À travers le Grönland/12

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RUINES D’ÉDIFICES NORMANDS AU GRÖNLAND.
(GRAVURE EXTRAITE DE LA RELATION DE VOYAGE DE LA « HANSA ».)


CHAPITRE X

historique des expéditions entreprises pour traverser la banquise de la côte orientale du grönland



Nous avons réussi à traverser la banquise du Grönland oriental et à atterrir sur cette côte que tant de marins, avant nous, ont essayé d’atteindre. Nous avons dû, il est vrai, débarquer beaucoup plus au sud du point que nous avions choisi, et nous arrivons au Grönland beaucoup plus tard que nous ne l’avions espéré. Avant de poursuivre le récit de notre voyage, je présenterai un résumé des nombreuses explorations organisées avant la nôtre dans ces parages. C’est pour nous un devoir de rendre hommage à nos courageux devanciers dans cette voie, quel qu’ait été le résultat de leurs efforts.

Un petit nombre d’expéditions ont atteint la côte orientale du Grönland. Presque toutes ont été arrêtées par la banquise plus ou moins large amoncelée par le courant polaire pendant la plus grande partie de l’année le long de ce littoral.

Les anciens Normands connaissaient les difficultés de la navigation dans ces parages[1], comme le prouvent les nombreux récits de voyages au Grönland et de naufrages survenus au milieu des glaces contenus dans les sagas.

Quelques-uns de ces hardis marins ont, croyons-nous, atteint la côte orientale.

En 998, rapporte la Flóamannasaga (le manuscrit date du xiiie siècle), l’islandais Thorgils Orrabeinsfostre, assailli par une tempête, dans une traversée à la côte occidentale, fit naufrage sur la côte est, près des « glaciers du Grönland », dans un golfe sur une plage de graviers. Des deux côtés de la baie descendaient à la mer de grands glaciers. Le naufrage eut lieu au milieu d’octobre, précisément à l’époque où la côte est le plus accessible.

Thorgils était accompagné de sa femme, de ses serviteurs, et de la famille d’un nommé Jostein. Thorgils passa quatre hivers et quatre étés dans cette région inhospitalière en se nourrissant des produits de la chasse et de la pêche. Du désastre il n’avait pu sauver qu’un canot, quelques brebis et un peu de farine.

Pendant deux ans Thorgils séjourna sur le lieu du naufrage[2]. Au début du premier hiver, sa femme, nommée Thorey, mit au monde un garçon. Un peu plus tard, Jostein, sa femme, ainsi que ses compagnons, moururent, du scorbut vraisemblablement. Jostein ne paraît pas, d’après le récit de la saga, avoir su astreindre ses gens à une règle de conduite. Au printemps qui suivit le second hiver, un jour que Thorgils et ses hommes étaient allés sur une montagne observer les mouvements de la glace, Thorey fut assassinée par ses esclaves ; le crime accompli, les meurtriers s’enfuirent vers le sud avec le canot et les approvisionnements que possédaient les naufragés. À son retour, Thorgils trouva sa hutte pillée, sa femme assassinée, l’enfant tétait le cadavre de sa mère. Pour sauver son fils, il se frappa la poitrine d’un coup de couteau : aussitôt le sang qui coula de la blessure se changea en lait. Thorgils et ses compagnons vécurent ensuite des produits de la chasse, puis construisirent une embarcation en peau.

Plus tard, la banquise s’étant disloquée, les naufragés se mirent en route vers le sud en suivant la côte ; après une pénible navigation qui dura deux étés, ils arrivèrent à une maison[3] construite près du cap Farvel par un exilé, Rolf de l’Osterbygd. Après avoir passé chez lui l’hiver, ils arrivèrent l’été suivant à l’Osterbygd.

Le récit des événements fabuleux contenus dans cette saga peut faire douter de la véracité du narrateur. La description du pays se rapporte si exactement à la côte orientale du Grönland que ce document n’a pu cependant être inventé de toutes pièces. On voit, par exemple, que les naufragés ont au printemps gravi les montagnes pour suivre les mouvements de la glace ; aujourd’hui les voyageurs n’agissent pas autrement. La saga rapporte également que Thorgils longea des glaciers et des montagnes escarpés, passa dans la dernière partie du voyage devant une région découpée par de nombreux fjords et qu’enfin presque toute l’année la banquise reste amoncelée près de terre, tous renseignements qui ne peuvent s’appliquer qu’à la côte orientale du Grönland. Le récit des événements extraordinaires arrivés à Thorgils a pu être imaginé en tout ou en partie, mais l’auteur ou les auteurs de la saga en devaient connaître le théâtre. Très certainement les anciens Normands ont fait naufrage sur la banquise ou sur la côte orientale du Grönland, et se sont ensuite réfugiés à terre[4].

Plusieurs passages du Kongespeil (1250) prouvent que les Scandinaves connaissaient au moyen âge cette côte. « Sur cette mer, lit-on dans ce document, se produisent des phénomènes absolument extraordinaires. Nulle part ailleurs dans le monde on ne rencontre une masse de glace aussi considérable. Quelques-uns des glaçons sont absolument plats, comme si la surface de la mer avait été congelée ; leur épaisseur varie de 4 à 5 aunes. Il est parfois nécessaire de naviguer pendant plusieurs jours au milieu de ces blocs avant de pouvoir atteindre la côte. Cette banquise est beaucoup plus compacte au nord et au nord-est que vers le sud, le sud-ouest ou l’ouest. Pour cette raison, les marins qui veulent atterrir doivent contourner la côte vers le sud-ouest et l’ouest, jusqu’à ce qu’ils aient dépassé les glaces ; après cela seulement ils doivent se diriger vers terre. Des navires qui n’ont pas suivi cette route ont été plusieurs fois pris au milieu de la banquise. Des marins nous ont fait eux-mêmes le récit de leurs aventures. Pour se sauver, ils avaient dû abandonner leurs navires et gagner la côte dans des canots. Avant de pouvoir atterrir, quelques-uns sont restés quatre à cinq jours sur la glace, d’autres même plus longtemps.

« Souvent les glaces sont immobiles, mais il peut arriver qu’elles se déplacent. La vitesse de leur marche peut dépasser celle d’un navire poussé par une bonne brise. La banquise dérive parfois en sens inverse de la direction du vent. On rencontre encore sur cette mer des glaçons d’une autre espèce que ceux dont nous venons de parler, et que les habitants du Grönland appellent fall-jökla[5]. On dirait de hautes montagnes s’élevant au milieu de la mer. Généralement, elles ne se trouvent pas avec les autres glaces et restent isolées. »

On pourrait croire cette description de la banquise du Grönland écrite de nos jours. Le régime des glaces dans ces mers était donc au moyen âge le même qu’aujourd’hui[6].

Peu de temps après la composition du Kongespeil, les communications entre l’Europe et le Grönland cessèrent, les colonies Scandinaves tombèrent en décadence et les marins oublièrent ces renseignements sur la navigation dans ces parages.

Le souvenir du Grönland se maintint toujours dans la mémoire des Scandinaves, et pendant longtemps la question fut agitée d’envoyer des navires à la recherche des « colonies perdues ». Sous le règne de Kristian II, par exemple, l’archevêque norvégien Valkendorf proposa de rattacher le Grönland à son diocèse, mais ce projet n’eut même pas un commencement d’exécution. Dans la seconde moitié du xvie siècle seulement furent organisées les premières expéditions pour retrouver le Grönland. La côte est étant plus rapprochée d’Europe, ce fut de ce côté que les premières tentatives furent dirigées.

En 1579, l’Anglais James Allday[7] fut mis à la tête de deux navires et chargé d’atteindre le Grönland[8]. Un journal, tenu à bord du bâtiment sur lequel Allday se trouvait, est le seul document que nous possédions de ce voyage[9]. Le 26 août à six heures du matin, sept jours après avoir quitté l’Islande, l’expédition arriva en vue de la côte orientale. Il est impossible de déterminer avec certitude le point où elle parvint. A mon avis, elle serait arrivée un peu au nord du cap Dan. Elle lit ensuite route au sud-ouest et, le 29, s’approcha à 2 milles de terre, mais là elle fut arrêtée par la glace.

S’étant éloignés de la côte, les navires d’Allday rencontrèrent du gros temps, et après avoir couru de grands dangers battirent en retraite sans avoir aperçu une seconde fois la côte.

Suivant toute vraisemblance, les renseignements donnés dans le journal du bord sont exacts. Cette expédition serait donc celle qui, jusqu’en 1883, aurait le plus approché de la côte orientale du Grönland. A la fin d’août, dans les parages du cap Dan, la banquise est en effet généralement peu compacte. Dans le courant de ce mois, notre expédition trouva la mer complètement libre dans cette région[10].

Allday attribua l’insuccès de son entreprise à son départ tardif. L’année suivante, une nouvelle expédition fut organisée ; elle n’eut aucun résultat, croit-on ; en tout cas, il n’existe aucun document sur ce voyage.

En 1581, le Norvégien Mogens Heinessön[11] entreprit à ses frais un voyage pour retrouver les « colonies perdues ». Leroi de Danemark lui avait promis une récompense en cas de succès. Mogens Heinessön prit la route suivie jadis par les Normands, et après avoir aperçu le « Hvidsærk » parvint en vue de la côte orientale. Le récit de son voyage, contenu dans la Grönlandske Chronica[12], fournit une nouvelle preuve qu’à cette époque la banquise était aussi dangereuse que maintenant. D’après ce document, Heinessön, en partant d’Islande, fit route vers l’ouest, puis, après avoir doublé le Hvidsærk, serait arrivé en vue de terre. C’est probablement l’auteur du récit qui a placé ce Hvidsærk entre l’Islande et le Grönland, d’après l’opinion commune du temps. Il me semble peu plausible d’admettre que ce fut un isberg. Le navire de Heinessön, ajoute ce document, aurait été arrêté dans sa marche vers la côte par un aimant placé au fond de la mer. Le courant qui porte dans le sud-ouest aura probablement empêché le navire d’avancer vers le nord-est. Les marins qui ont essayé de remonter ce courant connaissent sa violence.

Les expéditions équipées par le Danemark en 1605 et commandées par l’Écossais John Cunninghams[13], les Anglais James Hall et John Knight et le Danois Godske Lindcnov, n’essayèrent point de débarquer sur la côte orientale. Celle de 1606, commandée par ce dernier marin, ne fit également aucune tentative pour y atterrir. A mon avis, Godske Lindenov n’a point atteint pendant son premier voyage la partie méridionale du littoral est, comme quelques auteurs le croient. Ces expéditions ont débarqué seulement sur la côte occidentale. Le résultat de ces explorations n’ayant point répondu à l’attente, on resta persuadé que les explorateurs n’avaient point découvert la riche Österbygd.

En 1602, pour retrouver les anciennes colonies Scandinaves, fut organisée une nouvelle expédition commandée par Carsten Richardsen et l’Anglais James Hall. On était par avance si assuré du succès, que des Norvégiens et des Islandais furent embarqués à bord des navires pour servir d’interprètes avec les descendants des anciens colons. On ignorait alors la position de l’Österbygd, comme l’indiquent les instructions remises aux voyageurs par Christian IV. L’Eriksfjord, écrivait le roi, est situé sur la côte sud-est entre le 60e et le 61e degré. Richardsen devait explorer cette région où se trouvait, croyait-on alors, l’Österbygd, et après cela remonter la côte orientale.

D’après la Grönlandske Chronica de Lyschander, Richardsen arriva en vue de la côte orientale, le 8 juin, par 59° de latitude nord. La banquise l’empêcha d’aborder. Il remonta ensuite vers le nord le long de terre, toujours d’après le récit de Lyschander, et essaya plusieurs fois de se frayer un passage à travers les glaces. Le 1er juillet, entre le 63e et le 64e degré, il fit une nouvelle tentative, mais sans plus de succès que les précédentes. Après cela, par suite du manque d’eau ou du mauvais temps, le navire se dirigea au sud et revint en juillet à Copenhague.

En 1652, 1653 et 1654, Henrik Möller, haut fonctionnaire des douanes danoises, envoya trois expéditions au Grönland, sous la direction du Hollandais David Danell.

Au cours de son premier voyage, Danell essaya à diverses reprises d’atteindre la côte orientale[14]. Après avoir contourné l’Islande par le nord, il fit ensuite roule vers le sud-ouest et arriva le 29 mai par 64° 19’, à 50 milles, croyait-il, du Reykjanæs. Le 2 juin, il était en vue de la côte orientale, probablement dans les parages du cap Dan[15] ; mais à 4 ou 7 milles de terre[16], les glaces l’arrêtèrent. Le 9 juin, Danell voulut chercher un mouillage, vraisemblablement au sud du cap Dan ; là également la banquise, large de 2 milles, l’empêcha d’approcher de terre. Un canot fut alors mis à l’eau et quelques matelots essayèrent de le traîner sur la glace jusqu’au rivage, mais cette tentative ne réussit pas. L’expédition se dirigea alors vers le sud ; trouvant partout la côte barrée par la glace, elle doubla le cap Farvel et atteignit le littoral occidental.

Pendant le voyage de retour ; à la fin de juillet, Danell fit une nouvelle tentative pour atteindre la côte orientale ; cette fois, semblet-il, il faillit réussir. Le 23 juillet, il se serait trouvé à l’entrée d’un fjord complètement libre, et si la nuit n’était pas arrivée, il y aurait pénétré à toutes voiles. Plus au nord, vers le 63e degré de latitude, il aurait approché à 1 mille de terre.

Au xviie siècle, l’état des glaces était donc le même en juin et juillet qu’à l’époque actuelle.

L’année suivante (1653) en juin, Danell longea la côte orientale du Grönland jusqu’au cap Farvel ; partout la glace l’empêcha d’atterrir. Le 19 juin, par 64° de latitude nord, il avait cru reconnaître dans un cap le Herjolfsnæs des anciens Scandinaves ; à 5 ou 6 milles de ce point il fut arrêté par les glaces. Après cette navigation sans résultat, l’expédition se dirigea vers la côte occidentale.

Plus tard, au mois d’août, en revenant en Danemark, Danell fit, croit-on, une nouvelle tentative pour atteindre le littoral est. Sa relation ne le dit pas expressément, elle rapporte seulement que l’expédition revint en Islande, la glace barrant toujours l’accès de la côte orientale.

En 1654, Danell retourna au Grönland. Cette fois il semble avoir simplement longé la partie méridionale du pays en faisant route vers la côte ouest.

En 1670, un capitaine nommé Otto Axelsen fut envoyé par le roi de Danemark à la recherche du Grönland. Sur ce premier voyage nous n’avons aucun renseignement. L’année suivante, Axelsen repartit, mais ne revint plus. Son navire fut probablement brisé par les glaces. Sans aucun motif plausible, Danell avait place sur la côte orientale l’ancien Herjolfsnæs. Trompé par cette identification, Theodor Thorlacius plaça de ce côté l’Österbygd sur sa carte du Grönland (1668 ou 1667), et désormais pendant longtemps les érudits furent induits en erreur sur la véritable position de l’ancienne colonie normande. Les marins n’ayant pas trouvé de descendants des Scandinaves sur la côte occidendale, Thorlacius avait accepté avec d’autant plus de confiance le renseignement donné par Danell. Désormais les expéditions essayèrent d’atterrir sur la côte orientale pour rechercher l’Österbygd.

En 1721, Hans Egede arriva au Grönland et y fonda plusieurs colonies. Notre compatriote avait entrepris ce voyage pour apporter les lumières du christianisme aux descendants des colons Scandinaves. N’en ayant pas trouvé sur la côte occidentale, il resta persuadé qu’ils habitaient la côte orientale.

La compagnie de Bergen qui avait envoyé Egede au Grönland fit explorer la côte orientale par un navire, l’Egte Sophia, commandé par le capitaine Hans Fœster[17]. Du 60e au 66° 50’, partout il trouva les approches de la terre barrées par les glaces. Le 12 mai, le navire arriva en vue de la côte, et pendant trois mois croisa le long de la banquise, approchant parfois à 1 mille de terre ; nulle part il ne trouva une ouverture pour se glisser à travers les drifis.

L’exploration de la côte orientale paraît avoir été ensuite abandonnée pendant longtemps. En 1786, à l’instigation de l’évêque Paul Egede, fils de Hans Egede, deux navires commandés par le capitaine lieutenant Paul de Löwenörn furent expédiés pour rechercher l’Österbygd.

Le 3 juillet, l’expédition aperçut une région montagneuse entre le 65e et le 66e degré de latitude nord. Toute la journée et le lendemain matin, la terre resta en vue. Löwenörn fut sans doute effrayé par la banquise, car après cette tentative il revint en Islande, où il mouilla quelque temps dans le Dyrafjord. Ce fut la seule fois qu’il parvint en vue de la côte orientale. Le 23 juillet, il reprit la mer ; mais le lendemain, ayant rencontré des glaces au large de l’Islande, il ne persévéra pas dans sa tentative et retourna en Danemark avec le plus grand des deux bâtiments qui lui avaient été confiés. Ce navire, précédemment employé comme baleinier, était très solide ; néanmoins Löwenörn approcha moins près de la côte orientale que ses prédécesseurs. Ce marin n’avait pas, il est vrai, l’habitude de la navigation au milieu des glaces. Après le départ de Löwenörn, le second navire de l’expédition, le Jakt. Den nye Prove, commandé par Christian Thestrup Egede (un des fils de l’évêque Paul Egede), fit route vers la côte est du Grönland. Egede avait choisi pour second le lieutenant en second C.-A. Rothe.

Entreprenant et courageux, Egede s’occupa avec toute l’ardeur de la jeunesse de retrouver l'Österbygd et de réaliser le rêve de son père. Le 8 août, le jour même où Löwenörn parlait pour le Danemark, il prenait la mer sur son jakt pour essayer d’atteindre la côte orientale du Grönland.

Arrivé le 16 en vue de terre, probablement au nord du cap Dan, il fut arrêté par la banquise, large en cet endroit de 28 milles. Quatre jours plus tard, au sud de ce point, devant un fjord large de 4 milles, vraisemblablement le Sermilikfjord, il approcha de la côte à une dizaine de milles.

Des tempêtes obligèrent ensuite Egede à revenir en Islande.

En 1787, Egede et Rothe ne firent pas moins de six tentatives[18] pour atteindre la côte orientale du Grönland en partant d’Islande. Une seule fois ils réussirent à arriver en vue de terre. Pendant cette campagne, ils avaient à leur disposition deux navires. Le 17 et le 18 mai, en s’engageant dans une large baie de la banquise, ils réussirent à approcher à 24 ou 28 milles de la côte, au nord du cap Dan[19].

La dernière tentative eut lieu du 11 au 29 septembre. D’après les renseignements que nous possédons sur la marche des glaces au sud du cap Dan, il paraît extraordinaire qu’Egede n’ait pu débarquera cette époque. Il se trouvait, il est vrai, au nord et à l’est de ce promontoire, de plus le temps était gros et brumeux.

En 1855, le 28 et le 29 juillet, le lieutenant de vaisseau français Jules de Blosseville aperçut la côte orientale entre le 68e} et le 69e degré, mais ne put y débarquer, toujours à cause des glaces. Il alla ensuite en Islande réparer des avaries, puis en repartit le 5 août pour le Grönland. Au cours de cette nouvelle tentative, le navire se perdit corps et biens[20].

En 1859, le colonel américain Schaffner vint au Grönland avec le trois-mâts barque Wyman, reconnaître si un câble reliant l’Amérique à l’Europe pourrait y atterrir. Partant de Julianehaab le 10 octobre, il doubla le cap Farvel et remonta la côte orientale jusqu’à la hauteur du fjord Lindenov (60° 25’de latitude nord). Nulle part il ne rencontra de glaces, comme cela arrive à cette époque avancée de l’année, mais une tempête du nord-est l’empêcha de débarquer et l’obligea à prendre le large.

Le 18 juillet 1860, Mac Clintock arriva avec le Bulldog en vue du cap Walloë (60° 34’ de latitude), et y fut arrêté par la banquise. Après cette tentative, il se dirigea vers la côte occidentale, puis vers l’Amérique. Revenant en Angleterre après avoir relâché à Julianehaab, il s’approcha une seconde fois de la côte orientale. Le 8 octobre, le Bulldog se trouvait dans le voisinage du détroit du Prince-Christian très près de terre (60° 2’ de latitude nord) ; la glace était très clairsemée. Dans la nuit une violente tempête obligea le navire de gagner la pleine mer.

La même année, le 11 septembre, le colonel Schaffner revint sur la côte orientale, à bord du Fox, vapeur en bois, commandé par le célèbre explorateur polaire sir Allen Young. Il réussit seulement à approcher du cap Bille (62° de latitude nord). Cette expédition et celle du Bulldog avaient été entreprises pour s’assurer de la possibilité de faire atterrir un câble télégraphique au Grönland. D’après les renseignements que m’a donnés Allen Young, il aurait pu débarquer au cap Bille, néanmoins le navire en resta éloigné de plusieurs milles.

Le 12 septembre, par 61° 54’de latitude nord, la glace était compacte le long de terre.

Le lendemain, le navire fut arrêté par la banquise à trois-quarts de mille de la côte près d’Omenarsuk. La couleur foncée du ciel au-dessus du fjord de Lindenov fit penser au capitaine Allen Young que la mer était libre dans cette direction et que l’atterrissement était par suite possible. Dans la soirée, une tempête obligea le Fox à prendre le large.

En 1863, deux vapeurs en fer, le Baron-Hambro et la Caroline, essayèrent d’atteindre cette côte. Ils avaient été armés par une maison anglaise qui avait obtenu du gouvernement danois le privilège de fonder un comptoir sur la côte orientale du Grönland. L’expédition, commandée par l’Anglais Taylor, partit de Hambourg le 21 août, pensant trouver la mer libre à cette époque tardive. Cet espoir fut déçu : partout l’accès de la côte était barré par des masses de glace impénétrables pour des navires en fer.

En 1865, Taylor revint dans ces parages avec l’Erik, un vapeur en bois construit pour la navigation dans les mers polaires. Par deux fois il ne put réussir à traverser la banquise qui bloquait la côte sous le 65e degré de latitude nord.

Du 6 au 10 juillet 1879, le croiseur danois Ingolf, commandé par le commandant A. Mourier (second, lieutenant Wandel), longea la côte orientale du Grönland du 69e degré de latitude nord jusqu’aux approches du cap Dan. Le navire entra dans une ouverture de la banquise et s’approcha de la montagne Ingolf à une distance de 16 à 20 milles sans pouvoir atterrir.

À la suite de cette expédition, le commandant Mourier affirma qu’il était impossible d’aborder la côte orientale du Grönland par la pleine mer[21]. Quatre ans après, l’événement devait démentir ses prévisions.

Comme je l’ai déjà raconté, je me trouvais, en 1882, à bord du baleinier Viking devant la côte est du Grönland. Le 25 juin, le navire fut pris dans les glaces entre le 66e et le 67e degré et pendant plusieurs jours dériva vers terre. Le 7 juillet, par 66° 50′ de latitude nord et 32° 35′ de longitude ouest, nous nous trouvions à environ 24 milles de terre. Nous dérivâmes ensuite vers le sud-ouest jusqu’au 17 juillet, date à laquelle nous sortîmes de la glace[22].

En 1883, Nordenskiöld fit, avec le vapeur en fer Sofia, deux tentatives pour atteindre la côte orientale. Le 12 juin, il arriva en vue du cap Dan ; arrêté par la banquise, il fit route vers le sud le long de la côte jusqu’au cap Farvel. Partout la banquise était compacte. Nordenskiöld entreprit ensuite sur l’inlandsis une exploration dont nous parlerons plus loin, puis au commencement de septembre il essaya de nouveau d’aborder sur la côte orientale.

Le 1er septembre, au sud du 62e degré de latitude nord, la Sofia rencontra un large « champ » de drifis (il s’étendait à 25 ou 50 milles en mer) devant le glacier de Puisortok. Au sud de cette masse de glaces « la mer paraissait libre dans la direction de terre[23] ». Près de la côte, la route fut barrée par une banquise large seulement de 6 milles. Le navire aurait pu traverser ces glaces sans trop de difficulté, mais M. Nordenskiöld ne voulut pas l’exposer aux dangers qu’entraîne toujours pareille entreprise, cette partie du littoral n’étant pas habitée.

En 1888, les glaces présentaient un peu au sud de Puisortok sensiblement la même disposition que lors de la croisière de la Sofia. Nous rencontrâmes en effet un « champ » s’avançant au large et un banc de drifis le long de la côte. Dans cette région les courants me paraissent avoir, tout au moins de temps à autre, un régime irrégulier.

Au nord du 62e degré, ayant aperçu une profonde échancrure qui paraissait s’étendre jusqu’à la côte, Nordenskiöld fil route vers terre ; cette fois encore, une mince bande de glaces l’empêcha de débarquer. Désirant atterrir sur un point du littoral situé plus au nord, il n’essaya pas de se frayer un passage à travers ces drifis, « opération qui, suivant toute probabilité, n’aurait présenté aucune difficulté sérieuse ».

Le 4 septembre enfin, le vaillant explorateur réussit à traverser un banc de glaçons assez clairsemés immédiatement à l’ouest du cap Dan, et fil entrer la Sofia dans une baie qu’il appela port du Roi Oscar. Ce jour-là et le lendemain matin, les membres de l’expédition s’occupèrent à terre de diverses recherches scientifiques. Ils trouvèrent de nombreuses traces fraîches du passage d’indigènes, mais n’en aperçurent aucun, ce qui est assez curieux, cette région étant habitée par plusieurs clans d’Eskimos. L’arrivée de l’expédition échappa à l’attention des naturels. Le seul vestige laissé par les savants suédois était une bouteille vide de bière, provenant de la brasserie de Carlsberg, que les Eskimos trouvèrent et qu’ils remirent l’année suivante au commandant Holm comme un objet surnaturel.

Le 5 septembre, la Sofia reprit la mer pour tenter d’atteindre une seconde fois la côte au nord du cap Dan. Cette tentative ayant échoué et la provision de charbon étant très entamée, l’expédition battit en retraite[24].

En 1884, l’état des glaces ayant été particulièrement favorable dans le détroit du Danemark, plusieurs baleiniers norvégiens purent approcher à petite distance de la côte, au commencement de juillet, sous le 67e degré de latitude nord. L’un d’eux, le capitaine A. Krefting, captura des phoques à capuchon tout près de terre, et aurait pu atterrir si cela avait été utile.

La côte orientale du Grönland a été le théâtre de luttes désespérées contre les éléments, dont je dois rapporter ici les principaux incidents.

L’année 1777 est une année de deuil dans les annales des expéditions arctiques ; elle a été marquée par une des plus terribles catastrophes survenues dans les régions polaires. Cette année-là, les glaces étaient particulièrement compactes le long de la côte orientale du Grönland. Du 24 au 28 juillet, vingt-sept ou vingt-huit baleiniers appartenant à diverses nationalités[25] furent bloqués dans la banquise entre le 74eet le 75e degré[26]. En août, une partie de ces navires parvinrent à se dégager, mais douze[27] restèrent emprisonnés. Dérivant avec la banquise vers le sud, ils furent les uns après les autres broyés par les glaces. Le 19 et le 20 août, six bâtiments furent brisés à peu près au même endroit entre le 67° 30’ et le 68e, à une distance de 12 à 14 milles de terre. A la fin de septembre, les navires encore intacts se trouvaient entre le 65e et le 64e degré. Le 11 octobre, à 5 ou 6 milles de terre, par 61° 30’ environ, c’est-à-dire près d’Anoritok, où nous-mêmes avons débarqué, le dernier navire fut coulé. Depuis le commencement de juin, les naufragés avaient dérivé pendant cent sept jours, sur une distance d’environ 1080 milles marins. La vitesse de la dérive avait été, en moyenne, d’environ 10 milles par jour, et pendant les dernières semaines beaucoup plus rapide qu’au début du blocus. Durant cette période elle avait atteint 18 milles.

Des naufragés, les uns se réfugièrent sur ceux des navires qui n’étaient pas encore brisés, les autres campèrent sur la banquise[28]. Parmi ces malheureux la détresse était grande ; beaucoup mouraient de privations, d’autres de froid, d’autres enfin se noyaient. Une petite quantité de provisions ayant été seulement sauvée, tous souffraient de la faim. Sur le dernier navire échappé au désastre on ne comptait pas moins de deux cent quatre-vingt-six hommes. Les vivres manquaient pour ainsi dire ; à la fin, la ration journalière de chaque homme se composait de 10 cuillerées de bouillie de farine ou de légumes.

Au commencement d’octobre, douze hommes essayèrent de gagner terre en traversant la banquise (65° de latitude nord). Arrivés à une île, ils ne purent traverser le chenal qui les séparait de la côte et battirent en retraite vers le navire. C’est la première fois, dans les temps modernes, qu’on avait pu atteindre un point de la côte orientale du Grönland par la pleine mer[29]. Après le naufrage du dernier navire, les équipages s’établirent pendant plusieurs jours sur la banquise. Pensant, avec juste raison, que si une troupe aussi nombreuse arrivait dans les établissements danois ou chez des Eskimos, il serait impossible de la nourrir, ils se divisèrent en plusieurs caravanes. Une se dirigea vers le nord ; une autre, la plus nombreuse, voulut atteindre la côte occidentale en traversant l’extrémité méridionale du Grönland. Ces deux caravanes périrent entièrement. Un troisième groupe, composé d’environ cinquante hommes, longea la côte vers le sud, et rencontra des Eskimos au nord du cap Farvel, probablement à Alluk. Les indigènes accueillirent cordialement les naufragés, leur donnèrent des vivres et leurs oumiaks pour continuer le voyage. Cette troupe arriva finalement aux établissements danois du littoral ouest. Un quatrième groupe, également de cinquante hommes, dériva sur la banquise et doubla le cap Farvel. Après de dures privations qui réduisirent son effectif, les uns réussirent à atteindre Frederikshaab. les autres Godthaab.

Plusieurs escouades qui n’avaient pas pris place sur le navire reste le dernier intact se laissèrent dériver sur la banquise jusqu’au cap Farvel et, en octobre et novembre, arrivèrent aux etablissements danois. Une troupe de six matelots, montés dans deux embarcations, atterrit au nord de Godthaab. Au moment du naufrage de leur navire, ces six hommes avaient sauvé deux canots et une grande quantité de vivres. Au lieu d’aller, comme leurs camarades, chercher un refuge sur un autre bâtiment, ils étaient restés sur la banquise. Ils prirent ensuite la mer, doublèrent le cap Farvel, remontèrent la côte occidentale, et finalement atterrirent sur un petit îlot au nord de Godthaab. Ne sachant où ils se trouvaient, les naufragés résolurent d’hiverner sur ce récif. A l’aide de rames et de voiles ils établirent un abri, et vécurent là des provisions sauvées du naufrage. Les malheureux eurent à souffrir du froid et du manque d’eau ; lorsque la mer était grosse, les vagues balayaient leur récif et menaçaient de les emporter. A la fin de mars, des Grönlandais découvrirent la retraite des naufragés et les conduisirent à Godthaab. Ces six hommes avaient parcouru une distance de 682 milles marins, soit sur la banquise, soit en canot.

Dans cette catastrophe de 1777, trois cent vingt hommes environ périrent, cent cinquante-cinq seulement atteignirent les établissements danois, d’où ils revinrent l’année suivante en Europe. Inutile d’ajouter qu’ils furent admirablement accueillis, aussi bien par les Eskimos que par les Danois[30].

Pendant l’hiver 1869-1870, un événement non moins dramatique se passa sur la banquise de la côte orientale. Nous voulons parler du voyage de la Hansa, un des navires qui transportaient la deuxième expédition polaire allemande à la côte est du Grönland.

La Germania réussit, comme on le sait, à se frayer un chemin à travers les glaces vers la côte. Pendant ce temps, la Hansa, commandée par le capitaine Hegcmann, était bloquée dans la banquise le 6 septembre, par 74° 6’ de latitude nord et 16° 50’ de longitude ouest[31], à environ 38 milles de terre. Le navire dériva ensuite vers le sud le long du littoral, à une petite distance de la côte. Le 19 octobre, il fut brisé par les glaces et coula par 70° 50’ latitude nord et 20° 30’ longitude ouest, à quelques milles de la côte de Liverpool. L’équipage, ayant réussi à sauver des vivres, bâtit sur la glace une hutte, à l’aide de l’approvisionnement de charbon. Il passa dans cet abri la première partie de l’hiver, tout en dérivant vers le sud. Pendant une tempête, le 15 janvier (66° de latitude nord), le radeau de glace ayant été fendu précisément sur l’emplacement de la hutte, les naufragés se réfugièrent dans les canots. Plus tard ils construisirent un second abri sur un autre glaçon. Leur dérive continua vers le sud, jusqu’au 7 mai, date à laquelle l’expédition se trouvait par 61° nord, à quelques milles de la côte, non loin d’Anoritok. Abandonnant alors leur glaçon, les naufragés se mirent dans les embarcations, et le 4 juin réussirent à débarquer sur l’île Huilek, située par 60° 55’ de latitude nord environ. Continuant ensuite leur route vers le sud, ils arrivèrent le 15 juin à la mission des Frères Moraves de Friedrichsthal, à l’ouest du cap Farvel.

Des premiers jours de septembre, date à laquelle la Hansa, fut bloquée dans les glaces, jusqu’au moment où l’équipage abandonna la banquise[32], le 7 mai 1870, la dérive fut d’environ 1080 milles marins. La banquise parcourut ces 1080 milles en deux cent quarante-six jours ; sa vitesse de déplacement a donc été de 4,4 milles par vingt-quatre heures, vitesse inférieure de plus de moitié à celle observée en 1777. Peut-être le courant est-il moins violent en hiver et dans le voisinage de la côte. En novembre fut notée la vitesse moyenne de dérive la plus élevée, 7,8 milles marins. Le glaçon de la Hansa se trouvait alors au nord de l’Islande.

Le glaçon de la banquise, sur lequel nous dérivâmes pendant onze jours, se mouvait en moyenne à raison de 24 milles par vingt-quatre heures ; le plus souvent nous observâmes une vitesse de 28 milles. Vraisemblablement le courant est plus fort en été et sur la lisière de la banquise. Le long de la partie méridionale de la côte, la dérive des naufragés de 1777 fut beaucoup plus rapide au sud qu’au nord ; au sud du 64e degré de latitude nord, elle atteignit 18 milles marins par vingt-quatre heures[33].

Sous le 61e et le 62e degré de latitude nord, la direction et la vitesse du courant paraissent très irrégulières, probablement sous l’influence d’un courant dirigé vers le nord. Ce courant, agissant sur la banquise, pousse la glace vers le large. Au nord du cap Dan, le courant paraît également irrégulier.

Tous les renseignements hydrographiques que nous possédons sur la côte orientale du Grönland prouvent qu’au sud du 69e degré de latitude nord le courant polaire subit des variations périodiques, qui sont probablement la résultante de variations éprouvées par le courant portant vers le nord.

Les expéditions dont nous venons de présenter un résumé n’ont pas contribué à nous faire connaître la côte orientale du Grönland. Les renseignements que nous possédons sur ce littoral, principalement sur sa partie méridionale, nous les devons à quelques explorateurs dont nous allons maintenant rappeler les voyages. Leurs travaux, surtout ceux de l’expédition danoise dirigée par le commandant Holm, ont rendu possible notre succès. C’est donc pour nous un devoir de les mentionner ici. Les voyages de Danell ayant, croyait-on, prouvé l’impossibilité d’atteindre la côte orientale par la pleine mer, on songea tout naturellement à partir de la côte ouest et à avancer vers l’est en longeant la côte. Pareil plan de voyage fut exposé dès 1664 par P.-H. Resen[34], et en 1703 par Arngrim Vidalin.

Hans Egede, l’apôtre du Grönland, supposant, comme nous l’avons raconté plus haut, que l’Österbygd avait dû être située sur la côte orientale, entreprit en 1723 un voyage pour atteindre cette partie du littoral. Arrivé le 26 août à Nanortalik, près du cap Farvel, il rebroussa chemin, faute de provisions suffisantes. Le meilleur moyen pour atteindre l’Österbygd était à son avis de longer la côte dans des embarcations grönlandaises.

En 1753 Mathias Jochimsen partit de Godthaab pour mettre ce plan à exécution ; par 61° de latitude nord, il fut arrêté par les glaces.

Plus heureux fut le brave Peder Olsen Wallöe. En août 1751, il quitta Godthaab dans un oumiak[35] monté par quatre Eskimos et deux Européens. Cette année-là, il atteignit seulement la région où se trouve aujourd’hui Julianehaab, y fit des recherches et y hiverna. L’année suivante, il doubla le cap Farvel, remonta la côte orientale jusqu’à une île qu’il appelle « Nenese », située par 60° 56’( ?) de latitude nord, puis là battit en retraite. Wallöe est le premier Européen qui ait atteint la partie méridionale de la côte est. Ce brave voyageur ne fut guère récompensé de son succès : revenu en Danemark, il vécut misérablement et mourut en 1795 à l’hôpital Vartov, à Copenhague, à l’âge de soixante-dix-sept ans.

A la fin du xviiie siècle, Eggers prouva que l’Österbygd était situé sur la côte sud-ouest et qu’on avait été jusque-là trompé sur sa véritable position par une interprétation erronée des anciens documents.

En 1829-1850, le capitaine de la marine royale danoise W.-A. Graah accomplit son célèbre voyage en oumiak, le long de la côte orientale du Grônland[36]. Le 1er avril, il atteint ce littoral et le 20 juin, par 61° 49’, prend le parti de se séparer de ses compagnons européens et de poursuivre seul le voyage dans un oumiak monté par six Eskimos. Sept jours après, par 63° 37’, les Grönlandais l’abandonnent, sauf trois jeunes filles qu’il décide à venir avec lui comme rameuses. Le 23 juillet, Graah campe sur une île qu’il appelle Vendom (Retour), située par 65° 13’ de latitude nord, et le 18 août bâtit un cairn sur l’île du Dannebrog (65° 19’), le point le plus septentrional qu’il ait atteint ; au delà, la glace lui barrait la route. Battant ensuite en retraite, il hiverne dans une localité appelée par lui Nukarbik et qui actuellement porte le nom d’Imarsivik (65° 22’). Pendant tout l’hiver Graah fut malade et souffrit de cruelles privations ; il n’en perdit pas pour cela courage, et le 5 avril se remit en route pour essayer de pousser au delà du point atteint par lui l’été précédent vers le nord. Le 25 juillet, il dut battre en retraite sans avoir même pu arriver à l’île du Dannebrog. Le 16 octobre, l’expédition rallia Frederikshaab, sur la côte occidentale.

Cette exploration particulièrement remarquable rapportait des documents précis sur la côte est du Grönland jusqu’au 65e degré de latitude. Nulle part Graah n’avait rencontré de ruines nordiques ; il semblait donc prouvé que l’Österbygd n’était pas situé sur le littoral oriental. Le seul objet européen trouvé par Graah est un canon découvert à Koremiut, dans l’Uarketfjord (61° 17’), provenant probablement de quelque navire pris dans la banquise et échoué ensuite sur la côte.

En 1881 eut lieu la troisième expédition dirigée vers la côte orientale du Grönland. Elle fut entreprise par le missionnaire morave Brodbeck. À Narsak, sur la rive nord du fjord Lindenov ou Kangerdlugsuatsiak (60° 30’), Brodbeck découvrit une ruine nordique, la seule connue sur cette côte. Dès le commencement du siècle elle avait du reste été signalée par Giesecke, d’après le témoignage des Eskimos.

La dernière exploration entreprise sur cette côte est celle du commandant Holm, de la marine royale danoise. Elle n’a pas duré moins de trois ans, de 1883 à 1885. Les collaborateurs de Holm étaient : le lieutenant de vaisseau V.-Th. Garde, commandant en second ; M. Peter Eberlin, botaniste et géologue ; le Norvégien H. Knutsen, géologue ; deux Grönlandais, les frères Petersen, engagés comme interprètes.

Le premier été, l’expédition, montée sur quatre oumiaks et dix kayaks[37], atteignit Iluilek, sur la côte orientale (60° 52’), où elle établit un dépôt de vivres. Le 10 août, elle rebroussa chemin pour aller hiverner à Nanortalik, son quartier général.

L’année suivante, Holm se remit en route. Il avait avec lui quatre oumiaks et sept kayaks, montés par trente et un indigènes. Le 18 juillet, à Karra Akungnak, il renvoya une partie des équipages grönlandais et le 28 arriva à Tingmiarmiut. Là, le lieutenant Garde repartit à Nanortalik pour compléter les observations faites en chemin, pendant que le commandant Holm, avec Knutsen, l’interprète Johann Petersen, poursuivait sa route vers le nord.

Le 25 août, cette expédition parvint à l’île du Dunnebrog, le point le plus septentrional atteint par Graah, et le 1er septembre à Angmagsalik, près du cap Dan, où était établie une population relativement nombreuse (400 habitants).

Le commandant Holm hiverna sur ce point, et le 9 juin suivant battit en retraite vers le sud. Le 16 juillet, il rencontra à Umanak le lieutenant Garde venu au-devant de lui, et le 18 août l’expédition entière rentra à Nanortalik, d’où elle revint en Danemark.

Les résultats scientifiques de cette exploration ont été considérables. Ces voyageurs ont étudié avec le plus grand soin la côte orientale du Grônland jusqu’au 66e degré de latitude nord, recueilli de précieux renseignements sur la population éparse dans cette région et exécuté des cartes exactes qui nous ont permis de nous diriger pendant notre navigation le long de celle côte.


ENFANTS ESKIMOS

  1. Les anciennes colonies normandes au Grönland étaient situées sur la côte occidentale ; l’Osterbygd dans le sud, dans le district actuel de Julianehaab, et le Vesterbygd, plus au nord, sur les séries des fjords voisins de Godthaab.
  2. Il a été impossible de reconnaître le point atteint par Thorgils à l’aide des renseignements contenus dans la saga. En tout cas, la description donnée par ce document s’applique très exactement à la côte orientale.
  3. Sur la côte orientale du Grönland, on ne connaît qu’une seule ruine normande, à Narsak, dans le fjord Lindenoy.
  4. Les sagas contiennent le récit de plusieurs naufrages survenus sur la banquise.
  5. Isbergs.
  6. Une saga islandaise en fournit une preuve pour le détroit de Danemark. Un habitant de cette île, raconte-t-elle, gravit les montagnes pour reconnaître si la glace s’éloignait de la côte. La banquise s’étendait cette année-là jusqu’à l’Islande.
  7. Les documents norvégiens l’appellent encore Jacob Aldax ou Aldag.
  8. L’expédition d’Allday n’est peut-être pas la première qui ait été organisée pour retrouver le Grönland. D’après une proclamation de Frédéric II aux habitants du Grönland, en date du 12 avril 1568, un navire commandé par un certain Kristiern Aalborg devait partir cette année-là pour les anciennes colonies perdues ; nous n’avons aucun renseignement sur cette expédition. Plus tard, Frédéric II a également entamé des négociations avec un Russe, Peder Nichetz, qui prétendait connaître la route du Grönland. (Il confondait probablement avec le Spitzberg ou la Nouvelle-Zemble.) Nous ignorons également le résultat de ces négociations.
  9. Il est reproduit dans les Grönlands historiske Mindesmærker, Copenhague, 1845, vol. III, p. 641-647.
  10. A peu près à la même époque (1576 à 1578), l’Anglais Martin Frobisher avait déjà accompli trois voyages pour découvrir le passage du nord-ouest. Au cours de ces explorations, il avait aperçu la côte sud-ouest du Grönland qu’il crut être le Friesland des Zeni, et qu’il appella la Nouvelle-Angleterre.
  11. Mogens Heinessön était à cette époque inscrit comme bourgeois à Bergen. Il est né aux Ferö de parents norvégiens, et est regardé comme le second héros national par les habitants de ce pays, la première place appartenant à Sigmond Brestesön.
  12. Lyschander, Grönlandske Chronica, Copenhague, 1608.
  13. Antérieurement à ces expéditions, John Davis avait retrouvé la côte occidentale du Grönland (1585-1587), et l’avait longée jusqu’au 72e degré de latitude nord. C’est, croyons-nous, le premier Européen qui ait abordé sur cette terre depuis les Normands.
  14. Le seul document existant sur ce voyage est une relation adressée à Frédéric III et écrite par un certain Christian Lund d’après les journaux de Danell. Elle est conservée au département des manuscrits de la Bibliothèque royale de Copenhague. En 1787, John Erichsen imprima un extrait de ce récit. (Voir les Grönlands butor. Mindesmærker, III, p. 715-720.)
  15. Je n’ai pu découvrir dans quel document le capitaine A. Mourier avait reconnu que Danell avait signalé un promontoire situé par 67° et un second par 65° 30’. (Voir l’article sur la croisière de l’Ingolf en 1879, publié dans le Geografisk Tidsskrift, Copenhague, vol. IV, p. 51, 1880.)
  16. Dans sa relation, Danell mentionne un groupe d’îles qui seraient situées à 3 ou 4 milles de la côte au sud du cap Dan, et auxquelles il avait donné les noms de Hvidsa Ilen (Selle blanche) et de Maelelöst skib (le Navire démâté). C’étaient vraisemblablement de gros isbergs, très abondants dans ces parages. Il arrive du reste à de plus expérimentés de commettre de pareilles erreurs. Des cinq îles aperçues par Danell le 6 juin, « cinq étaient entièrement couvertes de glace ; une seule, très haute, ayant 1 mille ( ?) de tour, avait un aspect noirâtre ». Cette description s’applique très exactement à des isbergs. Le dernier était vraisemblablement couvert de débris morainiques, ce qui est assez fréquent dans ces parages. En 1882, je vis précisément sur la côte orientale une de ces montagnes de glace toute noire de pierres, et que fout d’abord je pensai être une île. (Voir le travail que j’ai publié sur ce sujet dans le Nyt Magazin for Naturvidenskab. Krisliania, 1836.) En 1829, Graah prit probablement les sommets du cap Dan pour les îles de Danell qu’il crut avoir retrouvées. Il est en effet peu plausible qu’un explorateur aussi expérimenté ait confondu des isbergs avec des terres. Le commandant Holm croit que l’île appelée par Danell Hvidsadle est un nunatak de l’inlandsis (piton rocheux isolé au milieu du glacier). (Meddelelser om Grönland, vol. IX, p. 201.) Après avoir aperçu ce rocher pendant notre dérive sur la banquise le long de la côte, je ne crois pas pouvoir partager l’opinion de mon collègue danois. Cela me paraît d’autant plus impossible que Danell affirme s’être approché à 3 milles de son île. Le pic en question ayant l’aspect d’une selle blanche, on peut lui conserver le nom donné par le commandant Holm.
  17. D’après un document en date du 29 août 1724, reproduit dans les Meddelelser om Grönland, Copenhague, 1889, vol. IX, p. 28-29.
  18. La première fui entreprise du 1er au 12 avril, la seconde du 8 au 18 mai, la troisième du 8 juin au 3 juillet, la quatrième eut lieu du 20 juillet au 10 août, la cinquième du 26 au 31 août, et la sixième du 11 au 29 septembre.
  19. La relation d’Egede renferme une remarque intéressante sur la force du courant dans ces parages : « Les deux journées précédentes, le courant se mouvait dans la direction du nord ; chaque fois, en effet, pendant ces deux jours, nous trouvâmes, en faisant le point, le navire à 7 milles 1/2 plus au nord que ne l’indiquait le livre de loch. Je crois que le golfe de la banquise, dans lequel je me suis engagé pour approcher de terre, a été formé par ce courant. » En 1879, à peu près au même endroit, l’Ingolf trouva une baie dans la banquise, et le 11 juin nous-mêmes en rencontrâmes une à peu près à la même place. En 1882, j’eus l’occasion d’observer un régime des courants très curieux entre le 66° 40’et le 66° 50’, c’est-à-dire bien au nord du point où se trouvait Egede. Bloqué le 25 juin, le navire sur lequel je me trouvais dériva le long de la côte jusqu’au 9 juillet, à l’ouest et un peu au nord, à raison de 2 milles par vingt-quatre heures, plus tard nous dérivâmes dans une direction méridionale. Le régime des courants le long de la côte orientale du Grönland me paraît très variable.
  20. M’occupant ici seulement de la partie méridionale de la côte orientale, je ne parlerai pas des expéditions qui ont exploré la région nord de ce littoral, telles que celles de Scoresby, Sabine et Clavering, etc.
  21. A. Mourier, Orloggsskonnerten Ingolfs Ekspeditioni Daneniarks strœdel, I}, 1879. Geografisk Tidsskrift, vol. IV, 59, Copenhague, 1880.
  22. Voir Longs Grönlands Östkysl. Geografisk Tidsskrift, vol. VII, p. 76-79, Copenhague, 1884.
  23. A.-E. Nordenskiôld, la Deuxième Expédition suédoise au Grönland. Traduit par Rabot, p. 371. Hachette.
  24. On raconte en Islande qu’en 1756 plusieurs bateaux pêcheurs mouillèrent sur la côte orientale du Grönland, au nord-ouest du Vestfirdir (Island). Ce renseignement ne mérite peut-être pas une très grande confiance. (Voir Geografisk Tiddskrift, Copenhague, vol. VII, p. 117 et 176.)
  25. Cette flottille comprenait, croit-on, 9 hambourgeois, 8 anglais, 7 hollandais, 2 suédois, 1 danois et 1 brémois.
  26. Souvent, dans ces parages, des navires ont été bloqués par des glaces, mais jamais il n’est arrivé une aussi terrible catastrophe que celle de 1777. Ainsi, en 1769, au commencement de juillet, quatre bâtiments furent pris dans la banquise par le 76e degré de latitude nord et dérivèrent jusqu’au milieu de novembre. À cette époque ils se trouvaient par 69° de latitude. Deux réussirent à se dégager ; sur le sort des deux autres, on ne sait rien.
  27. Six hollandais et six hambourgeois, croit-on. Les équipages étaient composés en majorité de Danois de la cote du Jutland, du Slesvig et du Holstein.
  28. Deux navires réussirent plus tard à sortir de la banquise.
  29. 24 hommes, appartenant à une troupe de 160 hommes établis dès le 30 septembre sur la banquise, essayèrent, dit-on, d’atteindre la côte sur le 63e degré de latitude nord. Cette tentative n’eut, croit-on, aucun succès.
  30. Jules Payer, dans la relation très inexacte qu’il a publiée de cette catastrophe (Die Österreichisch-ungarische Nordpol-Expedition in den Jahren 1872-1874, Vienne, 1876, p. 481), affirme que les survivants, dont il fixe bien à tort le nombre à douze, auraient été fort mal traités dans les colonies danoises et pendant leur voyage de retour en Europe. Le capitaine C. Normann, dans un article publié sur ce naufrage dans le Geographisk Tiddskrift, vol. II, p. 49-63, Copenhague, 1878), a rétabli la vérité, et il faut espérer qu’elle ne sera plus contestée. Son travail, auquel nous avons fait plusieurs emprunts, contient de nombreux extraits des récits publiés jadis sur ce dramatique événement.
  31. Le navire fut ainsi pris dans les glaces à peu près au même point où l’avaient été les baleiniers en 1777.
  32. L’expédition de la Hansa abandonna son radeau de glace à peu près dans les mêmes circonstances que nous, le 29 juillet 1888. Le 6 mai, les naufragés ne soupçonnaient guère qu’ils pourraient bientôt quitter leurs glaçons ; le lendemain, quel ne fut pas leur étonnement de trouver des nappes d’eau libre s’étendant jusqu’à la côte, et en même temps de reconnaître qu’ils avaient dérivé de 8 milles dans lu direction du nord depuis la veille. Également sous cette latitude le courant paraît avoir un régime irrégulier. La nuit qui précéda le jour où nous abandonnâmes notre glaçon pour nous diriger vers terre, le mouvement de dérive vers le sud fut très faible.
  33. Un peu au nord du cap Dan la vitesse du courant est inférieure à celle observée près de ce promontoire et plus au sud. Les baleiniers norvégiens qui fréquentent le détroit de Danemark savent tous que le courant devient de plus en plus rapide à mesure qu’ils approchent du Dan. Plusieurs de ces bâtiments ont été bloqués pendant un temps plus ou moins long dans la banquise, mais la dérive n’a jamais été, que je sache, très considérable.
  34. Meddelelser om Grönland, Copenhague, 1889, vol. IX, p. 26.
  35. Grand canot indigène en peau de phoque. (Note du traducteur.)
  36. W.-A. Graah, Undersögelses-Reise til Ostkysten af Grönland, Copenhague, 1832.
  37. Longue périssoire en peau dans laquelle un seul homme peut prendre place, et sur laquelle les Eskimos chassent et pêchent. (Note du traducteur.)