À travers le Grönland/09

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Rabot.
Librairie Hachette et Cie (p. 111-124).


LE « JASON » SE FRAYANT UN CHEMIN À TRAVERS LA BANQUISE.
(DESSIN DE TH. HOLMBOE, D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.)

CHAPITRE VII

à bord du « jason »



À bord du Jason, notre vie était calme et agréable. Nous vivions sans soucis, sans nous préoccuper du résultat de la chasse au phoque ni de l’avenir de celle industrie dans l’océan Glacial. Parfois seulement, nous éprouvions une contrariété, lorsque nos fusils n’avaient pas toute la précision désirable.

Pour la plupart d’entre nous, cette existence à bord offrait un grand intérêt. Que d’observations curieuses n’a-t-on pas l’occasion de faire sur la banquise et sur la mer ! De plus, si l’on est chasseur, l’abondance du gibier rend les distractions faciles. Les phoques font-ils défaut, on a la ressource d’abattre des guillemots, et ils ne sont pas rares, ces palmipèdes : en quelques instants on peut en tuer une cinquantaine. En tirant ces oiseaux, lorsqu’ils passent en bandes nombreuses le long de la banquise, on remplit en peu de temps sa carnassière. À mon avis, la chasse la plus intéressante dans ces régions est celle du phoque, un excellent exercice pour apprendre à tirer avec calme et sang-froid. Généralement on tire le phoque à une centaine de mètres, mais il faut l’atteindre dans la tête ou au cou. Le frappe-t-on dans le corps, il plonge et coule de suite. Lorsque l’animal est farouche, les distances peuvent être plus grandes que celle indiquée plus haut. Les bons tireurs de phoques sont rares ; il est difficile, en effet, de tirer d’un canot qui éprouve un certain mouvement ; de plus, sur la glace, il se produit de singulières illusions d’optique. Souvent des gens très adroits lorsqu’ils s’exercent à la cible, tirent très mal le phoque. Cette chasse est émouvante, et si les résultats en sont bons, tous ceux qui y ont pris part compteront comme moi, j’en suis sur, ce temps au nombre des moments les plus agréables de leur vie. Vous vous trouvez là en pleine nature, au milieu de la banquise et de l’océan, en proie à toutes les excitations d’une chasse émouvante. Si vous n’ètes point trop amolli par les douceurs de la civilisation, vous éprouvez à la vue de tout ce gibier une émotion fébrile, une surexcitation qui donne une vie intense à tout votre être. Vous n’avez plus alors qu’une seule pensée, tuer le plus grand nombre possible de phoques. Ce sentiment est sans doute un héritage de nos ancêtres, du temps où ils vivaient exclusivement des produits de la chasse et de la pêche. En tout cas, cette vie active en plein air est saine pour l’esprit et le corps.

Quand nous étions fatigués des émotions de la chasse et de la vue de la mer, nous organisions des jeux. Le spectacle de l’océan est certes grandiose, mais à la longue il fatigue ; l’esprit le plus enthousiaste en est lassé après un long séjour sur mer.

Une de nos grandes distractions était de nous exercer à lancer un lazo, fait d’un bout de corde terminé par un nœud coulant.

Les Lapons, habitués à employer cet engin pour prendre leurs rennes, furent nos maîtres dans cet exercice. Le vieux Ravna surtout était particulièrement adroit. La ligne enroulée autour de la main droite, il avançait, l’œil fixé sur la victime qu’il avait choisie parmi l’équipage, puis d’un mouvement rapide lançait le lazo, qui venait s’enrouler autour de l’individu. Jamais Ravna ne manquait son coup. Balto, qui était un Lapon sédentaire, ne maniait pas le lazo avec la même sûreté que son compagnon, mais il ne voulait pas reconnaître son infériorité, et lorsque l’un d’entre nous la lui faisait remarquer, sa physionomie prenait une expression de mauvaise humeur qui excitait l’hilarité générale.


À LA CHASSE DES PHOQUES.
(DESSIN DE M. NANSEN, D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.)

Pour passer le temps, nous nous livrions à d’autres exercices ; nous éprouvions, par exemple, la force musculaire de nos bras. D’autres fois nous jouions au palet. On dessinait sur le pont des figures et des cercles, ayant chacun une valeur déterminée, et il fallait lancer les disques de plomb dans l’intérieur des cercles sans toucher les figures, sinon on perdait un certain nombre de points. Quand le temps était beau et le mouvement du navire pas trop accentué, il y avait sur le pont plusieurs parties engagées. L’enjeu consistait toujours en tabac.

D’autres fois, nous jouions au whist ou à des jeux de cartes norvégiens. Plusieurs d’entre nous n’avaient pas grand goût pour cette distraction ; il arrivait cependant que des parties commencées le soir se prolongeaient jusqu’au matin. Nous n’avions qu’un jeu de cartes ; à la fin du voyage il était si sale qu’il était difficile de distinguer la valeur des cartes.

Quand nous n’étions pas encore couchés à minuit, nous restions debout jusque vers quatre heures, pour prendre part au premier déjeuner. À cette heure-là le café était servi à l’équipage ; jamais Balto ne manquait de se lever pour aller boire sa tasse. Comme tous les Lapons, il aimait beaucoup le café et jamais ne laissait échapper l’occasion d’en boire.

Notre bibliothèque n’était pas très riche. Un de nos amis, M. Cammermeyer, l’éditeur de Kristiania, nous avait donne quelques livres, mais nous les eûmes bientôt lus. Nous demandâmes alors aux matelots les feuilletons qu’ils possédaient ; quand nous les eûmes terminés, nous allâmes emprunter sur les autres bâtiments les quelques livres qui s’y trouvaient.

La monotonie de notre vie était seulement interrompue par les visites que nous faisaient de temps à autre les capitaines des autres navires, et celles que nous leur rendions. Spectacle curieux que de voir tous ces marins groupés sur le pont, au soleil, buvant et fumant au milieu de cette mer couverte de glaces étincelantes.

Une de nos distractions était de tirer à la cible sur les glaçons.

Ravna seul ne s’accommodait guère de la vie du bord. Habitué à errer sur les montagnes avec son troupeau de rennes, il se trouvait à l’étroit sur le navire et désirait fouler la terre ferme. Balto s’accommodait au contraire très bien de cette existence ; toujours gai et plein d’entrain, il était devenu le favori de l’équipage. Sa jambe était maintenant complètement remise.

Tout le monde à bord prenait le plus grand soin de notre poney, même trop grand soin, car à chaque instant on lui donnait un peu de foin et il arriva bientôt que la provision fut épuisée. Nous lui donnâmes alors de la viande fraîche de phoque, puis, quand il en fut fatigué et n’en voulut plus, de la viande séchée. Au bout de quelques jours il refusa cette alimentation ; on lui présenta ensuite des guillemots, puis du goémon. Parmi ces herbes marines, il recherchait particulièrement une espèce de fucus. Nous parvînmes ainsi à conserver pendant quelque temps ce brave petit animal. Le 9 juillet, n’ayant plus rien à lui donner à manger, il fallut se résoudre à l’abattre. Le seul service qu’il nous rendit fut de nous donner une bonne proprovision de viande fraîche, dont nous mangeâmes une partie sur la banquise après avoir quitté le Jason.

Dans les régions arctiques l’air est très pur, il n’existe aucun bacille, par suite la viande peut rester longtemps exposée à l’air sans se gâter. La putréfaction ne se produit que si des germes apportés de terre se trouvent à bord.

Les gens du peuple ont souvent une aversion incompréhensible pour certains aliments. Après que le poney eut été abattu et découpé suivant les règles de l’art, un matelot m’en demanda un morceau. Immédiatement j’accédai à son désir. De suite notre homme goûta cette viande crue, mais à peine en avait-il avalé un morceau qu’il fit une grimace affreuse et déclara ne plus en vouloir. Comme nous avions maintenant plus de viande fraîche que nous n’en avions besoin, j’en offris à l’équipage, mais personne n’en accepta ; aucun matelot ne voulut consentir à manger du cheval. Plus tard, un homme m’en demanda un morceau pour le saler. Dans ma joie de trouver un gaillard qui ne partageait pas le préjugé général, je lui fis observer que la viande serait meilleure fraîche. « Cela se peut, me répondit-il, mais ne croyez pas que je sois assez glouton pour manger une pareille saleté. Je désire simplement de cette viande pour nourrir mes porcs à notre retour en Norvège. »

À bord des baleiniers les matelots se plaignent souvent de troubles digestifs, dus à une alimentation de conserve, et jamais ils ne voudraient toucher à la viande de phoque. Seulement avec les animaux que nos marins tuent dans une journée de chasse, une tribu d’Eskimos pourrait longtemps vivre dans l’abondance[1]. Aussi, grand fut l’étonnement de l’équipage lorsqu’il me vit recueillir le sang d’un jeune stemmatope, et le porter au cuisinier pour qu’il nous en fit un pudding. Il ne fut pas facile de décider plusieurs de nos amis à en manger ; ceux qui en goûtèrent déclarèrent le mets excellent, mais refusèrent d’en prendre une grande portion ; ils savaient que le pudding était fait avec du sang de phoque et cette pensée leur enlevait tout appétit. Plusieurs de mes camarades ne se montrèrent pas si difficiles, et, un soir, l’un d’eux n’avala pas moins de dix-huit petits pâtés au sang de phoque sans éprouver le moindre écœurement.

À bord j’avais une occupation qui ne laissait pas de me prendre du temps. Le personnel du carré m’appelant toujours docteur, l’équipage était persuadé que j’étais médecin et à chaque instant un matelot venait me consulter ; il m’arrivait même des clients des autres bâtiments. Impossible de faire comprendre à ces braves gens que je n’étais pas médecin. N’étais-je pas docteur, disaient-ils, et il était impossible de leur persuader que ce titre n’est pas synonyme de médecin ; si je ne voulais pas leur donner une consultation, c’est que j’y mettais de la mauvaise volonté. Il fallut donc me résigner. De tous temps les médecins ont été un peu charlatans : je ne crois donc pas en celle circonstance avoir porté atteinte au prestige de l’art. L’influence que les médecins exercent sur leurs malades vient en grande partie de la confiance qu’ils leur inspirent. Tout le monde à bord m’accordait celle confiance : pour le reste il me suffisait de prendre de grands airs. La plupart de mes clients venaient me trouver en se tenant le ventre, ce qui indiquait suffisamment la nature de leur indisposition. « Avez-vous la tête lourde ? demandai-je. — Oui, je crois, me répondait-on généralement. — Ne souffrez-vous pas de constipation ? — Cela pourrait être. » Je formulais alors mon ordonnance : « Votre indisposition provient de votre genre de vie à bord. Mangez moins, nourrissez-vous de vivres frais, de viande de phoque par exemple, faites de l’exercice sur le pont. Si dans quelques jours vous ne vous trouvez pas mieux, revenez me voir, je vous donnerai des sels ou de l’huile de ricin. » Inutile d’ajouter que personne ne revenait, effrayé par la perspective d’une bonne purge.

Beaucoup se plaignaient de maux de tête, la plupart souffraient de constipation. Tous ces gens mangeaient et dormaient trop. Pour eux, même prescription que pour les autres. Parfois j’ordonnais des massages sur le ventre.

Un jour il m’arriva d’un autre navire un matelot qui pouvait à peine marcher ; il avait la figure rouge, des plaques sur les joues et se plaignait de vives douleurs dans la poitrine et dans le ventre. Évidemment il était atteint de consomption. Je lui recommandai de manger du lard et de boire de l’huile. Il avait précisément bu, quelques jours auparavant, de l’huile de souffleur. Or cette huile est plus laxative que celle de ricin. Ainsi s’expliquaient ses douleurs d’entrailles.

Comme chirurgien, je rendis plus de services à ces braves gens que comme médecin. Dans leur dur métier ils se faisaient souvent des blessures aux mains, dont la plupart du temps ils ne prenaient aucun soin. Presque toujours ils ne venaient me trouver que lorsque les plaies étaient devenues mauvaises. Je les faisais d’abord laver soigneusement, puis les traitais par des antiseptiques. Généralement les guérisons furent rapides ; j’eus cependant à soigner un cas très grave.

Un jour un matelot vint se plaindre à moi d’une courbature générale ; il souffrait, disait-il, particulièrement dans le dos. Ennuyé de toutes ces consultations, je ne l’examinai guère, et crus qu’il avait simplement des rhumatismes. En conséquence, je lui recommandai de se couvrir chaudement et de ne pas s’exposer au froid. Quelques jours après je vis reparaître mon homme, qui, cette fois, se plaignait de douleurs intolérables au bras. Le bras était en effet enflé, particulièrement au-dessus du coude. Du coup, mon attention fut éveillée. Le malade s’était, quelques jours auparavant, écorché un doigt, n’avait pas soigné sa blessure : tout le mal venait de là. Un empoisonnement du sang était survenu. Pour le moment je ne crus pas pouvoir faire quelque chose, et me bornai à recommander au patient de porter son bras en écharpe et de ne pas s’en servir. Mais chaque jour son état empira, en même temps l’enflure et les douleurs augmentèrent. Pour diminuer ses souffrances je lui appliquai des compresses froides ; bientôt la fièvre se déclara et le malade perdit l’appétit. Le bras était devenu gros comme la cuisse : évidemment une opération allait devenir nécessaire, et cette perspective ne me souriait guère. Tout le monde croyait sa fin prochaine. Pour consoler le pauvre homme j’allais le voir plusieurs fois par jour. Le malheureux était fort mal installé, couché sur un cadre étroit dans le poste, où toute la journée soixante hommes fumaient et faisaient du bruit. À chaque instant, lorsque le navire heurtait des glaçons, le patient éprouvait de dures secousses, ses souffrances devenaient alors atroces, et lui faisaient pousser des cris déchirants. C’est dans ces conditions que je dus l’opérer. Un canif affilé sur une meule grossière était le seul instrument de chirurgie que je possédais, et je fis l’opération à la lueur d’une petite lanterne. Tout le monde refusa d’y assister et il ne me fut pas facile d’avoir un aide, ne fût-ce que pour tenir le luminaire. Enfin tout est prêt ; je fais une large piqûre au bras malade ; le malheureux, en proie à une douleur terrible, s’écrie : « Arrêtez, vous me tuez ». Quelques gouttes de sang tombent, suivies d’un flot de matière blanche. Le malade perdit connaissance et durant plusieurs jours eut le délire. Pendant ce temps les matelots ne voulaient plus descendre dans le poste, dans la crainte de voir mourir leur camarade. À la même époque, un autre matelot fut frappé d’aliénation mentale : leur frayeur augmenta encore. Il n’est pas agréable, je dois le reconnaître, de se trouver dans une étroite cabine en compagnie d’un fou et d’un malade qui délire.

Plus tard je dus faire subir au malade une nouvelle opération. Cette fois encore, des litres de pus sortirent de la blessure. La convalescence fut longue, mais avant de quitter le Jason, j’eus la satisfaction de voir mon homme debout. Jamais je n’oublierai l’expression de reconnaissance que prit sa physionomie lorsqu’il me fit ses adieux au moment de notre débarquement sur la banquise.

Pour cette période du voyage mon journal n’offre aucun intérêt, sauf pour les marins de l’océan Glacial. Peu d’incidents à noter ; nous louvoyons le long de l’iskant, en essayant de pénétrer au milieu de la banquise. Tantôt les glaces s’ouvrent, tantôt elles se ferment ; un jour nous voyons un petit nombre de phoques, un autre jour un grand nombre, parfois même des troupes considérables couchées au loin sur la banquise. Le navire se dirige de ce côté en se frayant un passage au milieu des glaces compactes, et, au moment où il approche du troupeau, tous disparaissent.

Le 26 juin, nous sommes au milieu de la banquise, par 66° 24’ de latitude nord et 29° 45’de longitude ouest. Au nord, la terre est en vue. Nous reconnaissons deux hautes montagnes situées vraisemblablement sur la côte de Blosseville ; elles se trouvent plus à l’ouest que les deux pics marqués sur les cartes dans cette partie du littoral. Plus tard j’eus l’occasion de m’entretenir à ce sujet avec le capitaine Inersen du Staerkodder, qui s’était engagé à une grande distance au milieu des glaces, au nord de nous. Il avait aperçu également la côte ; d’après sa description, elle est très montagneuse, et ne ressemble pas au littoral situé plus au sud, vers le 67° de latitude nord, dont il s’était approché en 1884. Ce renseignement concorde avec ceux recueillis par le commandant Holm de la bouche des Eskimos d’Angmagsalik, à l’aide desquels il a dressé son esquisse de la côte orientale au nord de ce dernier point. Cette région est une des parties les moins connues de notre globe.

Dans la soirée du 28 juin, des phoques sont en vue. Chaque jour nous en apercevons sans pouvoir en approcher. Le 3 juillet, nous avançons au milieu de la banquise vers une nombreuse troupe de stemmatopes, mais la glace est si compacte qu’il est impossible de leur donner la chasse. Dans la nuit, lorsque le soleil apparaît au-dessus de l’horizon, la vue s’étend au loin sur la banquise. Partout on voit des troupes considérables de phoques ; jamais auparavant je n’en avais vu autant. Du nord-ouest au nord-est, partout jusqu’à l’extrême horizon, la banquise est couverte de leurs masses noires ; vraisemblablement, au delà de notre champ de vision il doit s’en trouver autant.

Le lendemain, brouillard épais. La glace est toujours compacte, la houle se lève sur ces entrefaites et nous oblige à sortir de la banquise.

Le 11 juillet, la banquise éprouva un mouvement violent produit par les courants. Pendant que nous étions tranquillement assis dans la cabine, un grand glaçon vint frapper si violemment l’étrave du Jason que le bâtiment recula. Nous sautons de suite sur le pont. Un autre gros glaçon arrive droit sur l’arrière à grande vitesse, il frappe le navire avec un craquement sinistre et enlève le gouvernail ; le Jason n’éprouva heureusement aucune autre avarie. Eut-il reçu le choc sur le côté, nous ne savons trop ce qui serait arrivé, les flancs étant la partie faible des baleiniers.

La journée du lendemain fut employée à installer le gouvernail de rechange dont sont toujours munis les baleiniers.

L’été était maintenant avancé, et il n’y avait plus guère espoir de chasse fructueuse. À la satisfaction de tous, le capitaine décida, le 13 juillet, de sortir de la banquise et de faire route vers la côte du Grönland.

Ce jour-là et le lendemain, nous capturâmes le long de la glace une centaine de phoques.

Dans la nuit du 14 au 15 et de grand matin, le second avait aperçu terre. Le brouillard nous ayant enveloppés dans la matinée, nous ignorons à quelle distance nous nous trouvons de la côte. Tous les bagages sont montés sur le pont ; tout est paré pour le débarquement.

Vers midi j’étais occupé à écrire des lettres, lorsque tout à coup j’entends le cri de la vigie : Terre ! De suite je grimpe sur le pont. Devant nous, sous un dais de brume, se lève la côte du Grönland dorée par un beau soleil. Nous sommes sur le travers de la montagne d’Ingolf, à environ 32 milles de terre. En avant s’étend une masse de glace. Dans ces conditions nous faisons route dans le sud en nous rapprochant de la côte.

Nous croisons plusieurs grands isbergs, quelques-uns chargés de pierres et de gravier. À une grande distance, ces colossales montagnes semblent des fragments de terre détachés du continent ; plusieurs fois il nous arriva de prendre ces énormes glaçons pour des îles situées sur notre route. Plus au sud, près du cap Dan, un grand nombre d’isbergs sont échoués.

Ce jour-là et le lendemain, le débarquement ne put cire opéré. La banquise était large de 16 à 20 milles ; il était donc préférable de reconnaître l’état des glaces plus au sud.

Le 16, nous doublons le cap Dan, reconnaissable à la forme arrondie de son sommet. Dans ces parages, la banquise s’étend également à une grande distance en mer, sa largeur est d’environ 16 milles. Plus à l’ouest s’élève au-dessus de la glace une buée bleuâtre, indice de l’existence d’un golfe ouvert au milieu du pack dans la direction de terre. Immédiatement nous faisons roule de ce côté, dans l’espoir de pouvoir atterrir. Dans la nuit, le navire atteint cette baie. Le 17 au matin, en montant sur le pont, je reconnais de suite que l’heure du débarquement est arrivée. L’inspection de la banquise du haut du nid-de-pie me confirme dans cette pensée. Les montagnes des environs du Sermilikfjord s’élèvent devant nous et pour la première fois nous apercevons dans l’ouest l’inlandsis. L’immense glacier s’étend à l’horizon comme une énorme protubérance blanche, doucement arrondie. Cette vue accroît encore notre ardeur.

Un pack large de 10 milles environ nous sépare seulement de la terre. Sur la lisière, la navigation semble possible ; plus loin, la glace est plus compacte, mais reste parsemée de flaques d’eau libre. La banquise, formée de petits glaçons, ne paraît pas mauvaise. Sur de pareils drifis[2] le halage des canots est certainement plus pénible que sur de grandes flaques, mais il est facile de frayer un passage aux embarcations en poussant les glaçons avec des gaffes. Du nid-de-pie, j’avais aperçu le mirage d’une nappe d’eau libre située le long de terre ; il est donc probable qu’après avoir traversé le milieu du pack, nous trouverons les glaces clairsemées.

Un navire solide comme le Jason se serait facilement frayé un passage à travers cette banquise. Souvent auparavant il avait culbuté des glaces autrement résistantes : mais alors il s’agissait d’aller chasser le phoque. Aujourd’hui le cas est différent. Si le Jason m’eût appartenu, je n’aurais pas hésité un instant à le lancer contre les glaces : mais nous n’étions que des passagers ; de plus, le navire n’était pas assuré pour tenter un atterrissement sur la côte du Grönland. Enfin nous ne connaissions ni le régime des courants, ni la profondeur de la mer dans ces parages. Si un glaçon avait enlevé l’hélice, il n’aurait guère été possible d’installer un nouveau propulseur, et cette avarie pouvait entraîner la perte du bâtiment. Dans ce cas les soixante-quatre hommes de l’équipage n’auraient pu que difficilement gagner les établissements danois avec les faibles approvisionnements du bord. Voyant que nous pourrions nous tirer d’affaire nous-mêmes, je priai le capitaine de nous conduire à l’iskant et de faire embarquer les bagages dans nos canots.

Comme je l’ai dit plus haut, l’expédition avait emporté une embarcation spécialement construite pour elle. Comme elle aurait été lourdement chargée par nos bagages, j’acceptai avec reconnaissance l’offre du capitaine de nous donner un des petits canots du Jason. Les deux bateaux sont amenés le long du bord, et bientôt tout le monde est au travail, l’équipage, comme les membres de l’expédition, occupés à ouvrir les caisses et à en empiler le contenu dans les deux canots.

Nous écrivons ensuite des lettres ; chacun de nous désire envoyer un dernier mot d’adieu à ses amis et amies. Tous les membres de l’expédition sont pleins d’entrain. Après un mois et demi d’attente, l’heure solennelle du départ est enfin arrivée.

Avant de quitter le Jason, j’adressai la lettre suivante au journal le Morgenblad, de Kristiania :

« À bord du Jason, 17 juillet 1888.

« Une banquise côtière large de 16 à 20 milles nous a empêchés de débarquer hier et avant-hier. Elle était parsemée de flaques d’eau à travers lesquelles il eût été possible de faire facilement passer les embarcations ; mais nous désirions avancer plus à l’ouest au delà du cap Dan. Nous voulions atteindre les environs d’Inigsalik, à l’ouest du Sermilikfjord, où le terrain est beaucoup moins accidenté que plus à l’est. La région située au nord du cap Dan est couverte de montagnes très abruptes ; partout s’élèvent des pics escarpés, découpés en aiguilles fantastiques. Nulle part en Scandinavie, ni même dans les Alpes, il n’existe de massifs présentant des formes aussi hardies. Ces pics ne sont pas, il est vrai, très élevés ; un des principaux sommets, la montagne d’Ingolf, une aiguille reconnaissable de très loin, atteint l’altitude de 2000 mètres environ. Pendant notre navigation le long de la côte, nous l’avons eue en vue jusqu’à hier soir. Quelques montagnes situées au nord et peut-être plus avant dans l’intérieur du pays m’ont paru plus élevées. La région qui s’étend au nord du cap Dan est encore inconnue. Après avoir doublé hier ce promontoire, nous nous trouvons maintenant à quelques milles de la côte par le travers du Sermilikfjord, prêts à quitter le navire. Nous allons nous diriger vers terre à travers la banquise. À gauche se trouve le pays d’Inigsalik ; derrière les montagnes, pour la première fois nous voyons l’inlandsis, ce mystérieux désert de glace qui va être notre champ d’exploration pendant plus d’un mois.

« Le pays d’Inigsalik paraît assez plat ; de là il sera facile d’atteindre l’inlandsis. Le commandant Holm, le chef de l’expédition danoise de 1881-1885 sur la côte orientale, m’a recommandé ce point de départ. En tout cas, du bord, nous ne croyons pas marcher à un insuccès en attaquant le glacier de ce côté.

« Je m’arrête ; les deux canots sont maintenant chargés et parés.

« Comme la banquise est formée de petits glaçons, j’emmène, outre le canot construit spécialement à Kristiania, une des embarcations du Jason. Il sera plus commode d’avoir deux bateaux, et en même temps plus prudent, pour le cas où l’un d’eux viendrait à être brisé par les glaces.

« Maintenant le moment des adieux est arrivé. Désormais nous compterons comme des amis particulièrement chers le capitaine Jacobsen et tout son équipage, et nous conserverons toujours le souvenir des heures agréables que nous avons passées à bord du Jason. Nous nous embarquons avec le ferme espoir du succès. Suivant les paroles d’un sage grec : « L’espérance est le rêve d’un homme éveillé ; quelquefois le rêve devient une réalité ». Je crois qu’il en sera ainsi pour nous.

« J’espère atteindre Christianshaab en septembre, avant le départ du dernier bâtiment danois. Nous pourrons ainsi revenir en Norvège en automne ; dans tous les cas vous nous reverrez l’été prochain.

« Adieu !

« Votre dévoué,
« Fridtjof Nansen. »


Vers sept heures du soir tout est paré en vue du départ. Nous nous trouvons juste en face de l’embouchure du Sermilikfjord, à une distance d’environ 10 milles. Je monte une dernière fois dans le nidde-pie pour reconnaître la direction que nous devons suivre. Le mirage produit par l’existence d’eaux libres dans le voisinage de la côte est encore plus intense qu’auparavant. Les glaces paraissant un peu clairsemées à l’ouest du Port-Oscar, je résolus de nous diriger de ce côté.

Après cette inspection de la banquise, je redescendis sur le pont, plus assuré que jamais du succès. Maintenant le moment de la séparation est arrivé. L’équipage entier, rassemblé sur le pont, est joyeux de nous voir commencer le voyage dans des conditions favorables ; cependant un certain sentiment de tristesse est visible sur tous les visages. Ces braves gens songent que c’est peut-être la dernière fois qu’ils nous voient. Nous prenons congé de ces matelots qui sont devenus pour nous de bons amis, puis nous serrons la main au capitaine Jacobsen. Cet excellent homme nous adresse, avec son calme habituel, un adieu bien senti et nous exprime ses souhaits de succès. Nous descendons l’escalier, et embarque ! Je prends la direction du canot du Jason ramé par Dietrichson et Balto, Sverdrup celui de l’autre embarcation, où se trouvent Ravna et Kristiansen.

Paré ! Avant partout ! et les canots glissent sur la surface sombre de la mer. En même temps les soixante-quatre hommes du Jason poussent trois hourras, et les deux canons du navire nous envoient un dernier adieu dont le grondement roule longtemps dans cet air humide. Les derniers liens qui nous rattachaient au monde civilisé sont maintenant rompus. Adieu tous ! Nous sommes confiants dans le succès ; nous aurons à endurer des souffrances, à affronter des dangers, mais nous avons le ferme espoir de sortir victorieux de la lutte.


LE CAPITAINE D’UN BALEINIER EXAMINANT LA BANQUISE.
(DESSIN DE M. NANSENX, D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.)

  1. Les Eskimos du cap Dan trouvent parfois sur la banquise des corps de phoques tués par les baleiniers. Eux n’ont garde de les perdre ; ils les recueillent soigneusement et s’en régalent.
  2. Glaces flottantes en général de petite dimension. (Note du traducteur.)