À travers le Grönland/18

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nunatans helland et rink, 22 août. (dessin de f. nansen.)


CHAPITRE xvi

historique des explorations dans l’intérieur du grönland



Dans l’infinie diversité des aspects de la nature, le Grönland forme un tableau unique avec ses fjords remplis de glaces flottantes et son immense glacier. De la côte, si l’on avance dans l’intérieur des terres, on rencontre à une distance variable de la mer une plaine de glace et de neige, infinie, démesurée, s’étendant à perte de vue vers l’est, recouvrant le sol de sa carapace cristalline. C’est l’inlandsis, le plus grand glacier de l’hémisphère boréal. Sa superficie précise est encore inconnue, elle peut cependant être évaluée à plus de 1 million de kilomètres carrés.

Les Scandinaves, comme les Eskimos, n’ont point dépassé la lisière de cette plaine de glace, et de tous temps col immense inconnu a excité la curiosité des hommes.

Les Eskimos constituent la population primitive du Grönland, et, les premiers de tous les peuples, sont arrivés en vue de l’inlandsis. Il y a combien de temps ? nous ne pouvons le dire même approximativement. Comme je l’expliquerai plus loin, je crois que leur établissement dans cette région remonte à plus de mille ans.

Les Eskimos sont venus des régions situées à l’ouest de la baie de Baffin et du détroit de Davis, régions où il n’existe aucune inlandsis et dont l’intérieur renferme quelques habitants. Dès leur arrivée au Grönland, ils ont bientôt reconnu que partout des glaciers leur barraient la route vers l’intérieur du pays. Ils ont alors renoncé à pousser plus avant ; leur imagination a placé dans cet inconnu le théâtre des récits relatifs à leurs anciennes relations avec les peuplades de l’intérieur du pays qu’ils avaient antérieurement occupé. Ces peuplades étaient vraisemblablement, pour la plupart, des Indiens des côtes septentrionales du nord de l’Amérique, et, dans les légendes des Eskimos, elles sont devenues les habitants de l’intérieur du Grönland. Les récits de traversées de l’inlandsis ont la même origine ; ils se rapportent évidemment à des pays situés à l’ouest et peuplés d’Eskimos. Ces indigènes ne paraissent avoir jamais eu une idée précise de l’intérieur du Grônland. Dans les régions où se trouve le renne, ils ont atteint en chassant la lisière du glacier, et parfois en ont traversé une petite étendue pour atteindre les nunataks où se réfugient ces animaux. De ces rochers, ils ont aperçu à perte de vue des champs de glace et de neige, et pensé probablement que partout le pays présentait le même aspect.

Les Scandinaves arrivèrent au Grönland il y a environ neuf cents ans et habitèrent la côte ouest et sud-ouest, probablement jusqu’à la fin du xve siècle. Ils paraissent avoir eu très tôt une connaissance exacte de l’inlandsis, à en juger d’après la description contenue dans le Kongespeil. Ce document renferme le passage suivant : « Si vous me questionnez sur la nature de ce pays, je vous répondrai qu’une petite partie seulement est dépouillée de glace et que tout le restant est couvert de glaciers. Les habitants ignorent par suite si leur pays est grand ou petit. Toutes les montagnes et toutes les vallées sont recouvertes d’une épaisse masse de glace, qui empêche les hommes d’avancer soit au milieu des montagnes, soit le long de la côte. Il doit cependant exister des passages débarrassés ; autrement les animaux sauvages ne pourraient venir des autres régions. Souvent les indigènes ont gravi en différents endroits les plus hautes montagnes pour découvrir une autre région habitable et dépouillée de glace, nulle part ils n’en ont vu trace, excepté le long de la côte. »

Cette description très exacte semble avoir été écrite de nos jours.

Une fois les anciens colons normands disparus, les marins des pays du Nord oublièrent peu à peu la route du Grönland, et tous les renseignements que l’on avait sur le pays furent perdus. Au xviie siècle, complète était l’ignorance de la géographie du Grönland. À travers le pays les cartes indiquent un détroit de Frobisher et un Bearesound ; une carte exécutée par un cartographe du milieu de ce siècle, nommé Meyer, représentait le Grönland comme un archipel « aussi boisé que les environs de Bergen, en Norvège ».

Après l’arrivée d’Egede, en 1721, on explora la région littorale, mais pendant longtemps encore on eut en Europe les idées les plus bizarres sur l’intérieur du pays.

On songea alors à atteindre l’Österbygd, situé, croyait-on, sur la côte orientale, en traversant l’intérieur du pays. En 1725, Egede reçut la lettre suivante de la Compagnie de Bergen, qui avait entrepris la colonisation du Grönland : « Il nous semble utile, si la chose n’a pas déjà été faite, d’envoyer une troupe de huit hommes pour traverser le pays et atteindre la côte orientale, où se trouvaient les anciennes colonies. La largeur du Grönland à l’endroit le plus étroit ne paraît guère être supérieure à 12 ou 16 milles. Les hommes s’occuperaient en même temps de rechercher des forêts. Le voyage devrait être entrepris dès le commencement de l’été. Les hommes emporteraient des vivres dans leurs sacs et seraient munis de fusils et de boussoles afin de pouvoir retrouver leur chemin en revenant. Il faudra recommander à l’expédition de se tenir sur ses gardes contre les attaques des sauvages, si elle en rencontre, de bien observer toutes choses et d’élever sur sa route des monticules de pierre, afin qu’il soit possible de retrouver plus tard le chemin qu’elle aura suivi[1]. » Cette lettre est un excellent exemple de la sottise des géographes en chambre, qui veulent se mêler de politique coloniale.

Egede répondit fort sagement que pareille entreprise était impossible. « Les cartes, écrivait-il, étaient très inexactes, et d’autre part les montagnes rocheuses et les glaces rendaient la marche trop laborieuse. »

À mesure qu’on parcourait le pays et que l’on comprenait mieux les renseignements donnés par les indigènes, les Européens établis au Grönland se faisaient une idée plus exacte de l’intérieur de l’île. En 1727, on savait déjà qu’« autour de l’arête centrale du pays s’étendait un immense désert de glace ».

Dès 1728 on songea à employer les ski pour traverser le Grönland. Les instructions données par le roi Frédéric iv au major Paars contiennent le passage suivant : « Quelques jeunes chasseurs norvégiens habitués aux courses sur les ski pourraient reconnaître une partie du pays ».

Ces documents montrent qu’à cette époque on avait une idée assez exacte de l’aspect du Grönland. Aussi ne lira-t-on pas sans un profond étonnement les recommandations adressées au major Paars. On lui enjoignait de ne pas s’épargner pour atteindre l’Österbygd, et s’assurer s’il existait des descendants des anciens colons normands. Il devait se renseigner sur leur langue, leur religion et leur manière de se gouverner. Paars devait en outre étudier la nature du pays, reconnaître si l’on y trouvait des bois, des pâturages, du charbon et autres minéraux, et enfin s’il y vivait des chevaux, du bétail et autres animaux domestiques.

Pour prendre part à l’expédition projetée on envoya du Danemark onze chevaux, un capitaine, un lieutenant, et l’on autorisa Paars à choisir dans la garnison de Godthaab les soldats les plus intrépides.

À peine est-il besoin de dire que cette première expédition n’eut aucun résultat. Les chevaux moururent : les uns pendant la traversée, les autres à Godthaab. Du reste, on avait dû bientôt reconnaître l’impossibilité de traverser à cheval le glacier. Néanmoins, l’année suivante, Paars entreprit une excursion sur l’inlandsis. Le 25 avril 1729, il partit en canot, accompagné du lieutenant Richart, de l’assistant Jens Hiort et de cinq hommes. L’expédition remonta à la voile l’Ameralikfjord. Sur les bords de cette baie, Paars engagea comme guide deux indigènes. Ainsi les premiers explorateurs de l’inlandsis suivirent, pour atteindre le glacier, la même route que nous prîmes au retour. « Après avoir marché pendant deux jours, écrit Paars dans son rapport au roi, nous arrivâmes le troisième jour vers midi au pied des montagnes de glace. Nous avançâmes plusieurs heures sur la glace au prix de grands dangers, mais bientôt nous fûmes arrêtés par des crevasses très larges… « Reconnaissant l’impossibilité de continuer notre route, nous nous assîmes sur le glacier, tirâmes avec nos fusils une salve de neuf coups, puis vidâmes un verre en l’honneur du roi. Après nous être reposés quelque temps, nous battîmes en retraite. »

Parmi les choses les plus curieuses observées dans cette excursion, Paars signale la présence sur le glacier de grosses pierres, apportées là, suppose-t-il, par le vent, « aussi violent sur cette montagne de glace qu’en pleine mer ». Il raconte en outre que la surface du glacier est hérissée d’aspérités comme du sucre candi, et que, pour marcher dessus, il serait nécessaire de garnir de fer la semelle des souliers.

Les résultats de l’expédition ne répondirent guère à l’attente. Il est curieux que Paars, qui a gravi l’inlandsis à peu près au même point que nous avons opéré la descente, n’ait pas découvert quelque passage conduisant dans l’intérieur du pays.

Le 7 mai, Paars revint à Godthaab de celle « terrible » excursion. L’échec de l’expédition ne modifia point sans doute les idées des indigènes sur l’intérieur du pays ; il semble, au contraire, avoir fait à Copenhague une impression profonde, car ce ne fut qu’en 1878 que le gouvernement danois organisa une nouvelle exploration de l’inlandsis.

Dans le chapitre iii, j’ai indiqué un livre paru en 1746, sous le titre de Nachrichten von Island, Grönland und der Strasse Davis, mentionnant une tentative d’exploration du glacier faite sur des ski. Cet ouvrage est intéressant à un autre point de vue, en signalant le seul accident mortel arrivé sur l’inlandsis.

La première expédition qui ait réussi à pénétrer à une certaine distance sur le glacier est celle de Lars Dalager, en 1751. Il atteignit deux nunataks situés à 10 ou 20 kilomètres de l’extrémité inférieure de l’inlandsis, dans la partie méridionale de l’isblink de Frederikshaab. Dalager a raconté cette excursion à la fin de son livre : Grönlandske Relationer osv. sammenskreret ved Friderichshaabs Coloni i Grönland, anno 1752.

Dans les derniers jours d’août, Dalager arriva dans le sud de l’isblink de Frederikshaab, se proposant de faire une partie de chasse : mais bientôt ses projets changèrent. « Un Grönlandais m’ayant dit avoir vu du sommet d’une haute montagne les rochers du Vieux Sorcier, situés sur la côte orientale, je résolus de traverser les glaciers et de visiter l’Öslerbygd. Comme jadis Moïse, je désirais voir un pays nouveau. L’indigène en question, sa fille et trois jeunes Grönlandais m’accompagnaient. Tous les six, nous partîmes du fond du fjord ouvert sur le flanc méridional de l’isblink. »

Dalager, comme tous ses contemporains, s’intéressait à la recherche des anciennes colonies normandes qui, croyait-on alors, avaient été établies sur la côte orientale.

Le 2 septembre 1751, la petite troupe abandonna le bord de la mer, et le 5 atteignit la lisière de l’inlandsis. « Le 4, au matin, écrit Dalager, nous nous dirigeâmes vers le premier pointement rocheux qui surgit au milieu du glacier, distant d’environ 1 mille. Jusqu’à ce rocher, le glacier était uni comme les rues de Copenhague, un peu plus rapide toutefois, mais il n’était pas besoin de marcher dans le ruisseau pour se garer des voitures de la poste. »

Le lendemain matin, Dalager se mit en route pour atteindre « l’Omertlok, la plus haute montagne de l’isblink[2]. Elle n’était distante que de 1 mille du point où nous étions ; cependant il ne nous fallut pas moins de sept heures pour y arriver ». Du sommet de cette montagne la vue était très étendue sur l’inlandsis ; au nord-est dans le lointain, on apercevait plusieurs montagnes, que Dalager prit pour des sommets de la côte orientale : c’étaient les nunataks atteints en 1878, par le commandant Jensen, situés à quelques milles de l’extrémité occidentale de l’inlandsis. « Le glacier, écrit Dalager, s’étendait comme une mer de glace sans fin, depuis la côte jusqu’à l’Öslerbygd, hérissé de montagnes couvertes de neige. Sur ce sommet, Dalager resta jusqu’à sept heures du soir, et « fit un discours au Grönlandais sur les anciens habitants de l’Öslerbygd. Le voyageur danois aurait désiré poursuivre sa route, mais le mauvais état des chaussures de la caravane l’obligea à battre en retraite. Lui et les Grönlandais qui l’accompagnaient marchaient presque pieds nus. « Chacun de nous avait emporté deux bonnes paires de bottes, mais elles furent bientôt mises en lambeaux par les aspérités de la glace et des pierres, et il nous était impossible de les raccommoder, la jeune fille qui nous accompagnait ayant perdu ses aiguilles. Quelles que fussent nos souffrances, cela nous amusait fort de voir nos doigts de pieds sortir des bottes. » (Relation de Dalager.)

Après la relation de son excursion, Dalager expose ses observations. La traversée de l’inlandsis paraît lui avoir causé moins de frayeur qu’à ses contemporains. « À mon avis, écrit-il, le glacier qui nous empêche de communiquer avec l’Österbygd peut être traversé ; il ne parait pas aussi dangereux qu’on le dit et les crevasses n’y sont pas très profondes. » D’autres raisons empêchent, d’après lui, la traversée de l’inlandsis ; « on ne peut emporter dans une pareille expédition, ajoute-t-il, la quantité de vivres nécessaire à l’alimentation de la caravane. En outre, dit-il, dans cette région, le froid est très vif, et un homme ne pourrait le supporter pendant les nombreuses nuits qu’il devrait passer sur le glacier. » Dalager parle ensuite en termes pittoresques de la température qu’il dut supporter pendant le voyage :

« Bien que tous nos campements fussent établis sur le rocher, et que nous fussions tous habitués au froid, nous étions gelés quelque temps après nous être couchés. Je portais deux gilets épais et un vêtement en peau de renne ; la nuit je me couvrais de plus d’un chaud pardessus et m’enveloppais les pieds d’une peau d’ours ; malgré ces précautions, j’avais toujours froid. Jamais en hiver, pendant les nuits que j’ai passées en plein air au Grönland, la température n’a été aussi basse que durant ces nuits du commencement de septembre sur le glacier. »

Depuis ce voyage jusqu’à nos jours, un petit nombre d’Européens seulement se sont aventurés sur l’inlandsis. Parmi les voyageurs du siècle précédent je dois citer Fabricius[3]. Son travail sur les glaciers du Grönland est remarquable pour le temps et donne une excellente idée des phénomènes glaciaires. Il est donc probable que Fabricius a parcouru l’inlandsis.

Pendant son séjour de huit années au Grönland (1806-1815), le géologue allemand Gieseck visita sur plusieurs points la lisière de l’inlandsis. Pas plus que ses contemporains, il ne comprit l’importance de l’étude scientifique de ce glacier, et ne fit aucune observation intéressante à ce point de vue ; en revanche, ses impressions de voyage sont écrites en style noble.

Pendant longtemps l’étude de l’inlandsis n’attira point l’attention. On était persuadé de l’impossibilité d’atteindre l′Österbygd par cette voie et de trouver une source de profit dans ce désert de glace. On avait alors les idées les plus extraordinaires sur cette immense carapace glaciaire, et à cette époque on commença à parler de régions fertiles situées au centre du continent, où les rennes sauvages se retireraient à certaines époques de l’année.

Vers 1850 s’ouvre une nouvelle période d’activité scientifique au Grönland. À la suite des études consciencieuses du Dr H. Rink, fruit de longues années d’exploration, l’attention du monde savant fut attirée sur cette terre polaire. Après avoir longtemps cru ce pays sans intérêt, on en reconnaissait la haute importance scientifique. Rink démontra la puissance de l’inlandsis et supputa l’énorme quantité de glace qui s’en détachait annuellement. De chacun des grands fjords où se forment des isbergs arrive chaque année à la mer une masse de glace dont il évaluait le volume à 100 millions d’alen cubiques (24 732 800 mètres cubes).

Ces études sur l’inlandsis découvraient aux naturalistes un nouveau champ d’observations. Plusieurs savants, notamment Louis Agassiz, avaient émis auparavant l’hypothèse que de grandes nappes de glace avaient autrefois recouvert certaines parties du globe ; Rink révélait l’existence d’un de ces immenses glaciers. Désormais les géologues avaient la perception que jadis, comme le Grönland aujourd’hui, une grande partie de l’Europe et de l’Amérique avait été ensevelie sous la glace et qu’à ces énormes carapaces glaciaires étaient dus les stries, les moraines, les blocs erratiques qu’on rencontre dans tout le nord de l’Europe.

L’existence d’une période glaciaire était admise et la géologie entrait dans une nouvelle phase.

Pour connaître les effets des inlandsis quaternaires on fut bientôt persuadé de la nécessité d’étudier le Grönland, le seul pays où existât encore un pareil amas de glaciers, et à partir de cette époque des explorations sont entreprises pour pénétrer dans l’intérieur de ce mystérieux désert de glace.

Le premier[4] voyage organisé dans ce but est celui du Fox, commandé par sir Allen Young. Au début il paraît avoir été question de débarquer sur la côte orientale une expédition en traîneaux sous la direction du Dr Rae, qui avait l’expérience des entreprises de ce genre. La caravane aurait traversé l’inlandsis jusqu’à la côte ouest et examiné la possibilité de planter sur le glacier une ligne télégraphique. Le navire arrivé, au milieu de septembre, près de la côte sud-est, où, dans l’opinion de sir Allen Young, le débarquement était possible, le projet de la traversée de l’inlandsis en traîneaux fut abandonné ; le Fox doubla le cap Farvel, puis se dirigea vers la côte ouest. De Julianehaab le Dr Rae, accompagné du colonel Schaffner, fit une tentative pour avancer sur l’inlandsis dans les derniers jours d’octobre et le commencement de novembre. D’après le récit d’un membre de la caravane, le lieutenant Zeilau[5], le Dr Rae et ses compagnons ont, semble-t-il, simplement aperçu le glacier. Le Dr Rae, au contraire, prétend avoir mis le pied sur l’inlandsis, mais avoir été arrêté de suite par une énorme crevasse[6]. Voilà une crevasse bien extraordinaire !

La même année, également au mois d’octobre, l’explorateur américain Hayes essaya de s’avancer sur l’inlandsis en partant de Port Foulke (78°18’ de latitude nord). L’excursion commença le 22 octobre et ne dura que six jours. Le premier jour on atteignit la lisière de l’inlandsis, et le lendemain on en commença l’ascension. Ce jour-là, on aurait parcouru une distance de 9 kilomètres, le lendemain 48 et le troisième jour 42, et cela sur un glacier très accidenté, recouvert d’une neige très mauvaise. À chaque pas les hommes brisaient la couche de verglas superficielle et enfonçaient profondément. Hayes n’indique pas la méthode employée pour déterminer les distances parcourues. Le cinquième jour, un froid très vif accompagné d’une tempête obligea l’expédition à la retraite après avoir parcouru une centaine de kilomètres. Le lendemain Hayes regagna ses quartiers d’hiver. La lecture de la relation écrite par cet explorateur fait littéralement dresser les cheveux : « Sa troupe, écrit-il, était presque morte de froid, le thermomètre marquait — 36 degrés », température inférieure à celle que nous avons éprouvée. Il est curieux que ces marcheurs endurcis n’aient pu supporter pareil froid.

La lecture du chapitre de l’ouvrage de Hayes consacré à cette exploration fait naître certains doutes. Toute personne qui a la pratique des régions du nord regardera comme impossible de parcourir les distances indiquées plus haut sur un terrain aussi accidenté que celui sur lequel avançait l’expédition américaine, en halant un traîneau. Le Dr Bessels a du reste prouvé l’inexactitude des observations de latitude faites par Hayes, et montré qu’il ne s’était pas avancé vers le nord aussi loin qu’il l’affirmait.

En 1867 le célèbre grimpeur anglais Édouard Whymper fit une tentative pour avancer sur l’inlandsis en parlant du petit fjord Hordlek situé au nord de Jakobshavn (69° 25’ de latitude nord). Il supposait l’existence, au centre du Grönland, d’une oasis et de détroits découpant la masse continentale du pays en archipel. La distance entre les deux côtes est assez grande, croyait-il, pour qu’on y rencontrât des fjords restés inconnus. L’apparition et la disparition périodique de troupeaux de rennes sur la côte occidentale lui avaient fait supposer qu’au centre du pays devaient se trouver des pâturages où ces animaux venaient se réfugier de temps en temps. L’auteur du Kongespeil avait les mêmes idées, il y a quatre siècles.

L’expédition de Whymper en 1867 paraît avoir été simplement une reconnaissance préliminaire à un grand voyage d’exploration.

Arrivé à Jakobshavn le 15 juin, Whymper partit trois jours après, accompagné de trois Eskimos, pour une première excursion à la lisière de l’inlandsis au fond de la branche méridionale de l’Hordlekfjord. Il voulait reconnaître si cette localité pouvait être choisie comme point de départ d’une exploration, et s’il était possible de se servir de chiens et de traîneaux sur le glacier. Au premier coup d’œil, l’inlandsis parut à Whymper beaucoup plus unie qu’il ne l’avait supposé. La caravane avança sans difficulté, et à mesure qu’elle s’éloignait de la lisière du glacier, la neige était plus résistante. Arrivé à une altitude de 350 mètres et à une certaine distance de la côte, l’explorateur anglais battit en retraite ; il avait atteint le but qu’il se proposait, il avait reconnu que la surface du glacier se prêtait au traînage, et les Eskimos lui assuraient que sur cette neige des traîneaux halés par des chiens pouvaient parcourir « 35 à 40 milles par jour ». Whymper revint à Jakobshavn, plein d’espoir : « aucun obstacle ne semblait devoir arrêter la marche à travers le Grönland ».

Au fond de l’Hordlekfjord, l’inlandsis n’atteint pas le niveau de l’océan. Whymper s’occupa alors de rechercher un glacier s’abaissant jusqu’à la mer afin de faciliter le transport du matériel. Dans cette pensée il entreprit, du 24 au 27 juin, une reconnaissance sur la lisière de l’inlandsis dans le fjord de Jakobshavn. La surface du glacier étant très accidentée de ce côté, Whymper résolut de partir du fond de l’Hordlekfjord. Malheureusement à cette époque régnait parmi les indigènes de la baie de Disko une terrible épidémie. Sur les 300 habitants de Jakobshavn, 100 étaient malades. En outre, une maladie décimait les chiens, et Whymper ne put que très difficilement se procurer les animaux dont il avait besoin. Pour construire les traîneaux il avait apporté d’Europe le bois nécessaire, mais en ce moment tous les menuisiers étaient occupés à fabriquer des cercueils. Dans ces conditions, force fut de se servir des traîneaux grönlandais, dont la résistance est très faible et qui ne sont pas pratiques pour des expéditions sur les glaciers. La nourriture des hommes et des attelages devait se composer de pemmican de la baie d’Hudson ; mais les chiens grönlandais refusèrent cet aliment. Il fallut alors se procurer de la viande de phoque, autre grave difficulté, car presque tous les bons chasseurs étaient malades.

En dépit de tous ces contretemps, l’expédition se mit en route le 26 juillet. Elle était composée de deux Européens, Whymper et Robert Brown, et de trois indigènes. Plusieurs jours furent employés au transport des bagages au pied de l’inlandsis ; puis pendant trois jours une tempête arrêta les voyageurs.

Whymper ayant gravi entre temps un mamelon voisin de l’inlandsis eut une déception pénible. En un mois le glacier avait complètement changé. Au lieu d’une plaine de neige, c’étaient partout de très larges crevasses. Il n’y avait plus dès lors aucun espoir de succès. Le 26 juillet, la tempête s’étant calmée, Whymper se mit en route. Après plusieurs heures de marche et à quelques kilomètres seulement de la lisière du glacier, la caravane fut forcée de s’arrêter par suite d’avaries survenues aux traîneaux. Le vaillant explorateur anglais crut impossible de pousser plus loin, mais, avant de battre en retraite, il envoya en reconnaissance trois de ses compagnons. Ces éclaireurs n’ayant point trouvé la surface de l’inlandsis moins accidentée, l’expédition revint à son point de départ.

Après ce voyage Whymper semble ne plus avoir cru à l’existence d’une région dépouillée de glaciers dans l’intérieur du Grönland. Son célèbre livre Scrambles amongst the Alps (1871) contient la phrase suivante : « Entre le 68° 30’ et le 70° de latitude nord, le Grönland paraît être entièrement couvert de glaciers ». Il évalue la hauteur de la partie centrale du pays à 8 000 pieds, altitude probablement exagérée, mais cependant, à mon avis, assez vraisemblable[7].

En 1870, avec l’expédition entreprise par les professeurs Nordenskiöld et Berggren commence une nouvelle phase dans l’histoire de l’exploration du Grönland. Pour la première fois, en effet, des hommes réussissent à pénétrer à une certaine distance dans l’intérieur du pays et à passer plusieurs jours sur le glacier. C’est également le premier voyage dont les résultats scientifiques aient été de quelque importance.

Le 19 juillet 1870, les deux explorateurs suédois, accompagnés de deux indigènes, partirent de l’extrémité supérieure de l’Aulaitsivikfjord avec un traîneau chargé de trente jours de vivres. Ils n’emportaient point de tente, mais simplement des sacs de couchage ouverts aux deux extrémités, dans lesquels deux personnes prenaient place bout à bout. Sur le glacier raboteux, c’était, suivant l’expression de Nordenskiöld, un lit froid et incommode.

À peu de distance de la lisière du glacier, on reconnut l’impossibilité de traîner tous ces bagages, et le lendemain du départ Nordenskiöld abandonna le traîneau et une partie des vivres. Le restant des approvisionnements fut chargé dans des sacs. Le 21 juillet, à l’altitude de 406 mètres et à une distance de 24 kilomètres de l’Aulaitsivikfjord, les indigènes refusèrent d’aller plus loin et battirent en retraite. Les deux courageux Suédois résolurent de poursuivre leur route pendant deux jours encore. Le 22 à midi, ils se trouvaient par 68°22’ de latitude nord, à l’altitude de 580 mètres et à une distance de 37 kilomètres du fjord.

Le lendemain à la même heure, Nordenskiöld et son compagnon s’arrêtèrent à 51 kilomètres de leur point de départ et à une altitude de 551 mètres. Ils se trouvaient ainsi dans une dépression du glacier à 29 mètres plus bas que la veille. Le manque de vivres les obligea alors à la retraite ; mais avant de rebrousser chemin ils allèrent gravir un monticule de glace situé plus à l’est. À perte de vue s’étendait le glacier s’élevant par une pente continue vers l’intérieur du pays ; vers le nord, le sud et l’est, l’horizon était limité par une ligne de glace aussi nette que celle de la mer. Ce monticule était situé à une altitude de 638 mètres et à environ 56 kilomètres de l’Aulaitsivikfjord. Chaque étape a donc été d’environ 11 kilomètres. Dans la nuit du 25 au 26 juillet, les deux explorateurs regagnèrent la terre ferme, après avoir passé sept jours sur l’inlandsis[8].

En 1871, l’inspecteur du Grönland septentrional, M. Krarup Smith, organisa une expédition pour explorer l’inlandsis, et en confia la direction à M. Möldrup. Les résultats de cette entreprise furent absolument nuis.

L’année suivante, Whymper revint au Grönland et parcourut les districts d’Umanak et de la partie nord de la baie de Disko. Cette fois il ne fit aucune tentative pour pénétrer dans l’intérieur du continent et se borna à gravir de hautes montagnes pour examiner l’inlandsis. Il revint persuadé qu’aucune « terre verte » n’existait derrière l’inlandsis et que le Grönland était entièrement couvert de glaciers.

La publication des travaux de Rink sur l’inlandsis du Grönland avait eu des résultats très importants. L’exploration des glaciers des Alpes, de la Scandinavie et du Grönland avait révélé l’importance des phénomènes glaciaires et permis de déduire de ces observations un tableau de la période quaternaire. On avait reconnu qu’à cette époque toute la Scandinavie et l’Europe septentrionale avaient été recouvertes d’une épaisse carapace cristalline et l’on en était venu à penser que les formes actuelles du terrain étaient le résultat des actions mécaniques de ces puissantes nappes de glace. Les vallées, les fjords, auraient été creusés par des courants de glace. Le géologue anglais Ramsay était le champion de celle théorie. N’était-ce pas précisément dans les régions soumises aux actions glaciaires quaternaires que se trouvaient les fjords et les vallées les plus profondes. Des géologues combattaient en même temps cette théorie ; les glaciers étudiés jusque-là en Europe avaient une très faible vitesse d’écoulement, quelques centimètres par jour ; par suite leur friction contre le sous-sol était trop faible pour pouvoir y creuser des sillons aussi profonds que les fjords. C’est alors que le géologue norvégien Amund Helland partit pour étudier les vitesses d’écoulement des glaciers du Grönland.

Pendant les mois de juin, juillet et août 1875 il parcourut la région comprise entre Egedesminde (68° 42’ latitude nord) et le fjord Kangerdlugssuak (71° 15’ de latitude nord), visitant cinq grands glaciers et nombre de plus petits, notamment celui de l’Ilordlekfjord.

Les résultats de l’expédition furent considérables[9]. Helland reconnut que la vitesse d’écoulement du grand glacier de Jakobshavn n’était pas moindre de 19 m. 54 par jour. Un glacier dans le Torsukatakljord se mouvait à raison de 10 m. 16 par vingt-quatre heures. Ce fut une révélation, mais beaucoup de géologues n’en persistèrent pas moins dans leurs anciennes idées.

En 1875, le docteur Rink publia un travail pour démontrer l’intérêt scientifique que présenterait une traversée du Grönland de l’ouest à l’est. « Cette expédition pourrait être entreprise, écrivait-il, par une caravane de six hommes halant deux petits traîneaux. » Je n’ai eu connaissance de ce travail qu’après mon retour ; comme on le voit, les idées de Rink concordaient sur plusieurs points avec les miennes. Le savant voyageur conseillait de partir de la côte occidentale de l’isblink de Frederikshaab.

En 1876, sur la proposition du professeur Johnstrup, le gouvernement danois fit entreprendre l’exploration suivie du Grönland. Depuis cette époque chaque année il y envoya des expéditions. Les observations recueillies par ces voyageurs, toutes du plus haut intérêt scientifique, sont consignées dans les Meddelelser om Grönland[9].

L’exploration de l’inlandsis devait naturellement être un des principaux objectifs de ces expéditions ; la première mission, dirigée par M. Steenstrup[10], devait reconnaître la lisière de l’inlandsis dans le district de Julianehaab. On avait, en outre, songé à atteindre les nunataks Niviarsiat ou les Vierges, situés à quelques kilomètres de l’extrémité de l’inlandsis et indiqués sur les anciennes cartes, pour reconnaître s’ils ne pourraient servir de point de départ pour une expédition ultérieure dans l’intérieur du continent. De larges et profondes crevasses empêchèrent de mettre à exécution ce projet. Au cours de cette campagne l’expédition mesure le mouvement d’écoulement de trois glaciers du Grönland méridional. La plus grande vitesse observée était de 3 m. 75 par vingt-quatre heures[11].

L’année suivante, l’expédition composée de M. Steenstrup et du commandant J.-A.-D. Jensen, alors lieutenant de vaisseau, explora la région littorale de la partie nord du district de Frederikshaab. Elle devait également, si l’entreprise était possible, pousser une pointe sur l’inlandsis en partant de l’isblink de Frederikshaab ou de toute autre localité convenable. Le mauvais temps obligea de renoncer à ce projet[12].

En 1878 fut entreprise sur l’inlandsis une des explorations les plus fécondes en résultats. Elle se composait ducommandant J.-A.-D. Jensen, de MM. Kornerup et Groth et du Grönlandais Ilababuk. Le point de départ fut l’isblink de Frederikshaab. La caravane escalada d’abord le nunalak Nasausak, un de ceux gravis par Dalager. Ayant reconnu l’impossibilité d’avancer de ce côté, M. Jensen choisit comme point de départ Itivdlek, situé sur le versant nord de l’isblink. La caravane se mit en route le 14 juillet, et, après onze jours de marche très pénible, atteignit une chaîne de nunataks situées à 40 kilomètres de la mer. À ces pointements rocheux on a donné avec juste raison le nom de nunataks Jensen, en l’honneur du hardi et savant chef de l’expédition. Le nunalak atteint par l’expédition danoise a une altitude de 1 556 mètres. Arrivée au pied de ce pilon, la caravane fut assaillie par une tourmente de neige qui ne dura pas moins de sept jours. Le 31 juillet, le temps s’éclaircit et les explorateurs purent gravir la montagne au pied de laquelle ils avaient campé. Le même jour ils battirent en retraite et, le 5 août dans la soirée, atteignirent le point de départ[13].

Cette exploration est une des plus importantes qui aient été faites au Grönland. Elle rapporta de précieuses observations relatives aux formations glaciaires et à la vie organique sur les nunataks et enfin un grand nombre de très curieux croquis.

Les difficultés que cette expédition avait eu à vaincre détournèrent la commission d’explorations du Grönland de faire entreprendre de nouveaux voyages sur l’inlandsis. Désormais les Danois se bornèrent à l’étude de la zone littorale, région du plus haut intérêt. Au cours de ces différentes expéditions, des observations très importantes furent recueillies, notamment sur le mouvement des glaciers.

D’après le lieutenant Ryder, le glacier d’Upernivik est animé d’une vitesse de 31 mètres par vingt-quatre heures (août 1886).

En 1880, un géologue suédois, M. Holst, fit quelques petites excursions sur l’inlandsis. Il étudia principalement la kryokonite, ce slam dont Nordenskiöld avait signalé la présence sur les glaciers : il reconnut qu’elle se composait des mêmes éléments minéralogiques que les montagnes voisines de l’inlandsis et lui attribua une origine éolienne.

En 1885, le professeur Nordenskiöld entreprit sa célèbre exploration sur l’inlandsis. Il croyait, comme Whymper, à l’existence d’une terre libre déglacé dans l’intérieur du Grönland. L’expédition partit de l’Aulaitsivikfjord le 4 juillet et, dix-huit jours après, arriva à une distance de 117 kilomètres dans l’intérieur des terres et à une altitude de 1 510 mètres.

L’état de la neige empêcha Nordenskiöld de pousser plus avant, mais avant de battre en retraite il envoya en reconnaissance vers l’est deux des Lapons qui l’accompagnaient. Ces éclaireurs prétendirent s’être avancés en cinquante-sept heures à 250 kilomètres plus loin et avoir atteint l’altitude de 1 947 mètres. Du point où ils rebroussèrent chemin, à perte de vue s’étendait devant eux la nappe blanche de l’inlandsis. Il y a, à mon avis, des raisons de douter que les Lapons se soient avancés aussi loin dans l’intérieur du pays. Leur évaluation de la distance parcourue est exagérée.

Le 25 juillet, la caravane de Nordenskiöld battit en retraite et, le 3 août, arriva à l’Aulaitsivikfjord, après avoir passé trente-un jours sur le glacier[14].

La région parcourue par la caravane était accidentée et coupée de larges crevasses, mais beaucoup plus unie que les parties de l’inlandsis visitées jusque-là. À une certaine distance dans l’intérieur du pays s’étendait notamment à perte de vue vers l’est une immense plaine de neige sans crevasse et sans monticule de glace. C’est la découverte de celle plaine qui me donna l’idée d’entreprendre notre exploration. L’expédition de Nordenskiöld s’avança plus loin vers l’est que toutes celles organisées auparavant et atteignit le grand désert de neige situé au centre du Grönland.

On pourrait croire qu’après ce voyage Nordenskiöld n’eût plus cru à l’existence d’une terre libre dans l’intérieur du Grönland. À son retour telle fut en effet sa pensée ; mais quelque temps après il revint à son idée première. « Pour des raisons que j’expliquerai plus loin, écrit-il, je doute de l’existence d’une carapace de glace continue, et peut-être la région visitée par nous n’est-elle qu’une large bande de glaciers qui s’étend à travers la péninsule entre le 69° et le 70° de latitude nord[15]. » Ce changement d’opinion du célèbre voyageur provenait de la rencontre de deux corbeaux dans l’intérieur du pays.

Ces oiseaux, racontaient les Lapons qui les avaient vus pendant leur reconnaissance, venaient du nord et, après s’être posés sur la trace laissée par les patins sur la neige, retournèrent dans cette direction.

« À cette époque, écrit M. Nordenskiöld, les corbeaux ne s’éloignent guère de leurs nids, généralement placés sur la côte. » La présence de ces oiseaux sur l’inlandsis indiquerait, suppose le célèbre explorateur suédois, l’existence d’une région libre de glaces au milieu de l’inlandsis. Peut-être, pense-t-il également, se trouve un fjord découpant le Grönland dans toute sa largeur du fjord de Jakobshavn à celui de Scoresby sur la côte orientale, fjord qui « dans ces derniers siècles aurait été barré par des masses de glace descendues des glaciers voisins ». Cette hypothèse a été suggérée à Nordenskiöld par la lecture des livres de Hans et de Paul Egede. Les légendes grönlandaises mentionnent l’existence de cette passe.

Celle tradition se trouve sous différentes formes dans un grand nombre d’ouvrages. D’après les uns, le Grönland serait découpé, de l’ouest à l’est, par un fjord ; d’après les autres, il formerait un archipel en partie recouvert de glaces. L’origine de cette légende est connue. Dans l’archipel polaire américain, Frobisher découvrit plusieurs îles sur la côte ouest du détroit de Davis. Le navigateur anglais ignorait alors où il se trouvait ; plus tard il crut avoir abordé au Grönland et plaça sur cette terre les îles et les détroits par lui découverts. Son erreur fut bientöt reconnue, mais on n’en continua pas moins à croire le détroit de Frobisher situé au Grönland. L’ouvrage de Cranz, Historie von Grönland, publié en 1765, mentionne deux fjords traversant le Grönland, l’un dans le sud, l’autre au centre du pays. Hans Egede ne crut pas à l’existence de la première de ces passes, n’ayant pu la découvrir dans ses voyages, mais la carte jointe à son livre, Det Garnie Grönlands nye Perlustration (1741, Copenhague), indique un fjord s’étendant de Jakobshavn à la côte orientale dont les légendes des indigènes mentionnent l’existence. Son fils, Paul Egede, accepta également sans contrôle ce renseignement et porta celle passe sur la carte[16] accompagnant son ouvrage : Eflerrelninger om Grönland (1788).

Je ne veux pas m’arrêter à discuter plus longtemps cette question, qui me semble depuis longtemps résolue, et je continue le résumé des explorations sur l’inlandsis du Grönland.

La dernière expédition est celle de M. Robert-E. Peary, ingénieur civil de la marine américaine, et de M. Chr. Maigaard, fonctionnaire danois au Grönland (1886).

Pour cette fois, Peary voulait simplement faire une reconnaissance de l’inlandsis[17]. Il avait tout d’abord songé à se servir de traîneaux halés par des chiens : mais au moment du départ les Grönlandais disparurent avec leurs attelages. Peary et Maigaard partirent alors seuls et à pied ; les premiers jours ils furent accompagnés par un Grönlandais et une Grönlandaise, mais, à peu de distance de la lisière du glacier, l’un et l’autre refusèrent d’aller plus loin.

Le point de départ de celle expédition fut le fjord Pakilsok ou Ilordlek, situé par 69° 30’ de latitude nord, le même que celui choisi par Whymper. Le 28 juin commença l’escalade du glacier. Des vivres pour trente jours et le reste de l’équipement étaient chargés sur deux traîneaux américains[18]. Les explorateurs étaient munis de ski et de raquettes canadiennes ; ces derniers engins leur furent très utiles. En place de tente, ils dormirent sous un prélart tendu entre les deux traîneaux. Du 7 au 12 juillet, ils s’abritèrent sous des huttes de neige, mais plus loin le mauvais état du névé les obligea à renoncer à ces constructions.

Dans la soirée du 2 juillet éclata une tourmente qui dura jusqu’au surlendemain matin : ils abandonnèrent alors leurs traîneaux et retournèrent à leur campement, établi sur les bords du fjord, pour y attendre un changement de temps.

Le 6 juillet, les deux explorateurs se remirent en marche et poursuivirent leur route après avoir établi sur le glacier un dépôt de huit jours de vivres. Le lendemain, en traversant un petit lac recouvert d’une mince couche déglacé, le traîneau de Maigaard tomba à l’eau, tous les effets imprégnés d’eau augmentèrent sensiblement son poids, et, après cette mésaventure, le halage devint très pénible.

Pendant la plus grande partie du voyage, la température resta au-dessous de zéro ; dans la nuit du 12 au 13 juillet, elle descendit même à — 14 degrés centigrades. Le lendemain se produisit un changement très désavantageux pour les voyageurs. Sous l’influence d’un coup de vent du sud-est, la température s’éleva brusquement de — 6 à + 8 degrés centigrades et amollit la couche de neige superficielle. Le vent présentait tous les caractères du fœhn.

Le 11 juillet, à l’altitude de 1700 mètres, fut établi un nouveau dépöt de vivres. Le 17 au matin, la petite caravane se trouvait à environ 160 kilomètres de la lisière occidentale de l’inlandsis el à une hauteur d’environ 2 290 mètres. Après avoir été arrêtée pendant deux jours en ce point par une tourmente, elle battit en retraite. Un vent d’est s’étant levé, Peary et Maigaard attachèrent l’un contre l’autre leurs deux traîneaux, établirent au-dessus un gréement et marchèrent à la voile pendant trois jours.

Dans la matinée du 24 juillet, les deux explorateurs atteignirent les bords du Pakitsokfjord, après avoir passé vingt-trois jours sur l’inlandsis.

La partie du glacier parcourue par Peary était beaucoup moins accidentée que celle traversée par Nordenskiöld en 1883. Peu ou point de crevasses et partout une couche de neige sèche, épaisse de 1 m. 50.

Peary a déterminé sa position en longitude par des observations exécutées le 19 juillet. L’expression employée par lui à ce sujet est du reste peu explicite ; dans sa relation il parle de hauteurs circumméridiennes, Maigaard emploie également le même terme. Les observations de hauteurs prises à midi sont, comme on le sait, très approximatives pour le calcul de la longitude. En place de chronomètre, Peary se servait d’une montre qu’il assure être très bonne : mais, une fois de retour sur la côte, il ne semble avoir fait aucune observation pour vérifier sa marche. La distance parcourue qu’il indique est donc, à mon avis, exagérée.

Les expéditions dont je viens de résumer les résultats avaient fait connaître la lisière occidentale de l’inlandsis et révélé l’existence, dans l’intérieur du pays, d’une immense plaine de neige, mais il restait encore beaucoup à apprendre de cette énorme carapace de glace ; pour lui arracher ses secrets nous avons alors entrepris l’expédition que je vais raconter.

En 1888, le versant oriental de l’inlandsis était très peu connu ; l’expédition du commandant Holm n’avait point abordé le glacier. Une étude de cette partie de l’inlandsis devait donc avoir une grande importance. D’autre part, l’exploration de l’intérieur du Grönland présentait le plus haut intérêt. Il y avait à recueillir là des observations très importantes pour la géologie et la météorologie. Notre expédition n’était donc pas sans utilité.


Dr h. rink.

  1. Lettre des directeurs au Conseil du Grönland, en date de Bergen le 19 avril 1723. J’ai emprunté ce document à l’article de P. Eberlin (Archiv for Math og Naturv. Kristiania, 1890).
  2. Probablement le nunatak Nasausak gravi en 1878 par l’expédition Jensen.
  3. O. Fabricius, Om Drivisen i de nordlige Vande og fornemmzlig i Davis-Slrædet,(1784). — Dansk. Vid. Selsk. Skrifter, 1788. 5, 65-84.
  4. En 1859, le colonel américain Schaffner aurait fait de Julianehaab une excursion sur l’inlandsis, accompagné du lieutenant Höier, employé de la colonie (Zeilau).
  5. Th. Zeilau, Fox-Ekspedilionen i Aarel, 1860. Copenhague, 1861.
  6. Voir la discussion qui a suivi notre communication à la Société royale de géographie de Londres (Proceedings of the Royal geographical Society et Monthly Record of geography, numéro d’août, Londres, 1889).
  7. Edward Whymper, Explorations in Greenland (Good Words, revue publiée par Donald Macleod. nos  de janvier, février et mars 1884). C’est la seule relation complète publiée par ce voyageur. Les Millheilungen de Petermann (1871) contiennent un article de son compagnon Robert Brown, Das Innere von Gronland. Dans cet article, Brown raconte avoir vu à une très grande distance sur l’inlandsis un nunatak dont, au commencement de ce siècle, la mer aurait baigné le pied (!!).
  8. M. Nansen donne sur les résultats scientifiques de l’expédition de M. Nordenskiold de longs détails que nous croyons inutile de reproduire ici. La Deuxième Expédition suédoise au Grönland, traduite par Charles Rabot (Hachette et Cie, 1888), contient in extenso la relation du savant explorateur suédois. M. Nordenskiold avait signale à la surface de l’inlandsis la présence d’une poussière appelée par lui kryokonite qu’il croyait d’origine cosmique. Les naturalistes danois attribuent, au contraire, à ces dépôts une origine éolienne ; dans leur pensée, ils proviennent des montagnes riveraines de la côte et sont apportés par le vent sur le glacier. M. Nansen partage celle opinion. Dans la partie de l’inlandsis qu’il a parcourue, où les pointements rocheux sont rares, il n’a observé qu’une très petite quantité de kryokonite, et à une faible distance de la côte n’en a pas vu trace.
  9. a et b Cette publication comprend actuellement douze volumes, publiés sous la direction d’une commission composée du professeur Johnstrup, du ministre de la marine et du docteur Rink. (Note du traducteur.)
  10. Les autres membres de l’expédition étaient M. Kornerup et le commandant Holm, alors lieutenant de vaisseau.
  11. Meddelelser om Grönland, vol. II.
  12. Ibid., vol. I.
  13. La Deuxième Expédition suédoise au Grönland contient la relation in extenso du commandant Jensen.
  14. A.-E. Nordenskiöld, la Deuxième Expédition suédoise au Grönland.
  15. ld. ibid., loc. cit., p. 115, note 2.
  16. La Deuxième Expédition suédoise au Grönland contient un fac-similé de cette carte.
  17. Bulletin of the American geographical Society, vol. XIX. New York, 1887.
  18. Ils étaient longs de 2 m. 70, larges de 55 centimètres, et pesaient 11 kilogrammes.