À travers la jungle politique et littéraire, 2e série/9

La bibliothèque libre.
Librairie Valois (2e sériep. 184-191).


Une section insurrectionnelle
d’avant-guerre


En ce temps-là, vers 1906, — ça ne nous rajeunit guère (bis) — je venais de donner mon adhésion à la quatrième section du parti socialiste récemment unifié. Il soufflait, alors, sur le parti un terrible vent d’insurrection. C’était Gustave Hervé, déjà célèbre pour avoir planté le drapeau national dans le fumier, qui figurait Éole.

J’étais rédacteur à La Guerre Sociale, ce qui m’avantageait de quelque prestige, parmi les camarades. Ma plume m’avait conquis quelques esprits et valu aussi pas mal de méfiances. Fama volat, comme dit Virgile, dans les pages roses du Larousse. Aussi me fallut-il très peu de temps pour me placer au rang des meneurs, dans cette bouillante section que secouaient des impatiences fiévreuses.

C’était, d’ailleurs, un milieu très mélangé.

Il y avait pas mal d’israélites, jeunes pour la plupart, qui, tout en prêchant ardemment la révolution, ne rataient pas la synagogue, chaque samedi. Beaucoup d’ouvriers maçons aussi — des Limousins. Et des petits commerçants du quartier. Tout ce monde-là était séparé en deux « tendances » : les doctrinaires qui se réclamaient de Jules Guesde ; les insurrectionnels qui suivaient Hervé. Entre les deux, quelques dizaines d’hésitants qui, selon les circonstances, penchaient d’un côté ou de l’autre.

Peu d’intellectuels. Ah ! pardon ! un jeune homme qui hantait Anatole France et qui, depuis, a fait son chemin dans les lettres. Nous étions rarement du même avis… à la section. Nous l’étions davantage au dehors. On le nommait Raymond Escholier. Vous savez certainement qu’il a écrit Cantegril et qu’il est conservateur du Musée Victor-Hugo.

Cette rouge section me faisait songer, souvent, à ce fameux Club des Enragés que conduisaient les Jacques Roux, les Varlet, les Leclerc, pendant la Révolution française et qui siégeait non loin de là, à l’Évêché. Albert Mathiez nous a retracé son histoire dans ce volume qui restera son chef-d’œuvre : La Vie chère pendant la Terreur. Oui, la quatrième section, c’était bien l’héritière des Enragés. On y votait des motions incendiaires, on y tenait des discours insensés. Nous sommes devenus bien sages, très sages par la suite.

On se réunissait, une ou deux fois par semaine, rue Charlemagne, à la Maison du Peuple, dans une salle pas très vaste, avec un comptoir à l’entrée. la tribune était au fond et l’on prenait place sur des bancs, dans une fumée épaisse. Ça manquait totalement de confort et d’hygiène, mais l’ardeur des convictions l’emportait sur ces petits désagréments.

De loin en loin, en pleine discussion, alors qu’un tribun éloquent et fougueux exposait le « marxisme » à l’auditoire, on voyait quelques militants s’éclipser sans bruit. Ils allaient boire un coup à la buvette, puis revenaient s’asseoir sur leurs bancs, tout en s’essuyant les moustaches de leurs manches. Sans plus attendre, ils lançaient quelques interruptions, provoquaient le tumulte, enguirlandaient l’orateur qui n’appartenait point à leur « tendance ». Cela sans savoir le moins du monde ce que le discoureur avait dit, ce qu’il prétendait et quelles conclusions il proposait.

L’orateur le plus écouté et le plus verveux, c’était alors le citoyen Besombes, aujourd’hui conseiller municipal du quinzième, un très brave garçon doté d’une extraordinaire et décevante faconde. On le blaguait quelque peu, et à tort. Certains de ses partisans assuraient qu’il unissait l’éloquence de Jaurès à la rigidité doctrinale de Guesde — de quoi écraser l’homme le mieux doué.

Je me souviens qu’un soir j’acceptai de lui faire vis-à-vis dans une conférence contradictoire sur je ne sais plus quel sujet. Besombes parla pendant près de deux heures sur les mines, sur le pétrole, sur la socialisation des moyens de production, sur la tactique du parti… J’avais préparé vaguement mon « topo ». Mais quand il fallut répliquer, j’étais sidéré, anéanti, ébloui peut-être. Je bafouillai lamentablement.

Besombes, bon enfant, très actif, très remuant, avait de nombreux partisans. Alors on imagina une nouvelle tendance : le « besombisme ». Puis un beau jour, à propos d’un incident dont je n’ai pas gardé le souvenir, Léon Daudet, sous la signature : Rivarol, publia dans l’Action Française ce distique :


Aïeux qui reposez dedans les catacombes,
Que pensez-vous du cas du citoyen Besombes ?


Ce fut un vrai succès. Mais ce que Léon Daudet n’a jamais su, certainement, c’est qu’il eut de nombreux imitateurs. Dans les bureaux de l’Humanité et de la Guerre Sociale, c’était à qui fabriquerait des distiques dans le même goût. On les affichait sur les murs :

O vous qui soutenez la politique à Combes,
Prenez garde au courroux du citoyen Besombes !

Ou encore :

Bourgeois qui vous noyez dans de stupides bombes,
Soyez stigmatisés par notre ami Besombes.


Et ceci :


Parmi les cœurs aimants promis aux hécatombes,
Quels ravages ne fit le conquérant Besombes ?


Il en est d’autres que je ne puis décemment reproduire. Mais il me sera permis de dévoiler qu’un de ceux qui trouvèrent le plus de rimes en « ombes » fut le citoyen Barthélemy Mayéras, futur (et aujourd’hui ancien) député de la Seine.

*
* *

Un type original de cette section des Enragés de la rue Charlemagne, c’était un vieux militant éprouvé et très respectable, qui n’avait pas tout à fait combattu sous la Commune, mais qui pouvait en disserter par ouï-dire, un ancien conseiller municipal de la banlieue. On le voyait une fois par mois, environ. il s’asseyait bien tranquillement sur son banc et se mettait à sommeiller. Puis, tout à coup, au beau milieu d’une discussion, il se dressait, comme mû par un ressort :

— Je demande la parole.

— Oui, répondait le président. Vous l’aurez après l’orateur.

— N… de D…! je demande la parole.

— Bon… Ne vous fâchez pas. Allez-y.

Le citoyen se levait alors, très digne.

— Eh bien ! moi je vous dis…

Et il lâchait le mot de Cambronne.

Indignation à droite. Rigolade à gauche. Le citoyen se remettait à roupiller.

Puis, un instant après, on entendait de nouveau :

— N… de D… ! Je demande la parole.

Rumeurs, protestations. Mais le vieux ne voulait pas en démordre. Pour avoir la paix, on le laissait faire.

— Eh bien ! moi, je vous dis : m… !

On savait que ses discours n’étaient pas très longs. Juste le temps de lancer son anathème. Seulement, cela se reproduisait cinq ou six fois au cours de la séance. Mais l’on pardonnait beaucoup à ce vieux de la vieille, car il était un des plus fidèles soutiens de la fraction insurrectionnelle.

* * *

Je dois être juste cependant. Les mêmes qui parlaient fort mal agissaient très bien. Dès qu’une manifestation s’organisait où il y avait des coups à recevoir, on n’avait qu’à faire signe à la quatrième section. Elle ne se contentait pas de voter des motions féroces : elle marchait comme un seul homme, dans toutes les bagarres. J’ai traversé maintes aventures. J’ai épousé le panier à salade, le Dépôt, la Souricière ; j’ai traîné dans tous les postes de police de la capitale ; je me suis morfondu dans les cellules de la Santé. Jamais la solidarité des camarades du quatrième ne m’a fait défaut (les adversaires compris).

Vous rappelez-vous, Escholier, quand nous sortions sur le coup de minuit, de la rue Charlemagne, après des discussions orageuses (nous n’étions pas toujours d’accord), et que nous traversions l’Île Saint-Louis, d’un calme si reposant ? Tous parlions alors littérature, sous les étoiles, quand le ciel barbouillé de suie permettait à ces lampadaires clignotants d’éclairer nos folies. C’était, ma foi, le bon temps — le temps où l’on croit tout ce qu’on dit.

Mais quelles batailles ! Les « guesdistes » s’acharnaient après moi, le collaborateur d’Hervé, la forte tête des insurrectionnels. Ils n’étaient, d’ailleurs, pas en nombre. La section, dans sa presque totalité, était gagnée à l’hervéisme, ne rêvait qu’antimilitarisme, émeutes, grèves générales, exploits de Mlle Cizaille !…

Un soir, je fus désigné comme délégué au Congrès fédéral de la Seine et, de là, au Congrès national de Toulouse. Malheureusement je n’étais pas en règle. Il fallait, si mes souvenirs sont exacts, deux années de parti pour avoir droit à un mandat, et il me manquait une quinzaine de jours. Un affreux guesdiste signala l’irrégularité à la section. Chahut. On décida de télégraphier à Toulouse, pour me rappeler. Le père Lavaud, secrétaire de la Fédération de la Seine, était très embarrassé.

— Ne t’en fais pas, lui dis-je, j’arrangerai les choses à mon retour.

Mais, revenu à Paris, je constatai que c’était beaucoup moins facile qu’il ne m’avait paru. Les camarades étaient à cheval sur les règlements. Je fus mis en accusation. Mes amis n’osaient pas me défendre. Pensez donc. Je m’étais montré indiscipliné. Terrible situation.

Je m’avisai alors d’un stratagème. J’avertis mes partisans et, le soir historique venu, j’essuyai sans broncher les mercuriales les plus dures et les plus pâteuses. Je me tenais, à mon banc, comme un coupable. Quand l’orage eut passé, je me levai :

— Camarades, dis-je, je vous propose de voter, la motion dont je vais vous donner lecture.

La motion était ainsi rédigée :

« Considérant que le camarade Méric a accepté le mandat de délégué au Congrès national de Toulouse alors qu’il n’avait pas le temps de présence exigé dans le parti ;

« Considérant que le camarade Méric avisé par télégrammes répétés de l’irrégularité de sa situation de délégué, a cru devoir passer outre ;

« Décide d’infliger au camarade Méric un blâme sévère et formel autant que mérité. »

Je déposai sur le bureau cette motion me concernant et signée de mon nom. On mit aux voix la motion Méric. Cc fut une unanimité touchante. Les adversaires se voyaient obligés de marcher ; les amis trouvaient la farce très drôle.

C’est ainsi qu’après le Congrès de Toulouse, le camarade Méric fut blâmé par le camarade Méric. Petits détails de l’histoire socialiste.

*
* *

La quatrième section fut souvent au péril et à l’honneur. Je vous l’ait dit : c’était la section modèle. Son programme était fort simple : Plutôt l’insurrection que la guerre !… A bas le Parlement !… Vive la grève générale !

Et l’on mangeait du député, je ne vous dis que ça.

L’antiparlementarisme de la rue Charlemagne était un peu considéré comme un dangereux foyer, et l’on craignait la contagion. Mais, à certaines époques, toute la section était prise d’un mal nouveau : la fièvre électorale. Finis la guerre au Parlement et les prêches sur l’abstentionnisme. Citoyens, tous aux urnes !

Et à peine la bataille était-elle engagée que ça devenait terrible. Tout le monde sur le pont… On ne voyait que des antiparlementaires dans les préaux d’école, sur les tribunes, adjurant le peuple souverain, tonnant contre l’adversaire…

Seulement, la fièvre électorale éteinte, la quatrième section se retrouvait. L’élu redevenait l’ennemi.

Je dus quitter la rue Charlemagne, d’abord pour la Santé (maison hospitalière très confortable), puis pour le quatorzième arrondissement. Là, c’était presque aussi drôle. Certains soirs, on voyait s’installer à la tribune le joyeux Tchitcherine, qui allait devenir l’un des maîtres de la Russie. Il ouvrait une serviette volumineuse et se mettait à parler, à parler. Cela durait des heures. Coup de rasoir allongé. Ces soirs-là, les bistrots des environs faisaient recette.

Puis, la guerre. Quand je revins, je retrouvai quelques vieux amis de la quatrième qui, précisément, me choisit comme candidat, au quartier Saint-Gervais, contre Léon Riotor. Elle ne s’affirmait plus insurrectionnelle. L’insurrectionnalisme était mort, tué par la guerre. La section était devenue communiste.

Aujourd’hui, ma vieille section des Enragés n’est plus qu’une cellule.


______