À travers le Grönland/27

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Rabot.
Librairie Hachette et Cie (p. 363-370).


grönlandaises dégustant du café. (dessin d’e. nielsen, d’après une photographie.


CHAPITRE XXV

en kayak — noël à godthaab



Nous avions tous, comme cela se comprend aisément, le plus grand désir d’apprendre l’art de la navigation en kayak. Peu de temps après mon arrivée à Godthaab, je m’étais procuré une de ces embarcations, et, ainsi que je l’ai raconté au chapitre précédent, je l’avais emmenée dans l’Ameralikfjord. À la fin de décembre seulement j’acquis l’habileté d’un bon kayakman.

Au début, ramer en kayak est très difficile. Ne faut-il pas en effet conserver l’équilibre le plus parfait, pour ne pas faire chavirer cette longue et étroite périssoire.

Une fois le kayak achevé, on le porta au rivage, et, non sans difficulté, je réussis à introduire mes jambes dans l’étroite ouverture ménagée au milieu de l’embarcation, puis on me poussa doucement à l’eau. La première impression est loin d’être agréable : on a la sensation d’être assis sur une lame de couteau, et à chaque instant il semble que l’embarcation va chavirer. Avec quel air anxieux je regardai les Eskimos venus pour se réjouir aux dépens du nalagak[1]. Tout autour de nous grouillaient des indigènes se livrant à leur fantasia habituelle, aussi sûrs de leurs mouvements que s’ils s’étaient trouvés sur la terre ferme. Après quelques jours d’exercice, j’acquis une certaine assiette, et, en attachant deux flotteurs à mon kayak comme cela se pratique pour les débutants, je devins rapidement plus habile. Ces flotteurs consistent en deux petits kayaks longs de 30 centimètres qu’on fixe de chaque côté de l’embarcation derrière le rameur. Après un ou deux mois de pratique, je pus me passer de ces engins et me hasarder en mer sans aucun aide.

Un jour que j’étais sorti du port, je rencontrai une troupe de dauphins blancs, que je me mis à poursuivre. Dans mon ardeur cynégétique je me laissai entraîner au large, et lorsque je rebroussai chemin, l’obscurité était déjà venue. Pour comble d’infortune, un vent violent s’était élevé parle travers et retardait ma marche. À mon arrivée à Godthaab, tout le monde était anxieux de mon absence prolongée.

« La nuit arrivait, raconte Balto, et tous nous commençâmes à être inquiets de Nansen qui n’était pas encore rentré. Nous l’attendîmes encore un certain temps, mais en vain. Pensant qu’il pouvait être à la mission allemande, où tous les Européens se trouvaient réunis pour une fête, nous y envoyâmes un exprès. Non, Nansen ne s’y trouvait pas non plus. À cette nouvelle je fondis en larmes. Le directeur de la colonie ordonna alors à tous les indigènes d’aller de suite à la recherche de notre chef aimé ; au moment où ils allaient partir, voici enfin Nansen, et tous les Eskimos de s’écrier : « Kouyanak Kouyanak, Nansen, sigipok, ayungilak », expression qu’on peut traduire par : Remercions Dieu, Nansen est sauvé. On comprend également quelle fut notre joie après cette chaude alarme. »

Une fois que j’eus acquis une certaine habileté en kayak et que mes camarades m’eurent vu circuler en toute sécurité, quelques-uns d’entre eux voulurent suivre mon exemple. Sverdrup, le premier, osa faire l’expérience et bientôt devint un excellent kayakman.

Dès notre arrivée à Godthaab, Balto avait manifesté le désir de monter un kayak. Les résidents danois, qui, eux, n’avaient jamais osé tenter l’aventure, lui représentèrent les difficultés de l’entreprise et lui énumérèrent tous les accidents arrivés avec ces embarcations. Une fois que Sverdrup et moi fûmes devenus d’assez bons kayakmen, la tentation devint trop forte pour lui. Nous essayâmes de lui faire comprendre les dangers de cette navigation, mais le bonhomme ne voulut pas démordre de son idée : n’avait-il pas l’habitude de courir l’hiver dans les étroits traîneaux lapons ? Sverdrup essaya de lui montrer que les deux exercices ne se ressemblent guère, mais ce fut peine perdue. Un kayak fut apporté, et Balto s’y glissa avec un air d’assurance hautaine. Mais, aussitôt l’embarcation à l’eau, sa mine changea ; le bonhomme donne quelques coups de rame, et patatras le kayak se retourne la quille en l’air. Heureusement l’eau était peu profonde et Balto en fut quitte pour un bain froid ; de longtemps il ne recommença pas l’expérience.


les membres de l’expédition en kayaks dans le port de godthaab.
(d’après une photographie de m. c. ryberg.

Dietrichson se fit également construire un kayak et devint bientôt un fort habile kayakman. Témoins de nos succès, Kristiansen et Balto ne voulurent pas rester en arrière, et eux aussi voulurent avoir leur embarcation. Ils se mirent au travail, aidés par quelques Grönlandais et Grönlandaises. Le payement de ces ouvrières consiste, soit dit en passant, en rations de café, dont le nombre varie d’après la fortune du kayakman. Pour un pareil travail, les pauvres ne payent souvent que 35 centimes. Balto fut plus prudent la seconde fois qu’il se hasarda en kayak. Il n’eut garde d’attacher des flotteurs à son embarcation et put ainsi éviter tout accident. Kristiansen se montra au contraire téméraire : le premier jour il se risqua en pleine mer sans l’aide d’aucun flotteur et se tira merveilleusement d’affaires.


eskimo en kayak. (dessin d’a. bloch.

Peu à peu tous les membres de l’expédition devinrent des kayakmen, à l’exception, bien entendu, du vieux Ravna, et au printemps nous passions souvent nos journées à chasser les oiseaux dans ces embarcations.

En hiver, les phoques sont rares sur la côte occidentale du Grönland, et la chasse de cet animal n’est guère rémunératrice à cette époque de l’année. Nous poursuivîmes surtout les oiseaux, principalement les eiders. Au commencement de l’hiver ces palmipèdes passent en bandes plus ou moins nombreuses le long des rives des fjords. Embusqué derrière un promontoire, il est alors facile d’en tuer un certain nombre au passage. Dans cette chasse les Eskimos font preuve d’une merveilleuse adresse : à chaque coup ils abattent l’oiseau qu’ils visent, et manient leur embarcation avec une dextérité étonnante.

Un mois avant Noël commencent les préparatifs de la fête. Les femmes sont affairées à la confection de vêtements neufs, toutes préparent des kamikkes, des pantalons finement brodés pour le grand jour. Dans chaque famille, du petit au grand, on travaille en vue de la fête. Comme dans tous les pays de la terre, les Grönlandaises potinent entre elles de leurs chiffons. Dans son vêtement de fête, la Grönlandaise a un air de coquette élégance absolument étonnant ; à côté d’elle, les Européens paraissent empruntés, et, dans bien des cas, une comparaison entre les beautés de nos pays et celles du Grönland ne tournerait pas à l’avantage des premières.


godthaab. (d’après une photographie de m. c. ryderg.)

En même temps on fait des provisions pour pouvoir se régaler le jour de Noël. À cette époque, les Grönlandais économisent autant qu’un Eskimo peut le faire, et, pour se procurer quelque argent, ne reculent même pas à vendre quelques-uns de leurs effets ou de leurs engins. Ils achètent principalement du café, boisson pour laquelle ils ont un goût tout particulier, et pendant la fête ils en absorbent des quantités absolument extraordinaires. Cette fête religieuse devient une source de ruine pour les pères de famille et pour tous l’origine d’indispositions.

Chez le directeur de la colonie, les préparatifs n’étaient pas moins grands. Longtemps avant la Noël, Sverdrup, Dietrichson et notre aimable hôtesse furent occupés à orner la pièce où devait avoir lieu la fête ; de son côté, le directeur était affairé à préparer l’arbre.

Avant la fête, les Grönlandais nous donnèrent une nouvelle preuve de leur ingéniosité par les différents objets qu’ils fabriquèrent en vue de la solennité. Les femmes exécutaient, par exemple, de fines broderies, et les hommes de curieux objets sculptés en os, en pierre ou en bois. Ils savent modeler très adroitement ; les figurines reproduites ci-dessous donnent une excellente idée de la sculpture indigène.


sculptures grönlandaises (godthaab). (dessin d’a. bloch, d’après nature.)

Enfin arriva le grand jour. Toute la matinée fut consacrée à préparer l’arbre, puis à deux heures eut lieu une grande cérémonie religieuse. Après, tous les enfants indigènes se rendirent chez le directeur de la colonie pour recevoir leur cadeau, consistant en paquets de figues ; nous eûmes ensuite la visite de tous ces marmots et chacun de nous leur fit également pareil présent. À cinq heures de l’après-midi, nouvelle cérémonie religieuse accompagnée de musique. Un chœur formé de Grönlandais et de Grönlandaises exécuta une série de chants avec une expression profonde.

Le soir, il y eut grand dîner chez le directeur de la colonie, et après la cérémonie la distribution des cadeaux.

Le lendemain matin je fus réveillé entre six et sept heures du matin par un chœur d’enfants qui venaient ainsi me souhaiter le bonjour. Les indigènes avaient passé toute la nuit à chanter, et avaient attendu la matinée pour se faire entendre des Européens. De ma vie je n’ai eu un réveil aussi poétique ; peu à peu les chants s’éloignèrent, et je me rendormis avec l’illusion d’avoir eu un rêve agréable.

En descendant le matin à la cuisine, je trouvai Balto en grande conversation avec les bonnes. Les Grönlandais célébraient la Noël fort à son goût. Toute la nuit notre camarade avait été debout et s’était promené de maison en maison. Il n’était pas dix heures du
un futur chasseur. (d’après une photographie de m. c. ryberg.)
matin et le bonhomme avait déjà avalé vingt-quatre grandes tasses de thé. Jamais l’ami n’avait été à pareille fête.

Dans l’après-midi, tous les Grönlandais. hommes et femmes, viennent souhaiter aux Européens un heureux Noël ; à ces vœux son répond simplement par le mot ivdlitlo (et moi aussi). Une cérémonie assez ennuyeuse que ce défilé de cent cinquante personnes.

À trois heures de l’après-midi, les notables de la colonie, c’est-à-dire les catéchistes, l’imprimeur, les employés du gouvernement et les harponneurs, furent invités à prendre le café avec leurs femmes chez le directeur de la colonie. Ils vinrent revêtus de leurs plus beaux babils, se présentèrent avec aisance et se rangèrent en ligne le long des murs. Bientôt l’entrain devint général. Un Grönlandais qui avait séjourné en Danemark voulut montrer à ses compatriotes les manières du grand monde et alla offrir son bras à une des beautés de la société, mais celle-ci, ne comprenant pas la politesse, refusa de se laisser ainsi conduire à la salle à manger. Le bonhomme vint alors se plaindre à moi de l’infériorité de ses congénères qui étaient incapables de suivre les usages du monde. Le sire avait du reste bu plus que de raison. C’était un des rares Grönlandais auxquels le gouvernement danois accorde le droit de boire de l’eau-de-vie les jours de fête, et il avait abusé de cette permission.

Le troisième jour eut lieu à l’hôpital un grand festin donné par le directeur aux employés indigènes et aux meilleurs chasseurs de la colonie. Le menu consistait en légumes, lard, viande de renne salée et mendiants ; à chaque assistant fut offert ensuite un petit verre d’eau-de-vie, du punch, du café et des cigares. Chacun arrive à la salle du festin muni d’une assiette, d’une tasse, d’une cuiller et d’un bol. Tout ce qui leur reste de leur ration, les convives remportent, pour permettre à leur famille d’apprécier la cuisine européenne.

Le soir la fête se termina par un bal.


jeune grönlandais de godthaab. (d’après une photographie de m. c. ryberg.)

  1. Les Grönlandais m’appelaient généralement nalagak ou umitormiut nalagak (chef des Norvégiens).