en Annam, et restées inachevées d’un côté et ile l’autre. Un bon petit chemin, comme ceux que le service des Cercles a exécutés en grand nombre dans les territoires militaires du haut Tonkin, serait amplement suffisant pour des caravanes, ou même pour faire rouler quelques charrettes, le seul véhicule à prévoir de longtemps. Je me suis souvent étonnée, dans nos sentiers forestiers du Tonkin ou de l’Annam, de ne pas voir employer, dans les parties marécageuses, les chemins de bois faits de rondins alignés, qui rendent de si grands services en Sibérie, et permettent, sur des sols peu résistans, de faire passer des voitures de poste.

Ce sont toujours des bois, toujours des fleurs ; mais ce ne sont plus les grandes forêts du pays Shan, aux arbres imposans par leur grandeur et leur ancienneté. Les faux cotonniers sans feuillage lancent leurs immenses calices pourpres vers le ciel. Un autre bel arbre rouge et feuillu sème sur le sol ses pétales. De grands arbres fruitiers fleuris blanchissent la forêt. Les belles fleurs roses floconneuses, que j’admirais aux pays Shans, prennent des formes d’arbustes lorsqu’elles n’ont pas de géans à enlacer. D’autres encore, semblables à des jacinthes sauvages, poussent nombreuses sur de hautes plantes, et d’énormes cloches violettes grimpent à tous les arbres.

Duc, mon chien court d’un bout à l’autre du convoi, et se livre à des chasses plaisantes dans les environs : tantôt ce sont les buffles qu’il s’acharne à chasser du sentier, tantôt les porcs qu’il poursuit dans des courses homériques, ou les singes auxquels il fait pousser des cris de fureur. Je ne lui aurais pas cependant conseillé de s’en prendre à tel grand singe à qui j’ai vu briser une grosse branche en sautant dessus du haut d’un arbre. Je n’en ai jamais rencontré de plus grand : il avait la mesure d’un petit Annamite de dix à douze ans.


Le cinquième jour de marche, nous arrivons au gros village de Muong-Khassy ; et, le lendemain, nous sommes à la frontière du Luang-Prabang. Nous revoyons les régions chaudes et humides ; les bois sont remplis de fougères de toutes sortes, d’orchidées merveilleuses, qui trouvent vie sur les arbres, de bégonias variés, en fleurs ; et toujours ce grand arbuste, dont les cinq dernières feuilles sur chaque tige sont blanches comme des lis. Sa petite fleur jaune est insignifiante, comme celle du Bougainvillia, dont les dernières feuilles empourprées sont plus fleurs que la fleur elle-même. Comme j’étais en admiration devant ces délicates merveilles, voici que tout à coup un grand aigle sombre, un nokok, me dit-on, s’abaisse dans le ravin que nous suivons et bat des ailes au-dessus de ma tête avec un bruit de cataracte.

Cette belle forêt exubérante de végétation tropicale est aussi la forêt aux sangsues, de très petites sangsues qui montent de terre, et semblent tomber des arbres. Nos pauvres chevaux et mon chien sont en sang. Tous les coolies et l’escorte sont atteints. Le prince lui-même a une sangsue qui se gonfle, à travers son bas, au-dessus du soulier.

Nous avons longé, en la laissant à l’est, une haute chaîne de montagnes très découpée, aux dents aiguës et inégales, qu’on m’a nommée le Pou-Pa-Kiao ; et à Ban-Tien, en face de ma tente, à grande distance entre nous et le Mékong, s’élève une autre chaîne pareillement découpée.

Au moment de notre passage, sévissait une de ces terribles épizooties comme il y en a tous les sept ou huit ans dans ces pays, et qui, propagées et généralisées par l’incurie des habitans, prennent des proportions cruelles. Dès le village de Ban-Tien, j’ai rencontré les premiers buffles morts, abandonnés au Nam-Pang ou sur les berges, dans les rizières, dans les forêts. Ils émergent dans les cours d’eau, tout noirs, et si gonflés que je les prenais au début pour des rochers luisant au soleil. Mais bientôt, sous le vent, le doute n’est pas permis ; et il n’y a plus qu’à détaler au plus vite en retenant sa respiration. Cet horrible fléau est dû à l’insuffisance d’un fonctionnaire qui ne sait pas la langue, prisonnier par conséquent d’un interprète infidèle et grand amateur de pots-de-vin. Des buffles, sans passeport, traversant le fleuve du Siam à la rive française, empoisonnent le pays sur 300 kilomètres le long du Mékong. Trois cents buffles sont morts dans un seul village. On voit dans les champs les buffles vivans paître près des buffles morts, et j’en ai vu pourrissant sous la Caï-nha[5] de leurs propriétaires. J’ai vu des centaines et des centaines de ces animaux se décomposer dans les rivières, et tout le peuple et ma caravane boire de ces horribles eaux.

Dans la pittoresque vallée du Nam-Ping, l’énorme rocher de Patang, en forme de pain de sucre, donne son nom à un village de Thaïs-Sua. Tout se fait en bambou dans cette région : j’ai vu souvent les enceintes des villages, les clôtures des terrains de bonzerie marquées par de légères palissades de bambou ; quelquefois de hauts bambous marquent l’entrée du village, et des caractères, gravés sur un bambou balancé par le vent, sont un signe de préservation. Quelquefois aussi, aux côtés du sentier, se trouve en treillis de bambous, une espèce de croix, moitié croix, moitié étoile, piquée sur un bâton. C’est un ornement de pagode, sorte de croix ouvragée et déformée comme les Swastika[6] ou croix gammées retrouvées en Chine et au Japon.

La croix gammée est démoniaque ou divine, c’est-à-dire bouddhique, selon l’orientation de ses ailes. Elle représente, dit-on, les deux bâtons sacrés qui servent à faire le feu, et figure en même temps la roue solaire. C’est un symbole des religions antérieures au bouddhisme et commun à un grand nombre de peuples[7]. On l’a rencontrée sur des statues assyriennes, dans des sépultures étrusques, sur des poteries anglo-saxonnes et italo-grecques. Vénérée également des druides gaulois, la Swastika n’est apparue dans les catacombes chrétiennes qu’au IIIe et surtout au IVe siècle[8]. Elle répondait au besoin des chrétiens de dissimuler le signe sacré en empruntant des figures étrangères.

Les fragiles Swastika de bambou des chemins du Laos sont un emblème religieux et bouddhique. De même, à l’entrée du village de Patang, de petites boîtes longues en bambou, posées à terre, sont remplies de petites salades vertes en feuilles coupées ; et on m’explique que c’est pour demander la guérison des maladies. Un grand arbre sacré est entouré de nombreux bambous piqués en terre, à la manière d’un plant de rosiers ; quelques branchages ou fleurs sont posés dans les tubes de bambou, et des banderoles pendent de l’arbre. C’est encore un emblème religieux pour éloigner les mauvais esprits, chasser les maladies, préserver les buffles, ce qui sera peu efficace, vu l’odeur qu’exhale sous le vent quelque charogne voisine.

La bonzerie près de laquelle nous plantons notre camp est bien plus sale que les kiungs, les monastères bouddhiques du pays Shan, et bien mal m’en a pris d’accepter sous ma tente des nattes apportées en grand honneur. Elles paraissaient neuves, et renfermaient néanmoins une armée de ces insectes que de très ingénieux industriels ont trouvé moyen de présenter, pas en liberté heureusement, dans nos fêtes foraines.

A huit heures de Vien-Tian, nous traversons, dans la vase seulement jusqu’à mi-jambe, l’étang de Nong-Tha, qu’il nous faudrait tourner péniblement si nous étions à la saison des pluies ; et enfin nous atteignons Vien-Tian, par un soleil de 50 degrés, après neuf jours et demi de marche depuis Luang-Prabang.


L’ancien royaume de Vien-Tian s’étend en bordure sur le Mékong sur près de 350 kilomètres. C’est aujourd’hui un commissariat florissant, sous la direction d’un commissaire actif et intelligent, M. Morin. Partout où l’influence du fonctionnaire a pu s’étendre, dans ce grand territoire, on sent une vie, une activité plus grande dans les villages. Vien-Tian est la ville des fleurs ; faute de télégraphe, et à cause de la rapidité de notre marche, nous n’avons pu être annoncés qu’une heure à l’avance ; or, une heure après notre arrivée, toute la maison de l’aimable M. Morin était tapissée de fleurs. On a dévalisé la forêt ; des gerbes de fleurs sont nouées en éventail dans les plis des draperies, ou suspendues en pendentifs dans les baldaquins des arcades. Les tables, les murs sont chargés de verdure et de fleurs, que les indigènes excellent à arranger.

Et voici venir les mandarins, les Kromakanes, le Paya, gouverneur de la province et le Chiaomuong, prince du Muong, qui viennent offrir leurs hommages et leurs souhaits, avec des bouquets et des corbeilles à Tane Madame, ce qui veut dire à peu près Son Excellence Madame. On donne à tous nos fonctionnaires le titre de Tane. On m’appelle aussi quelquefois en laotien Balone, c’est le nom honorable qui convient à une dame de distinction et d’âge : car, dans ces bons pays, l’âge est un titre d’honneur ! Les femmes des mandarins, et toutes les femmes après elles, m’apportent un grand nombre de hautes corbeilles de belles fleurs blanches de frangipanier, qu’elles montent agréablement en pyramides. Toute la maison en est pleine. Ces présens, qu’on ne sait plus où poser, tant il y en a de tous côtés, feraient la fortune d’un fleuriste. Il est, en vérité, impossible de voir peuple plus gracieux et plus aimable. Le soir, il y a boun (fête), au commissariat ; et tout Vien-Tian se presse dans les galeries et dans le hall-salon, pour regarder et pour fêter la première Française qui se soit arrêtée dans ce poste.

Le lendemain, il y a pique-nique à Tât-Luong (à quelques kilomètres de Vien-Tian), où l’on se rend à cheval avec tout le personnel et où l’on dispose table, vaisselle, verrerie, etc., sous un abri de bambou improvisé et tout fleuri. Des feuilles de cocotier, coupées et recourbées en arcades, forment une frange verte et se joignent à chaque montant en une gerbe de fleurs. On fait ces déménagemens en Orient plus aisément qu’on ne va chez nous de Paris à Saint-Cloud. Tout le village n’a pas manqué de venir faire fête autour de nous. C’est encore boun ; et nous causons, sans nous en soucier, au milieu des chants accompagnés de harpes et de mandolines laotiennes. Point n’est besoin de les écouter ; aussi un artiste vient-il jouer un nouvel air auprès d’un premier musicien, et un troisième auprès des deux autres, sans mécontenter personne. Le Laos est le pays de la liberté. En toutes choses, chacun fait ce qui lui plaît, mène sa vie comme il l’entend ; et les querelles sont aussi inconnues que dans le Luang-Prabang. La population n’est guère capable d’un grand effort, mais partout elle est douce, gaie, aimable au vrai sens du mot. Les enfans sont simples et bons. La race, comme nous l’avons dit, est solide ; mais, moitié plus forte que celle de l’Annamite, elle fournit moitié moins de travail.

Le Dagoba de Tât-Luong est un sanctuaire vénéré du Laos. La pyramide centrale, tout en ruines, est en réparation par les soins du commissaire de Vien-Tian. Les échelles de bambou des travailleurs nous aident à en faire l’ascension par 50 degrés de chaleur. La vue est très belle du sommet.

Toutes les ruines des pagodes de Vien-Tian, qui portent les noms des pagodes de Bang-Kok, témoignent, par leurs beaux plafonds à pendentifs, leurs bas-reliefs et leurs petites niches à double Bouddha, de la splendeur du passé. Les rois seuls avaient le droit d’élever des pagodes et des pinacles à sept galeries.

J’ai été presque témoin d’une trouvaille qui remontait à deux jours. Suivant une tradition conservée dans une bonzerie de pagode, un petit Tât devait se trouver enfoui sous un édicule du Wat-Prakéo. Des fouilles ont été faites, et le Tât vénéré a été découvert. Quelques caractères se voient dans les sculptures et permettront de reconnaître l’époque à laquelle il appartient.

A quelques pas de là, on m’a montré une sorte de colonne de briques, recouverte de ciment et de sculptures, qui n’est autre, m’a-t-on dit, que l’image du bâton avec lequel le chef de pagode frappait les travailleurs pendant la construction du grand temple. Ailleurs un grand Bouddha en bronze, d’une belle patine verte, est remarquable par son nez sémitique au milieu de ce peuple au nez aplati ou peu saillant. Deux autres Bouddhas sont debout à ses côtés, l’un les mains levées, l’autre les mains tombantes, tous deux dans les poses rituelles. Plus loin, c’est le grand pont de 500 mètres, récemment achevé, qui relie Vien-Tian à Nong-Khaye, d’où nous séparent encore une douzaine de kilomètres par la route de terre.

Toutes ces contrées ont été constamment ravagées par les Hos, pirates chinois descendus du Yunnam, et par les Siamois qui ont détruit définitivement, en 1829, le royaume de Vien-Tian, dernier rempart qui protégeait les populations du Laos contre leurs envahisseurs. A Vien-Tian, non plus qu’à Savan-Nakek, il ne faut pas être malade, car on s’y trouve à vingt-cinq ou trente jours de l’hôpital de Luang-Prabang, et à quinze jours au minimum de celui de Khong. Savan-Nakek, où je me rends, n’en sera qu’à neuf jours.

Le Cortambert, des Messageries fluviales, quitte Vien-Tian le lendemain, et je vais voyager avec le commandant Simon. On fait escale de nuit à Nong-Khaye, qu’un récent incendie, trois semaines auparavant, a presque entièrement détruit. La modeste mission catholique, la première que je rencontre en descendant du haut Laos, a été providentiellement préservée au centre des ruines. Les habitans de Nong-Khaye etde Vien-Tian sont des PouEuns ; ils nagent comme des poissons et vivent sur leur terrible fleuve comme sur terre. Ils fabriquent de grandes nasses d’osier et une foule d’engins de pêche d’invention fort ingénieuse, qui montrent les aptitudes et la merveilleuse habileté de ces peuples. Ils se livrent sur les berges à des cultures variées, et nous voyons s’étaler sous nos yeux des champs où l’oignon et le tabac tiennent une grande place, tandis qu’une centaine de crocodiles se jouent dans le fleuve et sur les roches, pour notre divertissement et pour la consommation des buffles morts.

La Fête des Eaux est, sur tout le Mékong, l’objet de réjouissances infinies. Telles les fêtes de Pnom-Penh, à la saison où l’épée du roi Norodom fait encore le simulacre de trancher le fil qui est censé retenir les eaux du bras occidental du Mékong. Les eaux de cette rivière offrent la particularité de changer, deux fois par an, le sens de leur cours. Pendant six mois de l’année, elles remontent dans le Grand Lac, ou Tonlé-Sap, immense réservoir créé par la nature, régulateur normal des inondations du delta ; et, pendant six autres mois, elles s’écoulent vers la Cochinchine, à la saison de la sécheresse, tandis que son fertile humus fait la richesse du Cambodge. Dans le pays de Vien-Tian et de Nong-Khaye, la Fête des Eaux est, le soir, plus particulièrement originale. On abandonne au fil de l’eau un grand nombre de torches que des pirogues emportent au milieu du Mékong. Ces torches sont habilement placées sur des morceaux de feuilles de bananier disposées en croix, puis allumées toutes au même moment avant de les confier au fleuve. C’est en réalité un sacrifice aux mânes des morts. Cet usage se retrouve dans presque toute l’Asie, particulièrement en Chine et au Turkestan. On prépare également un bateau en bambou entièrement couvert de ces mêmes torches, appelées kabongs, qui sont d’ailleurs le mode d’éclairage ordinairement employé pour circuler la nuit. Les kabongs sont en paille de riz trempée dans de l’huile de bois, et enveloppée dans une feuille d’aréquier. Ils passent en outre pour éloigner les pis, les mauvais esprits. Le Satou de la pagode de Wat-Maï, non content d’illuminer le fleuve, éclaire aussi les airs avec de petites montgolfières lumineuses, très ingénieusement combinées, et que l’on dit d’importation birmane.

La navigation en sécurité sur un bon bateau vapeur est chose toute nouvelle pour moi, tant j’ai perdu jusqu’au souvenir du confortable. Aussi la vue et la rencontre de steamers et de drapeaux tricolores sur ce haut Mékong n’est-elle pas sans me causer une douce émotion. Une dépêche avait été adressée au commandant de la canonnière le Massie, qui voulait bien remonter au-devant de moi, mais je ne pouvais quitter les Messageries fluviales. Le soir, nous faisions escale à Ban-Nam-Sane, au confluent de la rivière du même nom. Un missionnaire zélé et intelligent, en ce moment absent, a mis un peu de vie dans ce pauvre hameau. En peu de temps il a amené autour d’une petite paillotte en bambou, qui a des ressouvenances d’église gothique, quelques familles de ses anciens catéchumènes. À ces gens paresseux et sans besoins, il est parvenu à faire faire un chemin, le long du fleuve, devant les quarante-cinq maisons du village. Et il obtient d’eux qu’ils aillent couper du bois dans les forêts qui bordent le Nam-Sane, et le préparent pour servir au chauffage des Messageries fluviales et à celui de notre canonnière.

Nous franchissons sans encombre le Keng-Sadok. Le rapide de Done-Kassek réservait au Trentinian, que nous avons pris à la suite du Colombert, après un transbordement très bien organisé, un piège qu’il n’a pas su éviter. C’est une immense table de rocher, faite à sa mesure et sur laquelle le bateau vient s’échouer. Comme le Trentinian ne pourra être remis à flot que trois jours après, ce que d’ailleurs nous ignorions, je me décide, le lendemain, à prendre place avec deux aimables compatriotes sur un train de bambous qui vient à passer. Nous nous entassons pêle-mêle dans la caï-nha du radeau avec nos bagages et les vingt-cinq Laotiens qui la peuplent. Nous avons un faux air de tribu en fuite. Je ne pouvais trouver meilleure occasion de voir de près mille détails de la vie indigène.

Chacun s’est installé, avec son personnel, comme il a pu, dans cet encombrement. On défait les bagages, et grande est ma surprise d’entendre un air de musique sortir des malles que viennent ouvrir les « boys. » Les serrures à musique sont fort en usage en Annam, pour déranger le voleur qui tenterait d’y toucher en catimini. Un peu plus loin mon étonnement recommence : c’est le poisson à musique qui rend un bruit d’orgue.

Nous naviguons doucement au fil de l’eau, présentant le plus souvent notre long profil au vent contraire. Pendant ce temps notre tribu flottante cuisine, faisant cuire le riz dans un large tube de bambou, sur un feu allumé au milieu de la case, qui nous enfume et nous chauffe presque sans discontinuer. La température réelle varie de 25 à 30 degrés. Plus loin, je vois un bonze grimper à un grand arbre pour y recueillir le sucre de palme. On a coutume d’aller suspendre au sommet du palmier des seaux de bambou pour recevoir le sucre ; et l’on met le feu au pied de l’arbre, qu’on flambe pour faire monter la sève. J’ai goûté de ce jus sucré ; il a un peu le goût de fumée. Ailleurs, je regarde fabriquer le ciment indigène, fait de chaux, de sucre, de papier et de suc d’aloès ; on le dit dur comme pierre.

Le soir, sur l’avant du train de bois, on dîne, et combien gaiement ! La lampe à pétrole est posée sur des caisses, à quelques pas de nous, dans un nuage de moustiques et de papillons. Puis l’on s’arrête pour passer la nuit près des villages. J’en profite pour quitter la caï-nha et faire dresser mon lit de camp sous une véranda de pagode. Les pagodes sont lieu d’asile pour les voyageurs et les gens sans famille. Les hommes ont reçu ordre de me faire une enceinte de nattes de bambou, qu’ils jugent suffisante à 80 centimètres de hauteur, et dont je me contente pour dormir, en pleine sécurité, sur la grande place de ce village laotien.

Dans ces escales, je puis étudier sur place quelques-unes des pittoresques coutumes de ce peuple.

En toutes choses, le Laotien va simplement ; il obéit à sa na- ture, sans malice et sans vices comme sans vertus : il va sou-sou, c’est le mot du Laos. Que venez-vous faire ? que voulez-vous ? Je viens sou-sou : flâner sans but, sans raison. Ces gens simples, je l’ai dit ailleurs, ont peu de vêtemens. La femme va en toute pudeur la poitrine découverte, et elle se baigne devant tous, mais très convenablement. Sa draperie-jupe nouée à la ceinture est remontée à mesure qu’elle s’enfonce dans l’eau, et on la voit tout à coup se baisser et nouer sa robe en turban sur sa tête. La sortie du bain s’opère aussi discrètement, par le mouvement contraire. Au Japon, plus entré dans le mouvement de la civilisation, on voit, encore à l’heure présente, les hommes et les femmes se baigner communément et publiquement, sans aucun costume, dans des piscines d’eaux très chaudes, ouvertes sur la rue.

La supériorité sociale de l’homme se marque par une foule de signes extérieurs et de cérémonies diverses. Le premier jour du mariage, la femme s’approche du mari et lui apporte des fleurs. Celui-ci s’assied sur la couche nuptiale, et la femme lui prend le pied pour le mettre sur sa tête. En cela consiste l’acte de demande et de soumission. Le mari doit dormir sur un lit plus élevé que celui de la femme placé à côté du sien ; elle ne saurait avoir la tête à la même hauteur que lui. Le jour sacré du mois, le vansin, les femmes viennent faire baci au mari, c’est-à-dire s’agenouiller et demander pardon des fautes qu’elles ont pu commettre et des contrariétés qu’elles ont pu lui causer. Elles tiennent beaucoup à cette cérémonie, qui témoigne d’ailleurs de la docilité de leur caractère.

Le divorce, fréquent avec les mariages temporaires du Laos, se passe souvent de façon fort courtoise. Il est à la volonté de la femme comme de l’homme. La femme qui veut se séparer de son mari lui présente les chiques de bétel ; elle lui déclare qu’elle le considérera désormais comme un parent, et lui fait tous les souhaits de bonne santé. Cela suffit, et le mariage est dissous. Messieurs les avoués et « conclusionnaires » ne feraient pas fortune dans ce pays-là.

La liaison avec un Européen est recherchée : elle constitue, pour la Laotienne, un vrai mariage. La conghaïe d’un fonctionnaire est reçue chez les mandarins ; elle a son titre de noblesse, et elle fréquente les filles et femmes de ses princes. Les Laotiennes qui ont été femmes de fonctionnaire n’ont pas hâte de se remarier. Elles sont veuves d’un satou, d’un homme de qualité, et restent considérées. Comme elles étaient bien traitées et ne travaillaient pas, elles craignent une vie plus dure. La coutume annamite est que la femme ne se remarie jamais avant trois ans. Au Laos l’usage est d’attendre deux ans. La femme annamite amenée au Laos, est apte à exercer les fonctions de femme de charge, à conduire un nombreux personnel, à tout diriger dans le ménage comme à faire de la couture. La femme laotienne, moins travailleuse, mais plus jolie, est uniquement un objet de luxe ; elle est douce, aimable et facile à vivre. L’Annamite, au contraire, querelleuse par nature, est la femme à scènes et à disputes continuelles. La femme annamite est très mercantile et prétend se mêler des affaires extérieures, tandis que la Laotienne est sans nulle prétention, et personne n’aurait l’idée de lui apporter de l’argent pour se rendre son mari favorable.

Les maisons sont généralement élevées sur pilotis ; et lorsque l’échelle d’accès est relevée, c’est le signe que « Madame est sortie. » Un mort ne doit jamais sortir de chez lui ni par la porte ni par la fenêtre. L’esprit du mort ne peut passer par où d’autres ont passé, et on doit démolir un coin de la maison pour lui livrer passage. Sur le parcours du cortège, des palissades de bambou sont placées devant les maisons, et toutes les échelles sont relevées pour préserver les habitans des esprits qui accompagnent le mort. Les funérailles sont toujours l’occasion d’un boun. On fait fête pour consoler les parens du défunt.

A Saniaboury, nous échangeons le train de bois pour d’étroites pirogues ; à Outhen, la canonnière le Massie, commandée par le jeune enseigne Le Blévec, informé de l’échouage du Trentinian, nous a rejoints ; et, quand la canonnière ne pourra plus nous porter à cause de la baisse des eaux, nous continuerons le voyage dans de bonnes pirogues. Le Massie nous a ramené le commissaire de Vien-Tian, qui a couru après nous trois jours sous son parasol, en petite pirogue découverte. Il était conduit par ses trois boys et par un milicien, et encombré d’un demi-bœuf promis à notre ravitaillement. Mais il faut convenir que le bœuf se gâtait vite sous le chaud soleil, car il a fallu le jeter au fleuve, non sans lui avoir soustrait en route quelques biftecks. Et tout cela se fait comme chose naturelle : c’est la vie ordinaire,

A quelques heures de Takket, on voit de curieuses grottes de salpêtre, qui prennent l’air, d’étage en étage, par une ouverture aboutissant au sommet de la montagne. Dans ces grottes vivait un vieux bonze qui avait quitté son monastère pour se réfugier dans cet ermitage. Il restait sans cesse en prières ; quand la nourriture lui manquait, tous les trois ou quatre jours, il frappait une cloche de bambou, et on lui apportait à manger. Il était tenu en grande vénération ; et un jour, comme on ne l’avait pas entendu sonner depuis longtemps, on monta à sa solitude, et on l’y trouva mort. Ses funérailles viennent d’être célébrées en grande pompe, et le boun a duré plusieurs jours.

C’est à Muong-Pahom qu’il faut opérer un nouveau transbordement dans les pirogues, en face d’un petit tât très intéressant, à l’extrémité d’une haute chaussée, élevée au-dessus des rizières et recouverte de dalles. Ce tât est enfermé dans trois enceintes. Des colonnes dorées, en relief, et des animaux montés, éléphans et hippogriffes, agrémentent les quatre faces du monument, ornées chacune de frontons bizarres formant quatre portes.

Il ne nous reste plus que deux keng (rapides) à descendre avant d’arriver à Savan-Nakek. Nous passerons la nuit en amont du premier rapide, sur l’île de Nam-Kane, au-dessous de la rivière de ce nom, qui descend du joli lac de Nong-Hane. La légende raconte que le « génie de l’Etat » du lac de Nong-Hane avait une fille d’une extrême beauté. Un jeune homme l’aperçut au bain, dans son costume dépourvu d’artifices, et en devint follement épris. Il la vit, il l’aima, il en fut aimé ; mais le génie impitoyable ne voulut pas acquiescer à leurs vœux. Alors le jeune homme enleva son amoureuse et l’emporta sur son fougueux coursier. Le génie furieux fit déborder le grand lac Nong-Hane pour courir après les fugitifs. En vain ils tentèrent les plus subtiles détours, pour éviter le flot qui coulait sur leurs traces ; le flot suivit tous leurs méandres, et les jeta avec lui dans le Mékong. Le fleuve a 900 mètres de largeur en cet endroit.

Nous arrivons, dans la matinée, au rapide de Keng-Ka-Pouan, — c’est-à-dire « rapide qui attrape les roofs de pirogues, » — ainsi appelé parce que le chenal est si étroit que le toit des pirogues s’accroche aux parois. Le passage a été changé, mais le nom est resté. Toutefois celui qui est adopté maintenant a aussi ses inconvéniens, car les tourbillons et les rochers se succèdent pendant plus d’une heure sur très peu de fond. Au Keng-Kébao, le fleuve forme une barre dont on sent la descente subite. Ces deux rapides rendront toujours, en certaines saisons, la navigation à vapeur impossible, même dans le plus grand bief du Mékong. C’est ainsi que, à travers les incidens les plus variés, nous franchissons gaîment les 450 kilomètres qui séparent Vien-Tian de Savan-Nakek, nouvel et important commissariat, très prospère grâce aux soins du fonctionnaire qui l’a créé.

J’ai rencontré dans plusieurs centres, au Laos, des administrateurs habiles et actifs. Ces fonctionnaires, isolés les uns des autres et éloignés du contact permanent du gouvernement général, retrouvent une liberté favorable à l’initiative personnelle. Dans les pays nouveaux, où tout ne saurait être prévu, cette initiative, développée avec le sentiment de la responsabilité, peut seule donner de bons résultats. L’œuvre que ces administrateurs ont commencée promet bonne réussite à tous les efforts qui seront tentés dans l’avenir, si on oblige des fonctionnaires bien choisis, et sachant la langue, à parcourir, chaque année, toute l’étendue de leur territoire.


IV. — DE SAVAN-NAKEK A HUE

C’est au village de Ban-Tât que je fais mes adieux aux fonctionnaires du Laos. Ce village, à 14 kilomètres de Savan-Nakek, possède un tât presque intact. Il est creux à l’intérieur, revêtu de ciment et d’ornementations sculptées. On est disposé à y reconnaître une vaste cheminée à brûler les corps, remontant à l’époque khmer. Je suis la première à le photographier, me dit-on. Il remonterait au temps d’un grand roi du Tibet, dont parle une légende conservée dans les annales de Luang-Prabang. Ce roi avait sept fils. Son territoire étant insuffisant pour un si grand nombre d’héritiers, il les invita à se disperser et à descendre vers le sud. L’un fonda le royaume de Luang-Prabang ; un autre descendit jusqu’à la mer ; un autre trouva les rapides du Mékong, apprit à y naviguer, et il y fonda le royaume de Vien-Tian ; un quatrième vint dans le Song-Kon et fit construire ce tât.

Tous les notables du village sont prosternés pour nous recevoir. Et je suis habituée, même quand je suis seule, à voir les chiao-muongs et les anciens se mettre à genoux au passage de mon cheval. Il peut paraître froissant pour nos idées européennes d’imaginer des vieillards à cheveux blancs prosternés dans la poussière, à nos pieds, les mains jointes devant le visage. En réalité ces mœurs orientales ne diminuent pas celui qui s’incline ; et ces formes, humiliantes à nos yeux, sont absolument indispensables pour sauvegarder le respect dû à l’autorité. Souvent même nous ne sommes que trop pressés de faire abandonner aux indigènes ces vieux usages, qui ne disparaissent qu’avec le prestige nécessaire pour leur imposer, prestige que les Anglais savent si bien entretenir.

Une trouée de 40 mètres de largeur, faite en forêts clairières par Muong-Phong, Muong-Ping et Aï-Lao, représente la route d’Annam, Elle est presque plane jusqu’à la chaîne annamitique. L’indigène, ennemi de la ligne droite, y marche à la file indienne en menus circuits. C’est toujours plaisant de voir défiler une troupe de coolies sur un large chemin. Le manque de route les a accoutumés aux longs monômes ; on voit les indigènes marcher exactement l’un derrière l’autre ; le moindre caillou, une aspérité, un peu d’eau, détourne le pied nu ; et là où les premiers pieds ont passé, les autres se trouvent plus à l’aise. La chaleur du soleil est d’ailleurs ennemie de la ligne droite, qui laisse les rayons frapper toujours le même endroit, tandis que l’indigène se tourne et se détourne sous la brûlure torride. Le cheval lui-même, après le piéton, suit exactement les mêmes méandres ; et, tant que les larges chemins ne verront pas rouler des services de voitures, l’étroit sentier de l’indigène y festonnera son passage.

Les longues routes planes, qu’il faut suivre, au pas, derrière un convoi de coolies, qu’on ne veut pas laisser en arrière de peur de le voir s’attarder davantage, sont terribles sous une chaleur de 50 degrés qui dispose au sommeil. Je me suis vue céder à l’engourdissement dix fois en une heure ; et il m’est arrivé de me réveiller dans la crinière de mon étalon. Je dormais encore, lorsque tout à coup ma monture fît un faux pas, sans compromettre trop gravement mon équilibre ; mais le bruit fit sauter, à 4 mètres de moi, dans les hautes herbes un bizarre animal, ressemblant à un kangourou, dont les pieds nus de ma caravane n’avaient pas dérangé la sieste. C’était une grosse gerboise, — une müm, — qui bondit comme son similaire australien.

Les invasions siamoises ont laissé dans ce pays quelques empreintes. Comme au Siam, le sampot de couleur claire est réservé aux jeunes filles et aux jeunes ménages, souvent jusqu’à ce que la femme devienne mère. Le sampot du mari est tissé par la fiancée ou par la femme aux premiers jours de l’union. Celui de la femme est donné par le mari. Une jeune fille qui veut attirer l’attention d’un homme lui apporte des fleurs, ce qui veut dire : vous me plaisez. L’homme, en acceptant les fleurs, fait acte d’acquiescement, ou au moins de remercîment. Et, après les fleurs elle apportera la cigarette tout allumée : c’est un acte de vasselage, de soumission, accompli d’ordinaire par le serviteur.

Les animaux les plus respectés sont le paon, la perruche et le singe dormeur : joli singe noir, aux longs bras et à la tête blanche, ou singe blanc, à la tête et aux pattes noires.

Il existe aussi dans ces régions quelques Khas insoumis qu’il serait peut-être plus habile de séduire que de combattre. Ils ont d’ailleurs des moyens de défense ingénieux et terribles. Ils lancent fort adroitement, avec leurs arbalètes, des flèches de bambou, qu’ils empoisonnent quand ils les destinent à leurs ennemis plutôt qu’au gibier. Aussi, la blessure causée par le bambou est-elle vénéneuse, et se guérit-elle difficilement. Ils emploient également de grandes lances pour se défendre à travers les palissades, et ils tendent des pièges très perfides au moyen de petits piquets en bambou enfoncés en terre, perdus dans les herbes et les feuilles, et faisant aux pieds des blessures très cruelles. Ils excellent enfin à tendre toute une combinaison de cordages et de lianes, et à suspendre un lourd tronc d’arbre, à peine retenu par une liane, qu’il suffit de toucher au passage pour causer tout un éboulement et un écrasement, pendant qu’une foule de flèches, lancées par ce même mécanisme, atteignent l’ennemi de tous côtés.

C’est encore le pays des tigres et des histoires de tigres. La forêt est remplie de fauves qui ne feraient de l’homme qu’une bouchée, mais qui, en réalité, ne l’attaquent pas souvent, étant donné les précautions prises. Rarement le tigre mange de l’homme ; mais, lorsqu’il en a goûté, il veut y revenir. En ce cas, il est connu, on lui fait la chasse, et l’on parvient à le supprimer. Cependant il faut convenir qu’en Annam et au Tonkin, le tigre n’a pas de vergogne. Il ne respecte ni tente, ni paillotte, ni feu. Un colon de Quang-Tri m’a raconté qu’après avoir eu son cheval dévoré un soir par le tigre, il s’était, la nuit suivante, couché dans sa paillotte, la tête contre le kéfène. — On appelle ainsi la natte de lattes de bambou qui sert de fermeture. — Il avait eu heureusement la précaution de placer à l’intérieur trois ou quatre planches. Tout à coup, il s’éveille en entendant déchirer son kéfène et aperçoit deux pattes allongées dans le voisinage de sa tête. Ailleurs, dans un poste, l’interprète indigène arrive la nuit, affolé, dans la chambre de son chef, criant : « Le tigre ! le tigre ! » La véranda de sa caï-nha était formée par de grands auvens de kéfène, relevés par un bâton de bambou, selon l’usage. Soudain il est réveillé par un grand bruit et aperçoit le tigre sauter par-dessus lui, entrer d’un bond par l’auvent et ressortir, en face, par la porte également ouverte. En sautant, le tigre avait heurté le bambou, et l’auvent lui était tombé sur le dos. Effrayé, il n’avait fait qu’un bond, et l’interprète n’eût jamais cru qu’on pouvait avoir vu le tigre de si près et vivre encore. La moralité de tout cela est que le tigre et l’homme inspirent l’un à l’autre une terreur réciproque.

Au de la de Muong-Ping, la route devient plus pittoresque, à mesure qu’on approche de la chaîne annamitique. Dans le voisinage du vieux Tchépone, je suis tout étonnée d’apercevoir un visage blanc au milieu des coolies de mon convoi. C’est un contrôleur des lignes télégraphiques chargé de réparer les fils. C’était le type du bon ouvrier de France : sa petite case de bambou était élevée du matin, et le lendemain il sera peut-être plus loin. Il faisait quelque 35 degrés de chaleur à l’ombre. Ce bon contrôleur m’offre « de boire un verre. » Je crois tout au moins devoir répondre à la gracieuseté de mon interlocuteur en m’arrêtant quelques minutes chez lui. Touché de mon attention, il m’offre alors du Champagne, que je refuse ; et, dans un coin de la case, j’aperçois toute une armée de bouteilles aux étiquettes les plus variées. Le Français, quelque situation qu’il occupe, ne se passe jamais de vin aux colonies. Il se croit même obligé d’avoir en réserve un assortiment de réconfortans et de liqueurs qu’il n’aurait peut être jamais possédé dans la mère patrie. La moindre bouteille de bière revient à des prix extraordinaires, car il a fallu la faire apporter dans l’intérieur du pays à des de coolie, et la traîner derrière soi dans la forêt. Ce qui coûte cher aux colonies est toujours ce que l’on fait venir. Si l’on consentait à vivre des viandes du pays, des légumes qu’il est possible de faire pousser presque partout dans le Laos et le haut Tonkin, au moins pendant une saison, la vie serait à bon marché. C’est ce que font les Anglais dans leurs colonies, même les hauts fonctionnaires, lorsqu’ils sont dans les postes éloignés. Chez le political offîcer de Xieng-Tung, le second fonctionnaire des États Shans, il n’y avait pas de vin, à quarante étapes de la voie ferrée !

J’allais arriver à Aï-Lao, le grand pénitencier d’Annam, lorsque, à la grande Tchépone, que l’on traverse en bac, je rencontre quatre soldats annamites et un caporal, envoyés à ma rencontre, pour me servir d’escorte. Ils me remettent l’ordre qu’ils ont reçu de m’accompagner. Ils sont gentils, ces petits Annamites d’Annam, trottant à la file indienne. Ils se rapprochent plus que les Cochinchinois du type chinois. Ils ont les yeux bridés, les poils de la moustache et de la barbiche longs et rares. Ils sont vêtus de kaki, cette bonne cotonnade dont le nom hindoustani signifie « couleur du sol. » Ils portent la culotte longue et large, à peine fendue jusqu’aux genoux, la blouse prise dans la ceinture, et, sur la tête, le salacco. C’est une espèce de couvercle plat, fait en bambou tacheté et recouvert d’étoffe, avec une petite plaque de cuivre au sommet. Ils portent la cartouchière en arrière, le fusil pendu à l’épaule droite et l’éventail en main. Je vois encore courir le dernier de la file, un gradé qui, de son bras orné d’un chevron jaune, agitait un éventail.

J’ai revu bien des fois, au Tonkin, les tirailleurs marcher ainsi l’éventail à la main, ou sous leurs ombrelles. C’est à croire que les Annamites naissent avec un éventail, et qu’ils ne le quittent jamais plus. Cette coutume peut nous paraître peu militaire. Toutefois j’ai entendu un commandant de poste qui considérait l’éventail ou l’ombrelle comme absolument nécessaire pour l’état sanitaire des hommes sous le soleil du Tonkin.

On n’envoie au pénitencier d’Aï-Lao que les condamnés à perpétuité, ou les condamnés à mort avec sursis. La contrée est si malsaine qu’elle se charge de débarrasser l’Annam de ses pires sujets ; et les Annamites en ont une telle peur qu’ils se sentent malades avant que d’arriver. En effet, la mortalité y est absolument effrayante. La moyenne des prisonniers est d’à peu près 150, quoiqu’ils ne fussent que 99 lors de mon passage. La mortalité est de 22 à 27 par mois ; elle s’est élevée à 29 ! On dit que le gouvernement annamite ne leur donne à manger que ce qui est strictement nécessaire pour ne pas mourir. Ils sont employés à toutes sortes de travaux, sous la conduite de linhs, soldats annamites, presque aussi nombreux qu’eux-mêmes. Les actes d’insubordination ne sont que trop fréquens. La cadouille et la mort sont les moyens de répression. L’Annamite a la frayeur et l’horreur de l’exil : aussi les linhs eux-mêmes, qui s’engagent dans les services, en dehors d’Annam, doivent-ils avoir, pour la plupart, des peccadilles sur la conscience.

Les prisonniers portent la cangue. On les appelle volontiers les « chevaliers de la courte échelle. » Le fait est que cet instrument est exactement une petite échelle, qui aurait deux échelons de chaque côté de leur tête. Ils la portent en hauteur ou en largeur, selon leur commodité. L’interprète du poste d’Aï-Lao, qui a de grands adoucissemens à sa situation de condamné, n’en circule pas moins la cangue au cou. Comme beaucoup de jeunes Annamites, il a une figure de femme, une expression de vierge, et avec cela une habileté et une intelligence qui l’ont mené ici, pour des malversations et des faux des plus ingénieux.

La dernière étape d’Aï-Lao à Maï-Lane, où je dois prendre des pirogues pour descendre à Quang-Tri, est longue et dure pour les coolies. C’est le passage de la chaîne annamitique ; et, pour gagner du temps, il faut faire partir les coolies, la veille au soir. Les Annamites ont peur du tigre et ne consentiraient pas à voyager la nuit. Mais mes pauvres coolies Khas-Leus n’ont peur de rien ; et, de fait, ils ne sont pas mangés dans leurs expéditions nocturnes. Il fallait les voir, au départ, à la lueur des torches, demi-nus, dans l’affolement du chargement, où chacun se bat pour avoir les moins lourdes charges ! On se serait cru au milieu d’une bande de pirates, ou même d’anthropophages.

De l’autre côté de la chaîne annamitique, on trouve une vraie grande route, sauf un dédale de rochers qu’il faudra faire sauter à la mine. De beaux ponts de fer ont été jetés sur les torrens très nombreux qui descendent dans la vallée de Maï-Lane, sur la jolie rivière de Quang-Tri. Ce qui étonne seulement, c’est qu’il se soit trouvé des ingénieurs pour faire placer ces ponts sur des culées et des piles de pierres sèches, qui se sont naturellement déplacées avec toutes leurs armatures. Quelques ponts se penchent lamentablement, au point qu’on n’ose s’y risquer même à pied ; d’autres sont déjà tombés au fond des ravins, où les caravanes doivent descendre après eux, pour remonter malaisément ensuite 40 ou 60 mètres de talus. La route est à mi-côte, en espalier, creusée dans la montagne à pic, exposée à la plus grande ardeur du soleil. Le thermomètre marque 38 degrés à l’ombre.

La petite ville de Maï-Lane est dans un site délicieux, mais dans une région très malsaine. Le toit de la pirogue qui m’y attend me parait bienfaisant, et la rivière charmante. Jusqu’à la nuit, je contemple avec béatitude, mollement allongée sur mon fauteuil de route, les sinuosités de la verdoyante rivière, et les loutres qui se jouent dans les rapides et se sauvent à notre approche par-dessus les rochers. Après les rapides du Mékong, ceux de la rivière de Quang-Tri ne sauraient donner la moindre appréhension. Les piroguiers vont à la rame ou à la perche ; les eaux sont très basses ; la lune est dans son plein, et l’on voyage de nuit.

A six heures du matin, je sors de ma pirogue devant le grand escalier de Quang-Tri, œuvre récente du Tuan-Phu, un chef de province de seconde classe, installé depuis trois mois. Dès mon arrivée, il vient entre deux parasols d’honneur m’apporter ses hommages et ses vœux. Il se trouve que j’ai le bonheur de lui vanter, son escalier, sans savoir qu’il en est l’auteur, et le compliment lui va au cœur. C’est d’ailleurs un homme intelligent, et fort de nos amis, chose encore assez rare. Une grande avenue de lilas du Japon tout en fleurs, bordée de deux lignes de boutiques, mène du débarcadère à la forteresse : c’est tout Quang-Tri.

Il ne nous restait plus que soixante-deux kilomètres à faire, -en sampan, pour atteindre Hué, où j’arrivai le 21 mars 1897, après avoir traversé l’Indo-Chine dans sa plus grande largeur. A Hué, ou plus exactement à Tourane, prenait fin une des parties les plus captivantes de mon long voyage en Asie, celle qui m’avait présenté le plus d’attraits dans sa nouveauté. Je laisse à d’autres plus compétens le soin de dégager toutes les réflexions économiques ou politiques que peuvent susciter les pays que j’ai parcourus. J’ai voulu simplement noter les impressions sincères et personnelles que j’ai ressenties. Elles sont, je le déclare, ineffaçables. Il me sera notamment impossible d’oublier jamais l’émotion ressentie si souvent, depuis Xieng-Tung et Xieng-Sen, par les belles nuits du grand fleuve, en me remémorant les efforts héroïques des hommes de pensée et d’action qui nous ont acquis cette admirable possession, les Doudart de Lagrée, les Francis Garnier, les Pavie et tant d’autres ! Je comprenais la justesse et la hardiesse de leur conception, les difficultés qu’ils avaient dû vaincre, et l’ardeur de leur patriotisme ! Et moi, simple femme qui parcourais, avec tant d’intérêt et d’agrément, la voie qui leur avait coûté tant de peine à ouvrir, je me sentais toute vibrante de gratitude et d’admiration pour ces Français si vaillans qui ont tant ajouté au patrimoine de la France !


ISABELLE MASSIEU.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre 1899 et du 15 juillet 1900.
  2. Maï signifie bois.
  3. Pou veut dire mont.
  4. Les trams ont été créés en Annam, dit M. Ch. Lemire, par le roi Ly-Thai-Tong, de 1042 à 1047, c’est-à-dire bien des siècles avant la poste française.
  5. Se prononce cagna et signifie case.
  6. Mot sanscrit.
  7. M. de Rossi.
  8. M. Paul Allard.